par Isabelle Mourral, Inspecteur général honoraire de l’Education nationale, Président d’Honneur de l’Association des Ecrivains catholiques

Depuis quarante ans, l’Education nationale poursuit un grand et généreux projet : celui de prolonger jusqu’à seize ans la scolarité obligatoire. Actuellement, elle va bien au-delà du projet initial.

Ses réalisations ont été accompagnées d’innovations importantes ; elles ont entraîné de lourds sacrifices, et des difficultés non résolues.

En vue d’une amélioration du bilan actuel, convient-il de reconnaître et de corriger certaines erreurs, ou d’adopter un objectif entièrement nouveau de formation humaine ?

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Le Président : Si l’Education nationale nous concerne tous, à titre de parents, de grands-parents ou tout simplement de citoyens, nous n’avons pas une égale compétence pour en débattre.

C’est pourquoi notre bureau a confié à notre Vice-Présidente, Madame Mourral, le soin d’établir le programme que vous avez reçu.

Madame Mourral a été le maître-d’œuvre de ce programme ce qui signifie : choix des sujets et, à une ou deux exceptions près, choix des communicants.

Je ne citerai pas l’œuvre de Madame Mourral, son œuvre comme écrivain car son titre de Présidente de l’Association des Écrivains Catholiques témoigne de la reconnaissance et de la place qu’elle tient dans la République des Lettres… Mais je voudrais rappeler son parcours dans l’enseignement.
Isabelle Mourral est agrégée de l’Université, philosophie. Elle fut professeur de philosophie en lycée d’Etat, à Aix-en-Provence ; puis proviseur de lycée successivement au Puy, à Chambéry, à Fontainebleau – au moment des événements – et Proviseur du Foyer des Lycéennes … en 1968 ! Conseiller du Ministre Joseph Fontanet, mission cumulée avec celle de Proviseur et enfin Inspecteur Général de l’Education nationale dans le Groupe “Education et Vie scolaire”.
En outre, Isabelle Mourral a été chroniqueur dans la rubrique “Education” de l’hebdomadaire Famille chrétienne ; elle est membre de notre Académie ; elle est aujourd’hui Vice-Présidente de l’Association des Philosophes chrétiens et Présidente de l’Association des Ecrivains Chrétiens ayant succédé à Maurice Schumann ; responsable du Libre Journal de Lumière 101, la radio du dimanche de Radio-Courtoisie, une semaine sur deux, le dimanche de midi à 13h30.
C’est dire que nous avons en la personne de Madame Mourral celle qui pouvait le mieux conduire nos recherches sur « Repenser l’Education nationale ».

Isabelle Mourral : On peut penser que l’Académie d’Education et d’Etudes Sociales a eu, cette année, une ambition démesurée.

I – LES PREOCCUPATIONS DE CITOYENS RESPONSABLES

La complexité des questions qui se posent, au sujet de l’Education nationale, peut faire paraître dérisoire l’intention d’effectuer un travail utile en huit réunions, même bien préparées. La difficulté est inhérente au sujet. Ceux qui veulent la vaincre devront prendre de la hauteur, penser les ensembles, dégager certaines notions majeures qui serviront de références pour des travaux ultérieurs. Tel est bien notre objectif. En outre, nous ne sommes pas tous des spécialistes, et tant mieux ! Cela nous aidera à aller à l’essentiel. Disons aussi que nous ne sommes pas, en majorité, de très jeunes gens. Si nous pouvons nous appuyer sur une solide culture acquise, sur l’expérience que donnent des carrières accomplies, sommes-nous disposés à regarder vers l’avenir, à accepter, avec les nouveautés, les sacrifices nécessaires ? Nous sommes assez conscients du risque pour ne pas tomber dans ses pièges. Nous n’avons pas choisi notre thème de travail à la légère. Il s’est imposé à nous parce qu’il y a urgence. Nous ne sommes pas dupes des 80 % de réussite au baccalauréat. Nous en serions plutôt préoccupés. Nous nous mettons au travail en citoyens responsables.

Notre réflexion portera sur l’avenir des générations qui sont, maintenant, en cours d’études. Des faits nous inquiètent : la fréquence anormale de l’échec scolaire, la violence à l’école. On dit souvent : les journalistes privilégient le sensationnel. Ils généralisent des faits exceptionnels. Ce qui a pu se produire ici ou là n’est pas la norme. Mais, des phénomènes qui ont été observés à l’échelon national, qui ont fait l’objet de rapports de l’Inspection générale, qui ont été étudiés à l’Académie des Sciences morales et politiques, qui ont donné lieu, depuis huit ans, à la création de commissions ad hoc au ministère de l’Éducation nationale ne peuvent être dits exceptionnels. Faits de société ou maux à combattre ? Il faudra bien poser la question en ces termes. Par-dessus tout, nous avons à nous interroger sur la qualité actuelle de la relation éducative, dans toute son importance, dans toutes ses conséquences. Nous nous sentons, finalement, très proches de ces hommes et de ces femmes d’autrefois, déçus par le comportement de leurs enfants mais convaincus qu’ils avaient reçu, dans leurs écoles, avec un certain savoir, quelques règles indiscutables de vie sur lesquelles les personnalités se construisent, et qui demandaient : « Qu’est-ce qu’on t’apprend à l’école ? » Sous sa forme simple, rude, élémentaire que nous saurons affiner, c’est bien la question que nous voulons poser : « Qu’est-ce qu’on apprend, aujourd’hui, à l’école ? » Les enfants y entrent très tôt. Ils y restent de plus en plus longtemps. Ils en ressortent adultes, ou au moins majeurs. Quels hommes, quelles femmes, quels citoyens sont-ils prêts à devenir ?

II – LE CHANGEMENT, DANS L’EDUCATION NATIONALE, ET SES PROBLEMES

L’histoire de l’Education nationale depuis 1959, on pourrait presque dire depuis 1945, est celle d’un changement voulu. L’expérience de ce changement montre qu’il est difficile d’en conserver la maîtrise. Il y a des changements imposés par le changement voulu, des changements issus de la recherche, à partir du changement voulu. Il y a aussi des changements techniques, des changements sociaux, des changements de mœurs, des courants d’idées nouveaux, et toutes les impatiences de la jeunesse. Il y a, enfin, des changements-surprises, et les emballements du changement, comme du mouvement. Ajoutons les incohérences dues aux circonstances politiques. À la mort du Président Pompidou, en 1974, une loi Fontanet était prête. Nous avons eu, en 1975, la loi Haby. En 1979, le ministre de l’Éducation nationale avait interpellé les inspecteurs généraux. Ceux-ci ont répondu dans un document remarquable dont nous aurons à reparler. Sa publication a été faite en mai 1981. Les travaux entrepris par la commission Fauroux en 1995 et le Nouveau Contrat pour l’école conçu par François Bayrou n’ont pas pu aboutir.

1) De l’enseignement d’élite à l’enseignement de masse

Bernard Kuntz nous donnera, à notre prochaine réunion, un panorama des réformes qui ont été accomplies. Une idée ne pourra jamais être oubliée quand nous les examinerons : toutes ces réformes sont animées par un double souci de justice et de générosité. On sait, à l’Education nationale, que ce qui est offert à la jeunesse, de l’école au lycée, c’est « ce qui est le plus nécessaire après le pain » : le savoir, et tout ce qui alimente la vie de l’esprit. Ces biens inestimables, on a voulu les proposer à tous ; on a voulu que leur accès ne soit pas conditionné par une position sociale favorable, mais qu’ils représentent, pour la totalité des enfants, la grande chance du départ. Notre raison d’être, à l’Académie, tout ce pourquoi nous travaillons, fait qu’un tel objectif doit être aussi le nôtre.

A partir de 1959, le second degré a donc été largement ouvert à tous. C’est le fameux processus de démocratisation de l’enseignement qu’il faut savoir comprendre dans son intention première et dans toute son envergure. Il répondait, d’ailleurs, à une nécessité économique : la France essentiellement paysanne, devenait une puissance industrielle. Elle avait besoin de travailleurs instruits.

a) L’accueil des élèves

Cela a imposé d’immenses problèmes matériels. Il a fallu accueillir les élèves, les loger, souvent en internat. Ce fut le temps des bâtiments préfabriqués, des locaux réquisitionnés, adaptés, vaille que vaille, à des activités pour lesquelles ils n’avaient pas été conçus, le temps des dortoirs surpeuplés, des lits superposés… Des prodiges ont été accomplis. On n’a pas eu à déplorer d’accidents dramatiques. Et, dans l’ensemble, le climat des établissements était paisible. Quand les premières mesures ont été prises en faveur de l’enseignement privé, ces établissements étaient indispensables pour faire face à “l’explosion scolaire”.

b) Faire accepter l’enseignement offert.

L’enseignement du second degré était donc offert à tous. Comment était-il reçu ? J’évoquerai, à ce sujet, un souvenir de jeunesse. Une de mes collègues, agrégée de Lettres classiques, préoccupée par l’air désolé d’une de ses élèves de seconde, lui demanda un jour : « Pourquoi avez-vous l’air si triste en classe ? » – La jeune fille, qui descendait des hauteurs de la Maurienne, répondit avec sa simplicité paysanne : « Madame, c’est que je ne comprends jamais rien à ce que vous dites. » Redoutable problème, qui pouvait se vivre paisiblement en milieu paysan en 1965, mais qui entraîne d’autres effets en l’an 2 000 dans une banlieue urbaine.

L’enseignement pour tous ? – Oui, certes. Mais, le même pour tous ? Quand on pense à l’extraordinaire diversité des populations et des personnalités, des aptitudes, des goûts, des caractères… Le changement appelle le changement.

2) La vague déferlante du changement.

a) Quelle pédagogie ?

Ce qu’on croyait être le bon sens a d’abord suggéré que, pour adapter les enfants au collège, il fallait différencier les pédagogies, observer et orienter pour mettre chacun à sa place. De grands efforts ont été effectués dans ce sens. On a découvert qu’il était très difficile de mettre chacun à sa place. Les résultats escomptés ont été décevants. Les différentes “filières”, comme on disait alors, ont rarement permis de réintégrer des élèves dans le circuit normal du collège. Beaucoup d’entre eux, au terme de la scolarité obligatoire, ont été lancés dans ce qu’on appelait pudiquement « la vie active » sans la moindre qualification professionnelle. Avait-on réalisé la justice scolaire ?

b) La recherche pédagogique.

Elle s’est appliquée à détecter les causes des différences d’aptitudes qu’il fallait bien constater. Très influencée par des thèses sociologiques contestables, elle a conclu que ces causes étaient essentiellement dues à des facteurs sociaux. En dehors de ceux-ci tous les enfants seraient également doués. – Les facteurs sociaux d’adaptation scolaire sont certainement très importants. Mais ils auraient dû être analysés d’une façon beaucoup plus fine et plus objective. L’école de la République était, depuis longtemps, un facteur de mobilité sociale. Des familles pauvres et laborieuses ont souvent donné d’excellents élèves. L’argent de poche facile en a perverti beaucoup. La désintégration familiale est, pour les enfants, le vrai malheur. Le déracinement crée une difficulté très importante. L’accueil de nombreux enfants étrangers a posé un problème nouveau. Par ailleurs, il est irréaliste d’affirmer une égalité des aptitudes, et surtout de fermer les yeux sur la diversité des formes d’intelligence. Pour nous en tenir à ce qui est acquis, quelle part fait-on à cette intelligence concrète qui s’épanouit davantage dans le faire que dans le dire, et qui, reconnue et encouragée à temps, nous donnerait des techniciens, des ingénieurs, des inventeurs parfois de haut niveau ? Mais un préjugé tenace considère une orientation dans ce sens comme un pis-aller, qui implique le renoncement à toute ambition sociale.
La recherche a aussi renouvelé les méthodes pédagogiques. A ce sujet, des questions se posent. On apprenait à lire, du temps de Jules Ferry, et les facteurs sociaux ne constituaient pas, pour ce faire, un obstacle infranchissable. Comment se fait-il que, de nos jours, l’apprentissage de la lecture pose autant de problèmes et se solde par tant d’échecs ? Il est notoire qu’en entrant en sixième, 20 % au moins des élèves, en moyenne nationale, ne savent pas lire couramment en comprenant ce qu’ils lisent. Il est certain que leur scolarité est promise à l’échec.

c) Les contenus de l’enseignement.

Quant aux contenus de l’enseignement, le changement a eu pour origine un double problème : l’adaptation à l’évolution du savoir, et l’adaptation aux nouveaux élèves. A notre époque, le savoir se développe et se diversifie à une vitesse jamais atteinte. Pour s’ouvrir aux nouveaux savoirs, il faut sacrifier quelque chose des anciens. Les élèves, de leur côté, ne sont pas restés longtemps au stade de la résignation. Soutenus par un certain nombre de leurs maîtres, ils ont contesté les contenus du savoir, les programmes établis, les exercices proposés. Devant un sujet de dissertation, ils ont demandé : « Quand aurai-je à disserter dans ma vie ? » A propos des langues anciennes : « A quoi sert une langue qui ne se parle plus ? » A propos des auteurs les plus classiques, les professeurs eux-mêmes disaient : « Ça ne passe plus. L’intérêt est suscité par des questions d’actualité. » Par ses applications pratiques, par les débouchés professionnels qu’elle offrait, la connaissance scientifique jouissait d’un grand prestige. Une discipline de pure réflexion, comme la philosophie, s’est trouvée dévaluée. « Niaiserie humaniste ! » – « Illusion de savoir » ! C’était le temps où de brillants esprits, à des postes de haute responsabilité, identifiaient notre précieux héritage culturel aux “préjugés de la société bourgeoise”. Des sacrifices étaient nécessaires, des choix s’imposaient. A-t-on fait les bons choix ?

d) Les nouvelles techniques.

Les nouvelles techniques éducatives exaltent certains jusqu’à l’ivresse. Si nous les en croyons, l’enfant de l’avenir pourra s’instruire tout seul, et le faire venir au collège, c’est le mettre en prison. Nos difficultés éducatives révèlent un système usé. Ont-ils raison ? Si on compte uniquement par calculette, saura-t-on compter ? Si on communique uniquement avec son ordinateur, saura-t-on écrire ? Et parler ? En dialoguant avec lui, apprendra-t-on à concevoir, à énoncer, à juger ? Si on ne répond qu’à des questions à choix multiples, n’aura-t-on pas recours au hasard autant qu’au savoir et au discernement ? Ces précieux outils qui nous rendent service et nous font gagner du temps, nous permettront-ils, à eux seuls, de conserver les qualités intellectuelles qui nous ont permis de les inventer et qui nous rendent capables de déceler des erreurs ? Claude Allègre, qui pense que, dans l’avenir, on pourra se préparer au baccalauréat sur la toile, reconnaît l’utilité des professeurs, qui seraient simplement débarrassés des tâches les plus ingrates de leur métier, (corriger les fautes d’orthographe, par exemple). Enfin, l’éducation a une dimension sociale très importante. Parmi les demandes contemporaines de changement, il a été dit maintes fois que l’école devait être “un milieu de vie”. Pour la formation humaine de l’élève, le rapport avec des maîtres et des camarades est essentiel.

e) Les courants d’idées nouveaux.

Dans les courants d’idées qui ont imposé des changements en éducation, nous retiendrons surtout le renouvellement de la psychologie, en particulier par la psychanalyse, et une aspiration puissante à la liberté. Il n’est plus question d’opposer à l’homme tel qu’il est l’homme tel qu’il devrait être. Le principe de plaisir a dévalué l’idée d’effort. Les risques à éviter sont, depuis bien des années, les frustrations, les refoulements, les complexes. Il importe de délivrer les consciences de sentiments malsains comme la culpabilité.

Quant à l’idée de liberté, elle a toujours, et certes à bon droit, joué un très grand rôle dans l’histoire des Français. Mais, pour comprendre qu’elle se soit imposée avec une force irrépressible dans la seconde moitié du XXe siècle, il faut se reporter aux heures d’enthousiasme qui ont suivi la Libération. Liberté ! Libération ! Ces mots étaient enchanteurs pour des hommes et des femmes qui avaient connu l’humiliation et la servitude. Désormais, il était impossible de leur opposer quelque force que ce soit.
Ces deux courants conjugués, soutenus par d’importants travaux faits hors de France, expliquent les changements extraordinaires que nous avons vus s’imposer en éducation : allégement de la discipline, des règlements, des sanctions ; déculpabilisation, non directivité, abandon des modèles. Les professeurs eux-mêmes ont discuté leur rôle exemplaire. Mais on doit se demander si ce mouvement, compréhensible au départ, ne s’est pas emballé jusqu’à la démesure et à l’oubli de toute norme. N’a-t-on pas lu dans les livres d’universitaires connus que la vérité était “totalitaire” ? Au terme des évolutions vécues, restait-il encore quelque chose des valeurs fondatrices de l’école : l’autorité, le travail, la discipline, le respect du maître, le mérite, les récompenses et l’encouragement qu’elles constituent ?

f) Les changements de mœurs.

Les mœurs, évidemment, ne sont pas restées étrangères au mouvement libérateur. La sexualité s’étudiait dans les universités. Elle prenait de plus en plus de place au cinéma, à la télévision, dans les hebdomadaires. Elle devait cesser d’être ignorée à l’école. Les parents d’élèves qui, formés à une tradition ancienne, ne parlaient jamais de ces choses à leurs enfants, étaient maintenant convaincus de la nécessité urgente d’informer leurs fils et leurs filles. Mais ils reculaient devant cette tâche nouvelle. En 1972, ils demandèrent avec une insistance pressante au ministre que l’Éducation nationale leur serve de relais. Joseph Fontanet reçut cette demande avec une scrupuleuse conscience, et s’efforça de la satisfaire. Il fallut une année entière pour que la fameuse circulaire du 23 juillet 1973 vit le jour. Elle faisait une distinction précise entre l’instruction et l’éducation. La vérité biologique était due aux élèves. À vrai dire, on avait mis bien longtemps pour en convenir. Fallait-il, au surplus, même en réservant expressément les droits des familles, même très prudemment, parler de pratiques dans ce domaine ? Pouvait-on le faire sans sortir des limites que la laïcité doit respecter ? À vingt-sept ans de distance, on peut mesurer les risques pris. Des motifs très nobles ont emporté la décision du ministre. Il se sentait responsable de tous les adolescents, déjà nombreux à cette époque, que leurs familles, pour des raisons diverses, n’éduquaient absolument pas. Il pensait que l’école devait prendre la place des parents défaillants, rappeler aux jeunes des devoirs de prudence, de respect des personnes, de sens de la responsabilité.

En même temps, se généralisait la mixité. Le grand motif invoqué était qu’il fallait réaliser davantage de justice dans l’enseignement des jeunes filles et remédier aux difficultés qu’elles rencontraient pour trouver des emplois autres que subalternes. D’autre part on avait multiplié la création de collèges. Dans les petites communes, il était indispensable de rassembler garçons et filles dans le même établissement. La promiscuité des deux sexes, sans un encadrement éducatif suffisant, alors que la jeunesse se développait dans une société de plus en plus indifférente à la moralité et à la pudeur n’a pas manqué de poser des problèmes de comportement qui prennent, maintenant, un tour grave. Il y a des viols dans les établissements scolaires, et ce ne sont plus des faits exceptionnels. On s’en inquiète au ministère de l’Education nationale.

g) Les surprises du changement

Le changement-surprise s’est superposé à la volonté de changement : 1968 eût lieu. On se rappelle les graffitis violents ou obscènes, les folles soirées de la Sorbonne et de l’Odéon, les voitures brûlées, les barricades, les dégâts, les lycées envahis, les palabres interminables, les indignations de certains, les capitulations, les familiarités insensées des autres, les titres abandonnés pour des prénoms, les tutoiements, la grève générale, le vide du pouvoir… Derrière tout cet irrationnel, il y avait des interrogations brûlantes, une recherche de la “vraie vie”, un désir d’échapper au cycle infernal de la production et de la consommation, des questions sur l’homme. L’Occident, redevenu prospère, faisait son examen de conscience. L’humanité techniquement puissante était à la recherche de sages. les professeurs, dans leurs échanges éperdus, mettaient en question la totalité d’un système qui s’adaptait difficilement à ses nouveaux objectifs. Dans la brèche ouverte, des idéologues et des agitateurs s’introduisaient avec l’intention de transformer la société. Les étudiants et les élèves contestataires, sollicités de toutes parts, exprimaient un profond malaise.

La rentrée de 68 s’est effectuée difficilement. Dans les années qui ont suivi, le climat des établissements était très tendu. L’exercice de la moindre autorité nécessitait un grand art. Les élèves manifestaient leur “ras le bol” dans leur laisser-aller. Le vandalisme, les vols d’argent, de vêtements, de cartables, le racket, l’usage et le trafic de drogue se répandaient rapidement. Le chômage était à l’horizon. L’ultime justification de l’école : rendre apte au travail, se trouvait en question. Les difficultés s’accumulaient au sein de l’Éducation nationale. Après avoir voulu offrir le savoir à tous, on hésitait sur ce qu’il fallait apprendre. On mettait en question les règles en usage. On se demandait si l’objectif était d’instruire, d’encombrer les esprits d’un savoir dépassé ou s’il fallait s’employer à changer la société.

h) Vers le collège unique.

Une réflexion passionnée s’est développée parmi les responsables de l’Education nationale. Les colloques se sont multipliés sous Olivier Guichard, sous Joseph Fontanet. L’objectif était l’établissement d’une loi qui réformerait fondamentalement le système. On repensait l’Education nationale. Une loi Fontanet était prête à la mort du Président Pompidou. Le 11 juillet 1975 la loi relative à l’éducation, présentée par René Haby, fut adoptée. On l’a trop ramenée au collège unique, qu’elle a effectivement consacré, et qui répondait avant tout à la volonté sociale d’un égal traitement de tous les élèves. On n’a, par contre, pas assez remarqué les orientations éducatives de la loi, qui comportait une pédagogie de soutien pour adapter les enfants au collège, une grande attention à la diversité des aptitudes, valorisait l’éducation physique, l’éducation artistique, instituant une “action culturelle en milieu scolaire” et une remise en honneur de l’enseignement moral qui a suscité bien des contestations dans le personnel enseignant et chez les parents d’élèves.

Ultime scrupule d’un ministre qui ne pouvait pas ignorer les risques encourus ? Mais il s’agissait de répondre à la pression populaire et, sans doute à une volonté politique. Les familles réclamaient, au nom de la justice, la suppression des “filières” d’enseignement. Bon nombre d’enseignants la désiraient aussi, comme ils désiraient l’unification des différentes catégories de personnel. On a pu parler, à ce sujet, de « Yalta pédagogique » de concessions faites par un gouvernement à ses opposants potentiels pour pouvoir poursuivre en paix sa politique économique. Ce qui peut se dire, en tous cas, c’est que l’erreur a été lourde. Il est impossible de faire travailler ensemble des élèves qui n’ont rien de commun, ni leur niveau de connaissances, ni leur attitude devant le travail scolaire, ni leur comportement social. « Collège unique, collège inique ! » devait écrire plus tard François Bayrou. Parmi les causes de la violence scolaire, le rapport de l’Académie des Sciences morales et politiques retient cette disparité ingérable des classes à laquelle, contre toute évidence, l’Éducation nationale reste attachée, par “idéalisme”. Idéalisme ou idéologie ?

i) « L’intelligence devrait s’occuper de l’âme ».

Quelques mois à peine après le séisme de mai, le général De Gaulle, dans sa retraite de la Boisserie, s’était montré préoccupé par les besoins éducatifs des jeunes révoltés. Il s’en entretint avec Malraux . « Il y a quelque chose qui ne peut pas durer, lui avait-il dit : l’irresponsabilité de l’intelligence. Ou bien elle cessera, ou la civilisation occidentale cessera. L’intelligence pourrait s’occuper de l’âme, comme elle l’a fait si longtemps du cosmos. » En réalité, depuis la fin de la guerre, – mais n’est-ce pas un phénomène constant ? – la jeunesse posait des problèmes à ses aînés. La société en évolution rapide, marquée, surtout, par le libéralisme, l’innovation, les mises en question, le goût de l’argent et du plaisir, n’offrait pas aux jeunes de repères directeurs.

III – POURQUOI TRAVAILLE L’EDUCATION NATIONALE ?

En 1952, l’inspecteur général Jacob avait déjà lancé un cri d’alarme. En 1979, un nouveau ministre de l’Education, issu de l’industrie, fit, en prenant ses fonctions, une déclaration dont le retentissement fut grand : « Pas d’éducation sans morale » ! « Ce fut, écrivit plus tard Christian Beullac, comme si j’avais commis un lapsus ou lancé une provocation. » Pourtant, la préoccupation était présente chez beaucoup : « Le ministre de l’Éducation avait osé dire tout haut, sans respect pour le discours dominant, ce qui se murmurait tout bas, dans une sorte de clandestinité dangereuse et paradoxale » .
C’était reconnaître le fameux phénomène de la “majorité silencieuse”, reconnaître que, dans la frénésie du changement, des idées indémodables, toujours vraies, devaient être énoncées courageusement, qu’elles avaient en leur faveur un bon nombre de citoyens, étonnés et même indignés qu’elles n’aient plus cours. Ferme dans sa résolution, le ministre demanda au collège des inspecteurs généraux de dire comment notre système éducatif pouvait « contribuer à fournir à la jeunesse, outre les connaissances, méthodes et techniques relevant de sa vocation propre, les repères indispensables à la structuration du caractère et de l’esprit », s’il réussissait à « former vraiment des hommes et des citoyens, des travailleurs capables d’assumer les responsabilités de leur vie personnelle, de leur vie professionnelle, de leur vie sociale et politique. » La question pouvait se résumer ainsi : « Pourquoi combattons-nous ? Pourquoi travaille l’Éducation nationale ? »

En réponse, les inspecteurs généraux ont défini à la fois le contenu et les limites de ce que peut apporter à la formation humaine l’Éducation nationale laïque .
La laïcité constitue un butoir. « L’éducation morale, dans un service d’éducation nationale laïque est, en toute rigueur, une impossibilité logique » . « Enseigner la morale est une immoralité pure. La morale ne s’enseigne pas plus que la liberté » . Et ceci peut expliquer la pudeur et même la résistance des maîtres devant l’enseignement moral.
Mais il faut se méfier des effets pervers d’une réflexion sur la laïcité . « Refuser une instruction morale explicite, c’est laisser s’opérer sans contrôle une éducation morale implicite, un conditionnement radicalement contraire aux impératifs de vérité et de liberté de l’esprit » qui s’imposent dans l’enseignement. Il faut, avant tout, s’entendre sur les mots. Qu’appellera-t-on “valeur” ? – « Ce qui, valant absolument et universellement, est toujours digne d’être recherché . » Et l’on peut donner des exemples : la vérité, la liberté, la beauté. La vérité, non pas l’information, mais « ce en quoi l’esprit se reconnaît et à quoi il accède de son propre mouvement . » Et si la liberté implique une fonction subversive, son indépendance à l’égard des mœurs et des opinions régnantes « lui impose de se constituer en conservatoire des valeurs en péril, dans un monde où le sens moral non seulement ne progresse pas en raison du savoir, mais tend plutôt à évoluer en sens inverse » .

Ces considérations de principe aboutissent à des conclusions pratiques. On pense d’abord à ne laisser aucun élève partir sans lui avoir assuré une formation professionnelle. Mais, cela dépend-il absolument de l’école ? Peut-on la rendre responsable du chômage des jeunes ? Plus généralement, on peut tomber d’accord sur un programme d’envergure : « La formation de l’esprit à l’exercice de la liberté » . Nous avons là, à la fois, une réponse aux demandes du temps, et une vérité éducative intemporelle et universelle. Même le Pape serait content ! N’avons-nous pas lu dans Veritatis Splendor qu’une aspiration plus affirmée à la liberté était à porter à l’actif de notre temps, et que la formation à l’usage de la liberté était une nécessité essentielle de nos jours ?

Concrètement, les inspecteurs généraux reconnaissent que « l’apprentissage de la discipline élémentaire, des règles de fonctionnement à respecter dans une collectivité réunie pour apprendre » était un impératif. C’est un point capital de la vie scolaire qui contribue grandement à la formation de citoyens sociables et respectueux des lois. « Le savoir-vivre doit être réellement un savoir » . L’école doit donc créer, avant tout, les conditions matérielles et psychologiques requises pour l’étude en commun, et apprendre aux élèves à vivre, à travailler et à jouer ensemble, en respectant chacun la dignité du voisin, à charge de réciprocité » . L’école respectera aussi la dignité de l’enfant et ne le soumettra pas à des contraintes inexpliquées. « S’instruire exige la paix, des espaces et des temps protégés. » Enfin « l’élève doit être convaincu que ce qu’on lui enseigne mérite effort de sa part » comme le maître, de son côté, « doit être convaincu de la validité de ce qu’il enseigne » . « Que chacun, au bout du sillon, se dise que ce qui lui donne du mal vaut le mal qu’il se donne » . C’était le remède au soupçon qui pesait sur l’école et qui empoisonnait le climat scolaire. On trouve ensuite, de beaux développements sur les qualités qui s’acquièrent par l’étude des différentes disciplines. Elles donnent une rectitude du jugement, une loyauté foncière et un affinement du goût qui caractérisent les civilisés. On notera l’importance des études littéraires et philosophiques si exposées au mépris. Une éducation accomplie devrait être éclairée par une conception de l’homme. La laïcité qui est tenue, à ce sujet, à une certaine réserve, peut exploiter tout le capital intellectuel que constitue la littérature et la philosophie depuis plus de vingt-cinq siècles pour protéger les esprits contre les idéologies sommaires, les visions unidimensionnelles de l’homme et les pensées réductrices.

En conclusion, « la compétence de l’école laïque s’arrête où commence le domaine privé de l’intimité personnelle ». Les maîtres de l’Éducation nationale ne sont pas et ne peuvent pas être des directeurs de conscience ou des gourous. Mais leur très noble tâche est de « perfectionner l’homme au moyen de la connaissance » .
Ce document aurait pu aider notre système éducatif à sortir d’une longue période de turbulence. Mais il a été publié au mois de mai 1981. À ce moment-là de nouveaux changements ont été entrepris.

IV – ET AUJOURD’HUI, OU EN SOMMES-NOUS ?

1) La force des choses

Il serait facile d’être injuste en centrant la réflexion sur le changement politique survenu en 1981. Les ministres de l’Education nationale en fonction depuis lors n’ont pas hérité d’une situation sans problèmes. En outre, nous l’avons amplement montré, l’école, dans sa volonté de changement, est loin d’être toujours maîtresse du jeu. Parmi les phénomènes qui ont alourdi, depuis vingt ans, la tâche éducative, il faut faire une grande place à ce qu’on a appelé “la fracture sociale”. Le chômage, la pauvreté, le démantèlement du lien familial ont envoyé et envoient dans les écoles des masses d’enfants sans repères, malheureux, révoltés, ayant précocement perdu tout ce qui fait l’enfance réceptive : l’innocence et la confiance. Le développement massif d’une population d’origine étrangère, elle-même inadaptée, ignorant tout du système éducatif français, n’ayant même pas le moyen de comprendre ses exigences, amène aussi dans les écoles de nombreux élèves dont l’adaptation est très difficile, et dont la présence majoritaire peut modifier le climat d’une classe. Ajoutons que le lycéen de 19 ou 20 ans, taillé en athlète, peu motivé pour ses études, ne s’accommode peut-être plus du statut d’élève, même s’il se dit “étudiant”, et a besoin, en tous cas, d’une présence magistrale qui s’impose fortement. Le personnel enseignant est-il préparé à faire face à ces situations nouvelles ?

2) Le changement voulu

Ceci dit, nous avons constaté un certain nombre de changements voulus. La volonté de création d’un grand service public unifié d’Education nationale sans monopole s’est heurtée à la résistance massive des Français qui exigent, avant tout et en tous domaines, la liberté. Il serait bon qu’on s’en souvienne.

a) Homogénéité croissante

Les orientations inspirées par la volonté d’une plus grande justice sont allées dans le sens d’une homogénéité croissante. Nous avons eu une loi Jospin en 1989. Après le collège unique le lycée pour tous, le baccalauréat pour tous, à l’horizon l’université pour tous comme un droit, la proclamation du caractère « désuet » de l’élitisme et le refus de toute sélection. L’excellence est-elle donc méprisable ? Pourquoi ne pas la proposer à tous en la diversifiant ? Pourquoi ne la valoriser que dans le sport ? Pourquoi n’offrir en modèle, comme on l’a fait dans des études récentes, que Zidane et Depardieu ? Et pourquoi fermer les yeux sur la réalité de la vie, qui est essentiellement sélective et exige l’adaptation ? La justice entraîne-t-elle un nivellement, qui ne se fera jamais au sommet ? Et que de questions se posent, quand on est à la recherche d’un enseignement de qualité, en constatant qu’un soutien est prévu au lycée ?

b) L’échec scolaire

C’est que l’échec scolaire est, actuellement, d’une fréquence anormale. L’expression : « élève en situation d’échec scolaire » est devenue banale. Et, comme les redoublements sont actuellement condamnés, l’échec ne peut que se capitaliser d’année en année, sans faire un obstacle absolu à la poursuite du cursus. On en vient à se demander si l’objectif essentiel de l’école est encore d’apprendre.
Une question importante se pose alors. L’école n’a-t-elle pas une responsabilité dans ce développement anormal de l’échec scolaire ? Madame Lurçat nous en parlera avec compétence. Les sciences de l’éducation ont inspiré des changements de méthode inconsidérés dans l’apprentissage de la lecture, et viennent à peine de redécouvrir ce que le pragmatisme des maîtres joint à leur bon sens savait depuis longtemps, c’est que, pour lire, il faut connaître l’alphabet.

c) La violence scolaire et les remèdes envisagés.

La violence scolaire croît d’année en année. M. l’inspecteur général Fotinos nous fera part de ses réflexions. L’Académie des Sciences morales et politiques a étudié ce phénomène et proposé des solutions. Une commission ministérielle existe depuis huit ans et a décidé récemment des mesures importantes. Des professeurs ont pris la plume pour décrire l’atmosphère de leur classe, dire l’impossibilité dans laquelle ils sont d’enseigner, les dangers qu’ils ont encourus, leur peur de se trouver devant une masse d’élèves qui peut se retourner contre eux. M. Allègre évoquant ses objectifs dans une émission télévisée à la rentrée de 1999 a exprimé ce souhait : « Qu’un élève ne puisse plus dire m… à son professeur ! » Le mot n’est joli ni à dire ni à entendre, mais il fallait le dire, et j’ajouterai que le ministre a été réservé dans son vocabulaire. Dans les classes, on entend bien pire !

Les méthodes préconisées pour réduire la violence donnent à réfléchir. Parmi les remèdes envisagés, M. Allègre a pensé à créer un nouveau diplôme d’enseignement supérieur, celui de médiateur urbain et social. La médiation, la négociation, la discussion contradictoire sont-elles toujours les bonnes méthodes en éducation ? – Il est certain que les enfants et les adolescents ne doivent pas avoir l’impression que les adultes se comportent à leur égard en souverains autoritaires, sans chercher à les comprendre et à leur rendre raison quand il y a lieu. Mais n’y a-t-il pas aussi, au sujet de la conduite humaine, quelques impératifs avec lesquels la discussion n’est pas de mise, et qui justifient les interdits, ce qu’il n’est jamais permis de faire ? Quand un élève parle à son professeur comme M. Allègre a dit, quand il blesse son camarade avec un couteau à cran d’arrêt, quand il “scotche” les lèvres de son voisin, quand il écoute son Walkman en classe, quand il chante, siffle, miaule, aboie pendant les cours, quand il interroge son professeur sur ses tendances sexuelles, quand il porte la main sur lui, – et ne croyez pas que j’invente, nous avons des documents précis au sujet de ces faits – quand donc ils se produisent, n’y a-t-il pas lieu à sanctions non négociables, qu’il serait d’ailleurs très difficile de tarifer à l’avance, l’école ne pouvant pas être calquée exactement sur l’institution judiciaire ? Pour préparer les élèves à la vie de citoyens responsables ne faut-il pas, d’abord, leur apprendre à respecter inconditionnellement la loi de la communauté à laquelle ils appartiennent, et qui est, dans la communauté scolaire, le règlement intérieur collégialement établi par le chef d’établissement et l’équipe de direction avec l’avis des professeurs, des parents d’élèves et des représentants des élèves ?

Une bonne formation doit être donnée à tout éducateur, lui inspirant le respect de l’enfance, un grand souci de justice et la conscience de son rôle exemplaire, qui est inséparable de la fonction enseignante : l’élève fait ce qu’il voit faire, parle comme on lui parle, et manque plus facilement de respect à celui qui ne châtie pas son langage.
d) Le projet d’instruire est-il violent ?
L’école est-elle violente ? Cela s’est beaucoup dit. Si on est obnubilé par le principe de plaisir et le goût du moindre effort, si on est insensible à la joie de connaître et de vaincre un obstacle, si on ne croit pas que tout enseignement est une révélation et peut susciter des intérêts nouveaux, on peut répondre oui. Mais alors, l’école doit se mettre en question jusqu’au bout et se demander si la prolongation de la scolarité qu’elle a voulu instituer dans une intention généreuse n’est pas une erreur, s’il ne convient pas d’en faire un droit mais pas une obligation. Reste, alors, le statut de l’adolescent dans la société. S’il n’est pas à l’école et pas au travail, où est-il ? Que fait-il ? Que deviendra-t-il ?
N’est-ce pas le collège unique, le lycée pour tous qui sont violents, violents parce qu’ils sont des erreurs pour ceux qui n’y ont pas trouvé leur place, et qui en souffrent ? L’éducation ne devrait-elle pas offrir à la diversité des élèves qu’elle se propose de former et de conduire à l’âge adulte le type d’activités qui sera pour eux une source de développement et les conduira à l’autonomie ? La réelle violence ne consiste-t-elle pas aussi à maintenir trop longtemps dans les établissements scolaires des garçons et des filles au physique d’adultes qui n’ont plus l’âge d’y être et d’accepter le statut d’élève et qui relèvent d’un autre système de formation ?

e) La laïcité en question

On constate aussi un développement progressif et très inquiétant de l’aide psychologique et des services médico-sociaux dans lequel la réserve laïque semble se diluer et même se perdre, au détriment de la liberté de conscience des élèves et des droits de leurs familles. Cette tendance est déjà ancienne. Pour avoir participé aux concours de recrutement et à la formation des conseillers et des conseillers principaux d’éducation j’ai eu à constater et même à combattre autant qu’il dépendait de moi une disposition de ces nouveaux éducateurs à outrepasser leur droit d’intervention. Telle, cette candidate aux fonctions de conseiller principal d’éducation qui avait fait un stage pour se préparer à conseiller les élèves en matière d’avortement, ce qui revenait, pour elle, à les encourager dans cette voie. Nous pouvons constater aussi que les services médicaux et sociaux, sous prétexte de secret médical, constituent peu à peu un écran entre les élèves et leurs familles, entre les élèves et le chef d’établissement responsable de la santé et de la vie de ses élèves internes. Le comble est la distribution de Norlevo par les infirmières de collège et de lycée.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les éducateurs découvrent des situations que les enfants et les adolescents ont la tentation de cacher à leurs parents. N’ont-ils pas mieux à faire que de se rendre complices ? Leur devoir n’est-il pas, comme ils l’ont toujours fait dans le passé, de rétablir avec tact le lien entre les enfants et leurs responsables naturels, et d’aider ceux-ci dans la recherche de solutions positives, ce qu’accepte facilement, en définitive, le sentiment de la responsabilité parentale soutenu par l’amour ? On nous dira : il y a des cas dans lesquels on ne peut rien espérer des familles. Sur le plan des faits, c’est, hélas !, possible, encore qu’il ne faille pas en préjuger. Mais ce n’est pas à partir de cas exceptionnels malheureux qu’on peut fonder une règle de conduite, à moins qu’on ne soit décidé à promouvoir une transformation de la société dans laquelle les parents n’auront plus leur place.

f) Les finalités de l’école

Enfin l’école doit se prononcer sur ses finalités. Son objectif est-il d’instruire ou de préparer un monde nouveau ? La mise au point de la réforme des lycées a été confiée par Claude Allègre à Philippe Mérieu. Celui-ci a écrit, avec Marc Guiraud un ouvrage intitulé L’école ou la guerre civile . Ces auteurs font le choix « de la prééminence absolue du politique ». L’école, selon eux, « implique un choix de société […] des options prises sur le type d’homme et d’organisation sociale que nous voulons ».
Ils proposent une école obligatoire de trois à seize ans, comprenant école maternelle, primaire, collège et classe de seconde. Elle aura pour priorité la socialisation. Les classes seront « résolument hétérogènes ». On les conduira un peu comme des classes rurales à plusieurs niveaux. Ce seront des classes de partage. On y pratiquera l’entraide et on cherchera la réussite de tous. Il n’y aura ni notes, ni classement, ni sélection, ni redoublement, ni orientations prématurées. « Rien ne changera tant que cette école ne décidera pas de révolutionner radicalement le profil du bon élève et, à travers lui le profil de l’homme qu’elle promeut et évalue . »

Contrairement à une illusion répandue, le savoir ne produit pas le bien . Il est exclu que l’excellence suscite l’admiration et l’émulation. Elle ne peut engendrer que le ressentiment. L’école « havre de paix et de bonne conduite dédiée au savoir » prépare des révoltes et des émeutes.
En conséquence, le métier de professeur sera profondément transformé, un renouvellement des programmes effectué, la finalité de l’école obligatoire étant « de constituer une culture commune et de permettre d’accéder à la Loi ». Rien de très précis n’est dit sur ce que sera la culture commune. Les nouveaux programmes seront allégés et ramenés à l’essentiel : « Savoir lire, écrire et compter, savoir se situer dans la géographie et dans l’histoire, comprendre les enjeux économiques et scientifiques de notre époque, savoir lire un journal et choisir un programme de télévision, connaître l’organisation politique et juridique de la France et de l’Europe, pratiquer le sursis à la violence ». L’objectif prioritaire est de mettre la violence en sursis et de la remplacer par la négociation et le débat. On multipliera les structures de médiation et d’arbitrage. Il sera même utile d’inventer un « droit scolaire ».
Le baccalauréat doit disparaître, le brevet des collèges aussi. On instituera par contre un “Certificat d’école obligatoire”.

Conclusion

Il est temps de conclure. Que demandons-nous, aujourd’hui, à l’école ? Qu’elle donne un savoir ? Qu’elle dise le bien ? Mais, qui dira le bien ? Le maître ? Le conseiller d’éducation ? L’assistante sociale ? L’infirmière du collège ? La loi de la communauté ? Un médiateur urbain et social ? Une assemblée délibérante ? N’y a-t-il pas des niveaux du bien ? Celui que définit la loi et celui qui ne s’entend que dans l’intimité de la conscience ? Le vrai et le beau, qui sont l’objet du savoir, n’ont-ils aucun rapport avec le bien ? N’en montrent-ils pas la route ? Nous sommes au sommet de notre réflexion. Reconnaissons-nous pour finalité à l’école d’instruire et de former la personne par l’étude et le climat qu’elle exige : l’acceptation des règles, l’effort, un respect mutuel absolu, et aussi l’attention, la réflexion, la recherche du vrai, l’admiration du beau et ce qui en résulte comme qualités humaines ? Ou doit-elle changer la société et faire advenir un “homme nouveau” ?
Qu’elle dise aussi si la laïcité, qui ne se pense qu’en fonction de la liberté, consent encore à respecter les limites qui l’ont rendue efficace et estimable et à laisser les jeunes utiliser leurs importants loisirs pour recevoir de leurs familles et des différentes forces vives de la nation le complément de formation qui leur permettra d’achever la construction de leur personnalité.

ECHANGES DE VUES

Le Président : Nous venons d’entendre un témoignage qui atteste la noblesse d’une vie consacrée à l’enseignement et dans quelle ouverture d’esprit ! En même temps il exprime l’amour d’un métier – celui de professeur – parmi « les plus beaux du monde » pour paraphraser Saint-Exupéry.
Mais le tableau dressé est fort inquiétant. L’Education nationale devrait être éloignée de tout endoctrinement politique et ne pas procéder de choix idéologiques. Et pourtant, vous l’avez amplement démontré, l’idéologie, les choix politiques président à l’établissement des programmes et surtout de la pédagogie.
Alors, « Repenser l’Education nationale » ne signifie-t-il pas, pour nous, l’obligation d’un engagement politique ?

Janine Chanteur : Tout d’abord je voudrais vous remercier, Madame, parce que, après votre exposé, on a l’impression véritablement que tout est vu, tout est dit et qu’il nous reste à chercher maintenant les solutions des problèmes que vous avez évoqués.
Je voudrais simplement faire deux remarques, poser deux questions.

D’abord, cet état dramatique de l’Education nationale que nous, les professeurs et les parents, nous vivons tous les jours, fait une véritable victime, qui est innocente, c’est l’enfant. Les élèves n’y peuvent rien ; ils sont peut-être infernaux, mais ils ne sont pas nés infernaux.
Il me semble que le grand responsable, c’est tout de même l’Etat. Qu’a fait l’Etat, qu’il soit libéral ou socialiste, pour la formation des maîtres, formation morale et intellectuelle ? Je lisais récemment un papier du ministre de l’Education nationale qui demande que se réunissent plus souvent les « géniteurs d’apprenants » – entendez par là les parents tout simplement -. Je dois dire que les bras m’en tombent. Ce n’est qu’une formule parmi d’autres du vocabulaire nouveau. N’y aurait-il pas mieux à faire ?
Qu’a fait l’Etat pour la formation des maîtres et qu’a-t-il fait pour responsabiliser les parents ? On ne l’entend que très rarement parler. Il parle chiffres, il parle responsabilité de la Société, il ne parle pas de la sienne. Qu’a-t-il fait pour refuser d’abaisser justement le niveau des maîtres et le niveau des études ? Qu’a-t-il fait pour respecter la neutralité politique qui est le sens même de la laïcité ? Admettre que les élèves aient un endroit où se réunir et afficher leurs idées politiques au mur n’est pas sérieux. Ils discutent de politique, c’est une affaire entendue, mais est-ce la véritable finalité de l’école d’être une tribune politique ? Et l’on sait très bien qui dirige ces tribunes politiques.

Qu’a-t-il fait pour ne pas mettre les enfants dans des situations qu’ils ne peuvent pas gérer parce qu’ils sont trop jeunes pour les vivre ? Je parle de la mixité. À l’origine, je n’étais pas contre, je pensais que nous avons des garçons et des filles dans nos familles, qu’ils pouvaient se retrouver dans les écoles. Je me suis aperçue que c’est tout à fait différent, qu’il faut une véritable maturité à l’enfant, garçon ou fille, pour aborder l’autre quotidiennement dans un milieu qui n’est pas directif à ce sujet. Qu’a fait l’Etat ? Il a fait le contraire de ce qu’il devait faire. Il a supprimé les écoles différentes et il a fait des écoles entièrement mixtes, dans un monde où les mœurs sont en dérives. La responsabilité de l’État ne me paraît pas correctement assumée.

Deuxièmement, votre exposé me pose un problème. Faut-il penser que le principe de plaisir ne peut pas être humanisé par le principe de réalité – ce que Freud pensait d’ailleurs, toute la psychanalyse n’est pas, me semble-t-il à jeter par dessus bord – ? Faut-il penser qu’il est de l’essence, de la nature des sociétés libérales de ne pas pouvoir se développer en sociétés capables de vie spirituelle ? La vie spirituelle, nous en avons beaucoup parlé il y a trois ans, c’est une recherche bien plus qu’un avoir. C’est une recherche, c’est une inquiétude et c’est une richesse. Bien entendu, si le souci économique prend le pas sur le souci spirituel alors, libérale ou communiste, la Société a les mêmes valeurs.
Est-ce que nos sociétés libérales ne peuvent pas dépasser le pur souci économique vers une vie spirituelle ?

Francis Jacques : Madame Mourral a eu le mérite d’attirer l’attention sur une distinction d’autant plus importante qu’elle passe aujourd’hui inaperçue : entre enseigner et éduquer, ou comme elle le disait tout à l’heure, entre « instruire » et « former la personne ».
Cette distinction tout à fait fondamentale ne va pas forcément de soi dans les esprits et dans les textes officiels. Un rapport de l’UNESCO 1998 assimile et confond l’enseignement et l’éducation proprement dite. Voici le titre retenu : « L’enseignement dans un monde en mutation, rapport mondial sur l’éducation ». En revanche, la « Consultation nationale sur les lycées » insiste pour souligner ; elle se préoccupe, explique le texte, de « former les esprits pour les rendre aptes à répondre aux défis ».

Il semble bien que la transmission du savoir ne constitue pas en soi une formation des plus jeunes. La simple recherche de l’information n’a pas ipso facto une valeur éducative, surtout quand le rapport entre le « sachant » et le « su » menace de se rompre, comme il arrive dans l’enseignement assisté par ordinateur. Dans ce cas, la recherche du savoir ne présente plus une préparation à la liberté.

Eduquer, c’est former, développer, façonner. Mais si toute éducation est formation, toute formation n’est pas éducation. La formation des cristaux de neige n’a rien à voir avec l’éducation. En toute formation « éducative » un être reçoit une forme. On dit qu’un être humain est « formé » par l’éducation si un formateur a réussi à lui donner une forme. Qu’est-ce qui est formé au sens d’être éduqué ? Une personne humaine. Autant de compétences fondamentales de la personne, autant d’aspect à former : il y aura une éducation des sens, de l’affectivité, de la volonté, du jugement. Il y aura une éducation morale : un pouvoir de mieux choisir. Une éducation intellectuelle : un pouvoir de mieux penser. Kant disait : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation », et Alain : « Un élève a besoin d’être élevé ».
Néanmoins, l’instruction et l’éducation ne devraient pas être coupées l’une de l’autre. On devrait pouvoir traverser l’instruction dispensée en de multiples matières vers la discipline pour la formation de l’esprit. Ce trait d’union émerveillerait le Cardinal Newman. La démonstration d’une proposition un peu difficile d’Euclide entraîne à la précision logique. Faire la critique littéraire d’un poème mais aussi la maîtrise de n’importe quel des grands arguments en faveur du christianisme développe le jugement. C’est pourquoi, il faut à la fois distinguer et relier la pédagogie et la didactique. Deuxième trait d’union.
Corollaire : il suffirait que l’idée de la personne soit en crise pour que l’éducation entre elle-même en crise. On parle du respect de l’homme, des Droits de l’homme. Mais qui est-il cet être humain à respecter ? Qu’est-ce qu’être homme ? C’était la question fondamentale de Pascal (Pensées, Ed. Bruschvicg 146). Or, les agressions contre l’humanisme se multiplient aujourd’hui. Alors que l’humanisme était cette doctrine, héritée d’Athènes, Rome et Jérusalem, qui prenait l’homme pour fin et valeur suprêmes, et qui était la finalité éducative de l’Ecole. D’oblitérations en défigurations, l’homme est devenu énigmatique. Aujourd’hui trois anthropologies au moins se disputent la définition de l’humain : scientifique (de la génétique aux sciences cognitives), philosophique (avec la quête du sujet pensant), théologique (où la question de l’homme n’est pas séparable de la question de Dieu). Tout se passe comme si ces enquêtes suivaient un ordre dispersé.

Isabelle Mourral : Monsieur le Président, vous avez posé cette question : « est-ce que, en envisageant le problème de l’école, nous n’avons pas une intention politique ? Est-ce que cette intention politique n’est pas justifiable et équitable ? » Madame Chanteur a très bien posé la question de l’école anormalement politisée.
Il est indispensable qu’il y ait une intention politique dans la conception de l’école mais pas une politique figée dans un parti ou alors l’école ne sera plus laïque. Il faut penser que l’éducation nationale est faite pour tous. Si elle est faite pour tous elle doit respecter la liberté ou alors elle n’est plus pour tous, elle est totalitaire.
Par conséquent on ne peut pas aller plus loin que ce que nous a dit le Professeur Jacques : une idée de l’homme. Ce serait déjà énorme d’avoir une idée de l’homme, et une idée de l’homme qui prenne pour base la culture dont nous disposons qui est importante et riche.
Madame Chanteur, vous avez fait un procès de l’État, en règle, à ce sujet-là. Mais vous savez, nous l’avons beaucoup vécu, vous comme moi, dans l’exercice de nos fonctions. Nous avons eu des gouvernements qui faisaient une politique de l’éducation nationale absolument déconcertante par rapport à ce qu’ils prétendaient être. On a toujours eu l’impression que l’éducation était la part du feu que certains gouvernements faisaient pour avoir la paix. Là, ils ont vraiment commis une faute lourde.

Janine Chanteur : On n’a surtout pas prévu les masses qui allaient arriver ; on a développé une pédagogie au sens des pédagogues devenus fous, mais on ne s’est pas demandé comment accueillir tous ces enfants.

Isabelle Mourral : On n’a pas résolu le problème à l’heure actuelle car il y a des gens qui ont besoin d’être accueillis qu’on pourrait élever mais le melting-pot qu‘on réalise à l’heure actuelle est un désastre.

Janine Chanteur : Je suis contre le terrorisme qui s’est abattu sur le mot élite. Que faire sans une élite ?

Isabelle Mourral : Du coup on est bien obligé d’entrer dans la politique. On lit dans le programme socialiste, imprimé noir sur blanc : « L’élitisme est désuet ».
Je suis désolée parce que l’excellence est un grand stimulant de l’action. Combien avons-nous d’élèves qui pourraient être excellents dans quelque chose ?

Janine Chanteur : C‘est vrai mais encore faut-il rappeler que cela leur donnera des devoirs. L’excellence a des devoirs.

Isabelle Mourral : L’excellence est une obligation pour ceux qui la ressentent. Il y a un devoir de service dans l’excellence. Penser que l’excellence va simplement stimuler le ressentiment est une aberration !

Janine Chanteur : Elle le stimule quand l’excellent est prétentieux.

Jacques Arsac : Vous avez évoqué les moyens informatiques que l’on pouvait mettre à la disposition des élèves. J’entends cela depuis près de quarante ans ; j’ai souvenir d’un discours à Munich en 1962 : « on va faire des machines à enseigner qui enseigneront mieux que les professeurs ». C’est tout juste si le conférencier n’a pas ajouté : « ce n’est pas difficile ».
On aura toujours besoin d’une présence affective auprès des élèves, pourtant ce genre d’absurdité a été répété pendant 40 ans et on n’a jamais vu le commencement d’une réalisation. Comment peut-on continuer à croire qu’on réussira de cette façon ? En 1985 on écrivait : « Avec les banques de données, avec les systèmes experts, on aura tout le savoir du monde. C’est un leurre, c’est une farce, ce n’est pas sérieux.

Mgr Bernard Dupiré : A propos de l’élitisme, est-ce qu’on ne peut pas employer un argument par l’absurde ? Il faudrait proposer qu’on supprime l’élitisme dans le sport.

Isabelle Mourral : Pendant trente ans on est resté convaincu qu’il ne fallait pas proposer de modèle aux élèves. Maintenant on se dit que pour les réchauffer, pour leur donner un peu d’ambition, l’envie de faire quelque chose, il conviendrait de leur donner des modèles. Mais qui ? On ne pense qu’à Zidane. On n’a cité que Zidane et Depardieu.
Pourquoi peut-on accepter en sport un classement, des efforts, des succès, des honneurs et pas dans l’exercice de l’intelligence ? Étant bien entendu que dans le sport on n’arrive pas aux performances de Zidane sans une forme particulière d’intelligence, de discernement, de jugement, de rapidité de décision. Bref, des qualités intellectuelles.

Bernard d’Espagnat : J’ai été très impressionné par le bilan que vous avez dressé. Bien entendu vous avez beaucoup plus d’expérience que moi, je n’ai pas l’expérience de l’enseignement secondaire, mais je suis convaincu que vous avez posé les bonnes questions.
Je me demande quand même si, comme tout organisme, la société actuelle ne secrète pas ses contrepoisons. Pas exactement comme on aimerait rationnellement qu’elle les secrète, loin de là, mais elle les secrète quand même. Toutes ces tentatives, qui ont été faites pour établir une égalité artificielle entre gens qui sont très différents, ont abouti au contraire à la création d’une grande inégalité. Il est clair qu’on choisit, en vase clos, les élèves qui iront dans les classes préparatoires aux Grandes Ecoles. Cela ne se fait pas à la suite d’un concours normal, cela se fait en vase clos sur des critères qui sont bons, qui sont justes. Les gens qui le font sont sensés et intelligents ; mais enfin, il se crée ainsi, sous le manteau, une espèce de petite élite de fait, ce qui est un peu choquant quand même. Malgré tout c’est, vu les erreurs commises, un contrepoison nécessaire.
Puisque cela existe, puisque cette inégalité existe et que ces différences sont inévitables, est-ce qu’il ne faudrait pas avoir deux catégories de maîtres, les maîtres actuels qui ont été formés pour enseigner à des élèves qui sont assis, des élèves qui écoutent et une autre catégorie de maîtres qui seraient chargés de prendre en charge ceux qui sont debout et qui hurlent ? Pour ceux-là, il y a d’autres méthodes. Je me demande s’il ne faudra pas en arriver là.

Jacques Delfosse : Je suis un vestige, je suis agrégé de Lettres classiques. On a bien dit tout à l’heure qu’on se demande désormais un peu à quoi cela peut servir.
Il me semble qu’a joué un grand rôle dans le déclin de l’éducation nationale la priorité à l’oral. Madame Chanteur a parlé de préoccupations économiques en souhaitant que les milieux libéraux ne soient pas entièrement soumis à l’économie. Je crois que bien des méfaits viennent du fait que, par exemple, à l’école primaire, on n’a pas le droit de faire de devoirs à la maison. Au moment où je me préparais à être inspecteur d’Académie, on m’a rappelé, c’était en 71, qu’il n’y avait pas de devoir à la maison ! Il y a eu une espèce d’endoctrinement subversif des milieux dirigeants, à l’époque, qui a fait qu’on en est arrivé là.
Que l’école soit démocratisée en un sens ce n’est pas mauvais parce qu’on voit quand même plus de gens de milieu social bas s’élever qu’autrefois. Mais manifestement l’audiovisuel nous a fait beaucoup de tort. Il est quand même significatif que les événements de 68 aient permis aux radios privées d’avoir un très grand développement.

Isabelle Mourral : Les facteurs sociaux sont très importants dans les difficultés que l’école rencontre. Cela doit diriger notre réflexion.
Des enfants arrivent à l’école absolument pas préparés à subir une discipline, à écouter un maître, à parler correctement. Il faut tout leur apprendre.
Le projet de Mérieu est très étonnant, mais il vise quand même une réalité. Il faut socialiser des enfants qui ne le sont absolument plus à l’heure actuelle. C’est un problème terrible. Il est certain que, si on sacrifie le savoir à la socialisation, c’est désolant… Mais, ce que Mérieu a vu parce qu’il connaît très bien le système, c’est que le fameux sauvageon de Chevènement qui n’était pas dit méchamment, ni pour déprécier les jeunes, c’était ça ! Nous avons, aujourd’hui, des sauvageons dans les lycées, dans les collèges. Il y a un problème social terrible, une lacune familiale terrible !

Olry Collet : Si je vous ai bien comprise tout à l’heure, vous m’aviez paru trouver incompatibles l’idée de laïcité et l’idée de morale.
Comment explique-t-on alors que les instituteurs de monsieur Jules Ferry aient été de si bons formateurs au point de vue de la morale ? Sans oublier toute la littérature qui les accompagnait : Le tour de France par deux enfants… Il y avait une formation morale dans la laïcité.

Isabelle Mourral : Si vous me faites dire, si je vous ai laissé croire que je pensais que la morale était incompatible avec la laïcité, je suis navrée parce que je suis exactement de sentiment opposé.
Il y avait une morale dans l’école de Jules Ferry. Seulement cette morale-là, si vous avez un tout petit peu lu Jules Ferry, vous avez présent à l’esprit ses phrases : « Lorsque les enfants arrivent à l’école, ils ont déjà reçu dans leur famille des principes généraux d’honnêteté, de politesse et de croyance en Dieu ».

La morale de Jules Ferry était une morale chrétienne démarquée, « la bonne vieille morale de nos pères ». Elle n’existe plus à l’heure actuelle, elle est contestée dans notre société pluraliste. Sans compter que la conception du bien ne paraît pas extrêmement claire. Ce que ne peut pas faire l’école laÏque c’est imposer une vision du monde et sa conception de l’homme est limitée. Mais elle est dans toute la culture dont nous avons hérité. Si vous la donnez, déjà vous avez formé des enfants et des jeunes gens, me semble-t-il.

René Pillorget : Il me semble qu’il y a eu, tout de même, une réussite de l’Education nationale : l’école maternelle. Parce qu’il y a eu le baby-boom de l’après-guerre, qu’il a bien fallu en tirer les conséquences et ensuite songer à l’avenir, notamment pour effectuer des prévisions. Sans doute aussi parce qu’on avait besoin de main-d’œuvre féminine, c’est-à-dire de femmes disponibles.

Michel Benoist : Mon intervention est de celles qui ne sollicitent pas de réponse. Comme vous le suggériez tout à l’heure, Madame, je voudrais apporter au débat quelques éléments.

Ne peut-on penser qu’une des graves lacunes actuelles dans notre système d’éducation c’est la prééminence qui a été donnée à l’enseignement des sciences au détriment des études littéraires ? Quand nous disions que c’est l’homme qu’il faut former, n’est-ce pas par des études littéraires qu’il se forme le mieux ?

Prenons un exemple : je lis actuellement un livre de Jacqueline de Romilly, « Pourquoi la Grèce ? », qui montre bien comment, en l’occurrence dans le domaine de l’éducation morale et politique, c’est par l’étude littéraire que se forme et se transmet l’éducation des élèves pour en faire des hommes.

Sans doute, a-t-on pu penser que, pour favoriser, comme il est souhaitable, la promotion sociale des enfants culturellement les plus défavorisés, les mathématiques – les sciences exactes – faciliteraient leur réussite aux examens. Mais, en fait, dans le déroulement ultérieur de leurs carrières, publiques ou privées, les meilleurs ne sont-ils pas ceux qui auront appris et cultivé ce qui favorise les capacités d’expression et d’exercice des responsabilités, à partir principalement de bases littéraires et philosophiques ?

Francis Jacques : Pour Platon, l’éducation de la pensée visait de manière éminente à former la capacité d’interroger. Nous lisons au livre VII de la République : « Tu leur feras donc une loi de s’attaquer par-dessus tout à cette éducation, de laquelle doit résulter chez eux la capacité la plus rigoureusement constituée d’interroger et de répondre ».Il est trop clair que l’interrogation peut être littéraire, philosophique, théologique. Mais aussi scientifique : aussi bien Socrate, dans le dialogue du Ménon, éduque-t-il un jeune esclave à s’interroger sur le problème de la duplication du carré. Seulement la restauration de l’unité de la pensée et, par la suite de l’homme en éducation, nous demanderait d’expliquer comment, dans l’homme, ces trois compétences interrogatives sont unies et, en fin de compte, articulables. On décidera, ensuite, si notre idée conjointe de l’homme, de la pensée et de l’éducation est, ou non, dans une situation critique.

Gilbert Sibieude : Dans les causes que nous analysons, je crois qu’il y a deux grandes composantes.
La première est certainement liée à l’instauration d’une idéologie dite égalitariste dans toute son horreur.
La deuxième me paraît être cette tendance dans toute notre société, comme aurait dit le Général De Gaulle, à se relâcher. Depuis 68, tout ce qui est effort, tout ce qui est dépassement de quelque chose a l’air d’être un langage hérité du XIXe siècle.
Par ailleurs, je voudrais citer deux faits qui sont des faits concrets et qui prouvent la volonté de falsification des résultats qui trompent tout le monde.
Le premier fait date de cette année – Juillet 2000 – rapporté par un examinateur en jury de philosophie pour le baccalauréat de philosophie. L’instruction donnée a été celle-ci : « Là où vous mettriez 7, vous mettrez 11 et là où vous auriez mis 11, vous mettrez 15 ».
Deuxième exemple, la dictée du brevet de cette année 2000. Elle comportait 5 lignes et seuls devaient être corrigés les mots soulignés. Le correcteur avait la possibilité d’ôter un demi point mais au-delà de 5 fautes il ne pouvait plus les décompter. C’est-à-dire que l’élève le plus nul, quel que soit le nombre de fautes, avait au minimum la note de 12,5. Il y a là une escroquerie monstrueuse parce que tout le monde se cale là-dessus. Plus tard, on se désole d’être au chômage, de ne pas pouvoir entrer dans tel établissement.

Jean-Luc Granier : On a parlé des anti-poisons que secrète la société pour remédier aux poisons dont elle souffre. Parmi ceux-ci, s’agissant de la violence à l’école que Madame Mourral a justement signalée, on peut ranger les poisons que la radio, la télévision et le cinéma introduisent insidieusement dans la société et, notamment, au profond de la mentalité des élèves. Contre ces poisons-là, les enseignants – voire les éducateurs – sont impuissants, malgré leurs efforts et en dépit des réformes scolaires. Ce n’est pas leur savoir-faire qui est en cause. On se trouve, là, devant une faute de société qu’il parait très difficile, voire impossible, de pallier dans l’état actuel des choses.

Le Président : le professeur Jacques a cité le rapport à l’UNESCO de la Commission Internationale sur l’Education pour le XXIe siècle, commission présidée par Jacques Delors. Celui-ci termine sa préface par l’évocation de la fable de La Fontaine, Le laboureur et ses enfants : « Gardez-vous, dit le laboureur, de vendre l’héritage que vous ont laissé vos parents, un trésor est caché dedans ». Et vous connaissez la morale : « Et le père fut sage de leur montrer avant sa mort que le travail est un trésor ». Ainsi l’éducation.