Gabrielle VIALLA, mère de famille nombreuse, essayiste, ancienne présidente du Centre Billings France

 

Introduction par Marie-Joëlle Guillaume

Chers confrères et amis,

A ce stade de nos travaux, et avant d’en arriver à des politiques précises de natalité, ou à des politiques familiales, il nous a paru important de réfléchir sur ce que nous dit l’anthropologie chrétienne, dans le prolongement du propos d’Olivier Rey en début d’année : « Qu’est-ce qu’une vie humaine ? » Merci à Gabrielle Vialla d’avoir accepté de nous faire part de sa réflexion sur ce thème. Je laisse Rémi Sentis vous présenter notre intervenante, avec laquelle il a des liens de famille proches.  MJG.

 

Présentation par Rémi Sentis[1]

Gabrielle, tu es mère de famille nombreuse. Tu as été pendant une dizaine d’années présidente de l’Association Billings France. Cette association rassemble des couples formateurs de la méthode Billings de régulation naturelle des naissances (basée sur l’observation du cycle féminin), le but étant de former les femmes et les couples qui désirent découvrir et pratiquer ces méthodes naturelles. Cette responsabilité était assez importante, elle t’a fait découvrir tout un monde très divers, en particulier les milieux de l’écologie (puisque les femmes du mouvement écologiste avaient découvert que la pilule contraceptive n’était pas très « écolo » et se tournaient vers les méthodes naturelles). Tu as aussi été amenée à parler de ces méthodes à des prêtres qui étaient en contact avec les couples désirant utiliser ces méthodes naturelles. Ce qui t’a conduite à écrire (avec ton mari) un premier livre : Confidences Billings à un frère prêtre (2014), qui a connu un certain succès puisqu’il a été réédité en 2015. Ensuite, tu as fait publier en 2018 Recevoir le féminin, et les éditions Artège vous ont demandé à toi et ton mari de faire une réédition commentée de l’encyclique Humanae vitae, avec le Père Bruno Bettoli, à l’occasion du 50° anniversaire de l’encyclique. Ont suivi quelques ouvrages courageux et éclairants : La chasteté, Un don qui rend sa beauté à la sexualité, Artège, 2020 ; Bien vivre le cycle féminin, Artège, 2020 ; Éduquer la conscience dès l’enfance, Artège, 2023. Je citerai aussi une contribution intitulée « Chasteté et état de grâce », dans un ouvrage collectif, Les sacrements en question, qui va paraître aux éditions Artège en avril 2024. On voit que les questions d’anthropologie chrétienne te passionnent depuis longtemps ; c’est pourquoi nous t’avons invité à venir aujourd’hui nous en parler.

[1] Secrétaire général de l’AES

 

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COMMUNICATION

 

Je vous remercie chaleureusement de m’avoir invitée. Le titre de mon intervention eût pu être « L’altérité de l’homme et de la femme dans l’anthropologie chrétienne au service de la vie et de l’espérance chrétienne ». C’est plus long, mais plus précis. Je ne vais pas être exhaustive sur l’anthropologie chrétienne.

« AU COMMENCEMENT, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit : ‘’Que la lumière soit ‘’. Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière ‘’jour,’’ il appela les ténèbres ‘’nuit’’. Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour ».

Les premiers mots de la Genèse nous sont peut-être devenus trop familiers. Ils nous rappellent nos premières leçons de catéchisme ou ils évoquent dans nos âmes la beauté de la Vigile Pascale au début de laquelle ils sont lus solennellement. Ces premiers mots de la Bible sont insérés dans notre existence, ils se sont inscrits dans notre imagination, notre mémoire. Comme chrétiens, nous avons à les recevoir dans une perspective plus vaste qui s’accompagne d’une façon renouvelée de lire la Parole de Dieu : non dans l’étroitesse de sa littéralité mais bien dans la richesse inspirée de l’ensemble des livres de la Bible que nous avons appris très simplement à aimer. Pour ma part, j’entends immédiatement, en écho de ce tout premier verset de la Bible, celui qui inaugure l’Évangile de Saint Jean : « Au commencement était le Verbe… » et mon cœur est déjà fixé sur le Christ, qui nous a aimés avant même la Création du Ciel et de la Terre.

Oui, la puissance évocatrice de ce texte nous laisse entrevoir la toute-puissance de Dieu. « Que la lumière soit », et la lumière fut… Seulement, nous comprenons aussi que la simplicité de ce texte cache une immense réalité qui nous dépasse. On est alors en droit de se demander : « Ces mots sont-ils vrais ? » ou plus précisément : « Comment sont-ils vrais ? » Nous savons que la Bible n’est pas un livre d’astrophysique, de géologie, de physiologie… Et déjà nous sommes sur la défensive.

Alors qu’au bout du compte, une seule chose importe : ce Dieu qui a créé le ciel et la terre est celui qui a entrepris de nous sauver. L’Ancien Testament est pour les chrétiens une progression vers le Christ. Si on perd cela de vue, on ne comprend plus rien. « Au commencement était le Verbe… » répond parfaitement à ces mots : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »

« Voici comment vous reconnaîtrez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui proclame que Jésus Christ est venu dans la chair, celui-là est de Dieu » (1 Jn, 4, 2).

Je vais développer mon propos en trois ou quatre temps : la nécessité d’une anthropologie biblique de l’altérité ; le défi de présenter cette anthropologie à notre époque ; l’exigence de la fécondité, avec le drame particulier de l’IVG.

  • La nécessité d’une anthropologie biblique de l’altérité

Il n’est pas possible de négliger les questions que pose concrètement le récit de la Création, questions qui sont posées aux théologiens en dialogue avec les scientifiques, les experts en sciences humaines. Et tout en admettant que cela dépasse ma compétence, j’ose affirmer aussi que ces questions sont également incontournables, sur une autre échelle plus petite, à la mère de famille que je suis, et à tous ceux qui, comme moi, ont reçu la mission d’enseigner ou d’éduquer. Je suis donc reconnaissante envers ceux qui mettent leurs découvertes et leurs analyses à ma portée. Mais ce que je veux dire, c’est qu’au cœur de ces questions exégétiques et scientifiques concernant le récit de la Création, se situe la question cruciale d’un véritable choix anthropologique. À quelle anthropologie adhérons-nous ? Quels sont les prémisses anthropologiques de notre pensée et de la vie qui en découle ? Avons-nous réellement donné le primat à l’anthropologie inscrite dans le texte biblique, ou bien préférons-nous une conception autonome de la conscience qui refuse de se laisser former par l’Écriture et prétend se suffire à elle-même ?

Le récit de la Création est génial dans le sens où il nous délivre de la confusion et du chaos. L’unique vrai Dieu crée et distingue le jour et la nuit, les eaux des eaux, la terre des mers, les luminaires, la lumière des ténèbres. Des théologiens nous enseignent, et nous pouvons le comprendre aisément, qu’en bien des endroits, si ce n’est presque partout dans les religions primitives, l’homme était soumis à la tyrannie de toutes sortes de dieux en conflit les uns avec les autres, suivant chacun ses caprices, imposant ses exigences et entraînant l’humanité dans une incohérence néfaste, au plan physique comme au plan moral.

Le texte de la Genèse, mais on peut le dire de toute la Parole de Dieu, et des psaumes notamment, nous parle de la Création, et dans sa simplicité solennelle, nous ouvre la possibilité d’une recherche de Dieu qui exige le travail de la raison. La première lettre de Pierre nous exhorte en ce sens : « Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison (logos) de l’espérance qui est en vous » (1 Pierre 3, 15).

Benoît XVI, dans son discours aux Bernardins, rappelle que « De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. »

Quoiqu’en dise la modernité arrogante, le récit de la Création ne nous enseigne pas seulement le pourquoi des choses, mais il nous prédispose et nous invite à chercher le comment de tout ce qui est inscrit dans le réel. En introduisant des distinctions entre les éléments et en nous manifestant un ordre dans la Nature, il nous oblige intellectuellement.

Un verset des Proverbes décrit ainsi la femme forte : « Elle sait choisir la laine et le lin, et ses mains travaillent volontiers. » (Proverbes 31, 13) Saint Augustin voit dans cette femme forte une analogie avec l’Église. Le docteur de l’Église explique qu’il voit dans la laine le charnel de nos existences, ce qu’aujourd’hui nous pourrions appeler l’anthropologie ; et dans le lin ce qui concerne notre vie spirituelle. Il précise : « Cette laine et ce lin mystérieux sont dans les Écritures, beaucoup les y trouvent mais ne veulent pas travailler eux-mêmes à les employer utilement. » (Sermon 37) [1]

L’enseignement de Saint Augustin me semble très important. Nous avons à lire les Écritures pour y découvrir tout ce qui concerne notre anthropologie, aussi bien que notre vie spirituelle.

2) Mais quel défi cela représente-t-il pour nous aujourd’hui ?

Dans son livre posthume, Ce qu’est le christianisme, Benoît XVI décrit ainsi notre société : « l’État moderne du monde occidental (…) se voit comme une grande puissance de tolérance qui rompt avec les traditions insensées et pré-rationnelles de toutes les religions. En outre, avec sa manipulation radicale de l’homme et la déformation des sexes par l’idéologie du genre, il s’oppose particulièrement au christianisme. Cette prétention dictatoriale à avoir toujours raison par une apparente rationalité exige l’abandon de l’anthropologie chrétienne… »[2] Notre époque a fait le choix de refuser qu’il y a, de fait, un ordre établi par Dieu. Ce choix est assorti d’un certain nombre de prémisses arbitraires. Par exemple : le récit biblique ne peut concerner que notre vie privée et un pourquoi hypothétique des choses, tandis que la science nous explique le comment et elle le fait avec certitude. Que des athées acceptent ces prémisses, soit, mais le problème vient du fait qu’une large majorité des chrétiens les admettent également sans discuter, sans en mesurer les immenses conséquences sociales.

Le pape émérite explique aussi qu’une société qui se dresse contre la vérité est totalitaire, et donc profondément intolérante. « Dans la culture postmoderne qui fait de l’homme le créateur de soi et qui conteste la donnée originelle de la Création, il y a un désir de recréer le monde contre la vérité. Mais en ce qui concerne la relation entre la vérité et la tolérance, la tolérance est ancrée dans la nature même de la vérité. »[3] Origène le disait déjà : « Le Christ ne remporte aucune victoire sur ceux qui ne veulent pas. Il ne gagne que par la persuasion. Ce n’est pas pour rien qu’il est la Parole de Dieu. »[4]

D’où la nécessité pour nous de retrouver la vigueur des premiers siècles, celle d’un saint Augustin, et de travailler non seulement le lin, c’est-à-dire découvrir les différents aspects spirituels de notre existence dans les Écritures, mais aussi la laine afin d’en dégager les aspects anthropologiques, et tout particulièrement la question de l’altérité de l’homme et de la femme. Il nous revient d’employer cette laine pour le service de la vie, de la tisser dans l’espérance pour le Bien commun. La tâche est aujourd’hui immense.

Notre époque s’enfonce et nous enfonce dans la confusion. Pour beaucoup de contemporains, les plus jeunes, il ne s’agit même plus d’accéder à l’état d’homme augmenté, mais plus dramatiquement encore de disparaître, de renoncer au destin, à la part tragique de toute existence humaine, au défi de donner la vie. Tous ces renoncements n’ont comme profit apparent que le bien-être d’une nature, présentée naïvement comme innocente. Comment ne pas être attristé par l’ampleur et l’impact des peurs écologiques qui paralysent toute notre jeunesse ? Quelle régression ! Avant la Révélation, l’être humain se trouvait englouti dans la nature. Par certains aspects, non plus par ignorance, mais cette fois par rejet, l’homme contemporain semble vouloir retrouver cet état de confusion anthropologique. La jeunesse devrait pourtant sentir toute la vitalité du récit de la Genèse, en profonde harmonie avec la sienne. Mais souvent, on lui apprend davantage à soupçonner les affirmations de ce texte magnifique que de chercher à les comprendre. Il est bien difficile aujourd’hui de trouver quelqu’un qui prenne à cœur de nous faire comprendre et aimer les premiers chapitres de la Genèse. Pourtant, encore une fois, ce texte nous préserve de la confusion ou nous en guérit. Je ne remets pas en cause la nécessité de prendre soin de la maison commune, ni l’urgence d’une sobriété évangélique… Je constate simplement que lorsque les éléments ne sont plus à leur place, l’être humain perd son goût de vivre, il n’accepte plus de participer à l’œuvre de Dieu. Or ce texte de Genèse 1 ordonne. Dans les deux sens du terme.

Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. » Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la…Et au verset 31 : Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : sixième jour.

On n’a pas manqué de souligner qu’à chaque étape de la Création Dieu savoure son œuvre en constatant que « cela était bon ». Mais à la fin, englobant toute la Création dans son regard, et considérant surtout son dernier ouvrage, à savoir l’altérité de l’homme et de la femme, ainsi que leur fécondité et leur domination sur le reste de la Création, le texte nous dit : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon ». Jean-Paul II nous fait remarquer que « Le Créateur semble faire une pause avant d’appeler [l’homme] à l’existence, comme s’il rentrait en lui-même pour prendre une décision : ‘’Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance’’.[5] ». Les animaux, eux, ont été créés seulement selon leur espèce.  « Bien que l’homme soit si étroitement lié au monde visible, le récit biblique ne parle pas de sa ressemblance avec le reste des créatures, mais seulement avec Dieu.[6] »

Si l’on veut comprendre le sens de la sexualité et de la fécondité humaine, le texte biblique nous indique que ce n’est pas du côté des animaux mais bien du côté de cette ressemblance mystérieuse avec Dieu qu’il faut se tourner. « Ce premier récit définit une réalité objective, nous dit Jean-Paul II. Il parle de la création de l’homme – mâle et femelle – à l’image de Dieu, et Dieu ajoute une bénédiction : ‘’Dieu les bénit et Dieu leur dit : Soyez féconds et multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la ‘’. »[7] Sommes-nous conscients que cette bénédiction est aussi pour nous, aujourd’hui ? Désirons-nous recevoir l’altérité homme-femme et sa fécondité comme venant de Dieu ?

En lisant cet appel divin à la générosité, nous pouvons redouter – à juste titre – une lecture fondamentaliste, nataliste du texte de la Bible. Ce n’est pas ainsi qu’il nous faut le recevoir. Dieu nous a fait le don d’une Création magnifique. Ce premier récit nous la fait contempler dans sa genèse avec poésie. (Le pape François insiste beaucoup sur l’importance de recevoir la Création avec gratitude). Dieu, par sa Création, se manifeste généreux, provident. Il a prévu dès l’origine de nous faire participer à sa propre générosité. Il a lié cette générosité à l’altérité de l’homme et de la femme, qui est une richesse, si nous consentons à la recevoir. Cette générosité passe, pour certains d’entre nous, par le fait de donner la vie à des enfants. Tous ne vivent pas physiquement cette générosité. Mais tous sont appelés à se donner, à avoir une fécondité spirituelle, qui, comme la fécondité physique, est liée à l’altérité.

La fécondité est déterminée par la féminité dans son lien avec la masculinité, et réciproquement, quoiqu’en dise la culture de mort. Or cet ordre de la fécondité est devenu l’un des plus grands tabous, l’un des silences les plus symptomatiques, à mon sens, de la crise de l’Église. Ici, je voudrais donner un exemple. J’affectionne particulièrement le Dictionnaire Jésus de l’école biblique de Jérusalem : c’est une mine sur l’Écriture Sainte, avec des index, des renvois, des bibliographies par thème. On y trouve énormément d’entrées : théologiques (par exemple consubstantialité, ou expiation…) ; onomastique (Joseph, Marie, Pierre, Luc…) ; thématiques (brebis perdue, bergers, banquets ou même psychologie de Jésus). Or si l’on cherche les mots femme, fécondité, fruit, altérité, don… sur tous ces thèmes, on ne trouve rien. Étonnamment rien. Il y a juste une petite entrée pour ‘’enfants’’, pour souligner la tendresse de Jésus pour les enfants, attitude plutôt rare chez les maîtres de l’Antiquité. J’ai fait quelques années d’études de médecine. Lors d’un cours de psychiatrie, le professeur nous avait dit : « Interrogez toujours les silences ».  Pour ma part, je constate juste un silence assourdissant sur l’altérité féconde, source de fécondité naturelle mais aussi surnaturelle. Rappelons-le, pour le Christ, chaque âme représente le féminin. L’Écriture dans son ensemble déploie l’analogie des noces pour nous parler de l’Amour de Dieu, l’alliance du Christ et de l’Église. Dieu nous a créés pour que nous portions du fruit, que nous soyons féconds. Et nous ne pouvons l’être qu’en nous recevant de Lui, comme il l’a voulu, dans notre pleine féminité ou masculinité. Alors oui, aujourd’hui en Occident, nous pouvons dire que nous sommes malades. Parce que nous avons renoncé à la Création, à la procréation, et aux fruits spirituels qui découlent de l’altérité. Mais nous ne nous habituons pas à ce renoncement, et nous cherchons à tâtons, malheureusement sans référence à la Parole de Dieu dans son unité, comment donner une juste place aux femmes. On pense résoudre de profondes tragédies interpersonnelles, des crises existentielles et spirituelles à coups de concessions sans profondeur théologique, sans vision à long terme des conséquences mêmes que portent en elles ces concessions.

3) l’exigence de la fécondité

La vérité est que créés à l’image de Dieu, de ce Dieu trinitaire qui donne la vie en nous, il y a cette nécessité de nous donner à notre tour, d’être féconds. Encore une fois, il y a là un ordre dans les deux sens du terme ! Un ordre qui précède et surpasse celui de soumettre la terre, ce dernier posant lui aussi de multiples questions, mais ce n’est pas le sujet de cette conférence !

Le premier chapitre de la Genèse ordonne en nous indiquant un rapport linéaire au temps.

Dans ce récit, il y a clairement un début : « Au commencement… », mais aussi une fin qui est le jour du sabbat, jour de repos, de liberté, de paix en Dieu. Le Cardinal Ratzinger écrit à ce sujet que « la Création tend vers le sabbat, signe de l’Alliance entre Dieu et l’homme. La Création est faite pour s’approcher de l’heure de l’adoration. La Création existe pour l’adoration. Saint Benoît dit dans sa Règle : « Rien ne doit être préféré au service de Dieu ». Ce n’est pas l’expression d’une piété exaltée, mais la sobre et pure transposition du récit de la Création, de son message pour notre vie. »[8]

Chacun d’entre nous possède une date d’anniversaire, celle de notre naissance, indice du tout début de notre vie, date qui fait écho à celle de notre conception, à ce premier instant où nous fûmes tirés du néant pour accéder à l’existence. Nous entrons ainsi dans une histoire, notre histoire qui est aussi celle de notre relation personnelle avec Dieu, que nous en ayons conscience ou non.

La Genèse introduit un rapport cyclique au temps.

Le texte du premier récit de la Création introduit également un autre rapport au temps qui survient juste après ce 6ème jour avec le sabbat qui devient hebdomadaire : c’est un rapport cyclique au temps. Ce septième jour n’est pas comme les autres. À partir de ce jour, en effet, et de l’ordre primordial du repos sabbatique, va se développer toute la législation de l’alliance mosaïque : le sabbat revient chaque semaine, l’année sabbatique est instituée tous les sept ans, l’année jubilaire tous les sept fois sept ans, comme une année de retour au point de départ :  toutes les dettes sont remises, les dispositions d’oppression sont supprimées, etc. Cette année jubilaire, nous dit-on, ne fut probablement jamais vécue… On se retrouve au point de départ, où d’après Ratzinger « l’univers est régénéré des mains par le Créateur »[9]. On trouve ici une nécessité humaine et notamment spirituelle d’un rapport cyclique au temps. De la même manière, dans l’Église, et pour la santé de notre vie spirituelle, nous avons besoin d’un temps de pénitence qui revient chaque année avec le Carême, comme nous avons besoin de méditer sur les fins dernières et le jugement dernier, ce qui nous est offert à la fin de l’année liturgique. Mais on peut bien dire que c’est toute l’année liturgique qui est cyclique.

Sur le plan physiologique également, pour notre bien-être même simplement corporel nous avons besoin de ces deux rapports au temps. Un rapport linéaire : nous naissons, nous vivons et nous mourons. Un rapport cyclique : nous respirons selon un cycle qui comprend inspiration et expiration. Notre sang circule dans notre corps et de nombreux organes nécessitent des cycles de fonction, dont celui, extérieur à nous, du jour et de la nuit.

Ces deux rapports au temps sont inscrits dans l’homme et dans la femme. Mais en ce qui concerne la transmission de la vie, le rapport linéaire au temps est plus spécifiquement inscrit dans l’homme. On peut l’observer dans la physiologie masculine. On peut parler (lorsqu’il n’y a pas de pathologie) d’une fécondité disponible. Alors que chez la femme, la physiologie qui permet de donner la vie est cyclique depuis sa puberté jusqu’à sa ménopause. Ce cycle est si profondément inscrit en elle qu’il a des incidences et des répercussions sur toutes les dimensions de son existence[10]. Ce cycle dans son intégralité est au service de la conception et de la maternité qui devient elle-même un cycle. Et chaque période de ce cycle rend celui-ci fertile. De nombreuses contraceptions hormonales participent à détruire les périodes abusivement dites infertiles.

… le drame de l’IVG

L’IVG, comme l’euthanasie d’ailleurs, est une mainmise délibérée sur la vie d’une personne. Ce choix du terme IVG, euphémisme pour désigner l’avortement est à mon sens signifiant.  Comme le terme d’interruption volontaire l’indique sobrement, c’est d’abord dans son rapport linéaire au temps que la personne in utero est éliminée. Par-là, on lui enlève la vie. Par la même occasion on lui supprime le fait d’avoir un père. La responsabilité propre du masculin dans la protection de la vie est niée arbitrairement et symboliquement, jusque dans le terme d’interruption. Il est intéressant de lire les témoignages bruts de partisanes de l’IVG. Dans un article du Monde de 2014, on trouve un témoignage d’une femme prénommée Géraldine, sous le titre « Une épreuve vécue sans légèreté ni regret » : « L’infirmière lui tend le formulaire, qui atteste qu’elle est consentante. Elle signe. Un coup de tampon avec la date. Elle signe. 6 mai 2005, ce papier prouve qu’elle a voulu avorter. Lui n’a rien à signer. Pourtant c’est lui qui a décidé de le dégager, ce bébé, pas tellement elle, juste une signature et un coup de tampon. Elle pleure toujours. Il ne la regarde toujours pas. Elle s’assoit. La sage-femme lui explique la marche à suivre. Elle va avaler ces trois cachets ». En conclusion d’un texte finalement assez réaliste, l’auteur conclut : « …reconnaître que l’avortement est un droit, purement et simplement, sans condition ni jugement, quelle que soit la condition de la femme, est la moindre des choses que l’on puisse faire pour toutes celles qui un jour ou l’autre de leur vie, y ont été ou y seront confrontées. Pour une femme sur deux en France. »

La moindre des choses, c’est l’injonction à ne rien regretter. L’IVG est un symbole fort. Le totem de la loyauté envers la mère féministe. Oh, pas n’importe quelle mère. La féministe. Il y a bien quelques femmes inconséquentes, dont je fais partie, qui comprennent la maternité dans son altérité avec la paternité, et qui par cohérence refusent aussi la contraception. Grand bien vous fasse nous disent les féministes, vos choix ne sont pas remis en question. Cependant, la bonne féministe, elle, elle a une dette. Laissez-moi vous redire très simplement quelle est cette dette. Des femmes ont subi dans des conditions abominables des avortements clandestins, elles se sont vidées de leur sang, elles ont été condamnées. Heureusement il y a eu Simone Veil. Puis, il a fallu se battre au sujet des délais, contre les « fondamentalistes » … Voilà donc le scénario terrible, devenu mythique, d’une lutte continue, qui engendre une dette de loyauté qui se transmet de génération en génération de féministes.

Cette année, sur Instagram, la même Géraldine salue la constitutionnalité de l’IVG par ces propos : « Je ne peux pas m’empêcher de penser que la vraie victoire sera que les jeunes filles puissent avorter, si un jour elles le décident, sans lutter. Libres et conscientes. » Elle écrit cela en mars 2024. Au futur. On aimerait demander à Géraldine en quoi, il y a près de 20 ans, en 2005, 30 ans après la loi Veil, elle a eu à lutter pour avaler ses cachets ! Le témoignage n’indique pas d’autre lutte finalement que contre elle-même. L’indicible, l’impensable, l’intolérable serait que la pauvre, elle n’aurait peut-être pas dû avorter. Cela remettrait en cause la lutte des féministes précédentes. L’impératif étant que les suivantes perpétuent cette dette. Souffrir peut-être, mais regretter, jamais. Parce que c’est un droit pour lequel d’autres femmes ont lutté. La lutte des aînées devient une servitude éternelle…

Le 8 mars, la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet s’est félicitée : « On est un maillon d’une chaîne de femmes qui se sont battues, qui ont œuvré ou qui ont subi cette IVG. Cette chaîne n’a pas fini d’être constituée ». Sur le plan anthropologique la confusion est la plus complète. La gratitude d’être soi-même en vie, d’avoir reçu cette vie gratuitement d’un père et d’une mère … c’est-à-dire l’évidence, doit être tue. A jamais. Imaginez donc. Si j’en viens à dire que je suis heureuse de ne pas avoir été avortée, et d’être là…

Au milieu de cette confusion d’un féminin enfermé en lui-même, une des actions les plus pérennes, à mon sens, est de travailler à l’altérité du féminin et du masculin. La contraception, en séparant dans l’exercice de la sexualité le masculin et le féminin, fera toujours le lit de l’avortement.

Le moyen de guérison le plus sûr est de revenir au premier chapitre de la Genèse, à ces deux rapports au temps, féminin et masculin, avec un moment clé qui est celui de la bénédiction de Dieu. Benoît XVI parle d’un « espace de la bénédiction, qui implique une responsabilité pour celui qui la reçoit ». Le pape émérite décrit admirablement, sans le nommer, le travail de la conscience face à ce don de la bénédiction : « Être bénis impliquait pour nous de ne pas quitter l’espace de la bénédiction. »[11]

Nous appuyer sur une anthropologie biblique ne signifie pas résoudre toutes les difficultés concernant le texte biblique lui-même. La récente polémique, à l’occasion d’un livre de Michel Onfray sur Jésus, illustre parfaitement qu’il y a tout un travail nécessaire pour défendre sans caricature, le plus finement possible, le texte biblique lui-même face à ses détracteurs.

À l’instar d’un Lewis ou d’un Tolkien, il ne s’agit pas pour nous de réduire, ni de nier ce qu’il peut y avoir de mythique dans les Évangiles ; il ne s’agit pas de nier les idées ou les images qui ont pu venir des religions primitives. Le Dictionnaire Jésus de l’école biblique de Jérusalem nous dit, à propos de ces éléments mythiques susceptibles de se trouver dans les Écritures :

 

« Il faut les caractériser comme des mythes vrais, non pas créés par des hommes, mais par Dieu. Comme le Verbe qui se fait chair, l’Évangile c’est le mythe fait chair…Dans le monde qu’il a créé en sagesse, Dieu peut en revanche faire résider où il lui plaît la plénitude de sa divinité. La doctrine de la Création, qui reconfigure radicalement la métaphysique de la Bible, entraîne la rédemption du mythe ; il ne s’oppose plus à la vérité, mais en signifie la visibilité dans le domaine du récit et de l’histoire. »[12]

Conclusion

Le sujet de la fécondité naturelle n’est pas étranger à la Parole de Dieu, ou plus exactement nous devrions nous laisser déranger et même pénétrer par la Parole de Dieu afin qu’elle nous enseigne sur l’altérité du masculin et du féminin, jusque dans la réalité des blessures concernant la masculinité et la féminité. Blessures qui sont telles qu’on peut dire que l’altérité du masculin et du féminin, comme la fécondité naturelle et surnaturelle, sont certainement le plus grand défi de chaque existence, comme de notre époque présente. Nous ne pouvons prétendre, dans le domaine de l’anthropologie, à la vérité plénière sur ce qu’est l’être humain, dans son altérité homme-femme, car une part de mystère demeurera toujours. Mais nous devons sans cesse chercher à atteindre une vérité qui soit la plus droite, la plus juste possible.

 

La recherche de Dieu en toute chose, telle que la concevait saint Benoît, ne saurait être une option discutable. Certes, nous autres chrétiens vivons dans une société sécularisée, et nos savoirs nous sont de plus en plus transmis, désormais, sans lien avec la révélation sur la Création. Nous avons pu nous laisser convaincre qu’il s’agissait d’ailleurs d’une nécessité méthodologique stricte. En réalité cette nécessité méthodologique n’est que relative, car notre être est radicalement désireux d’une unification, à un niveau qui ne récuse ni l’intelligence ni le cœur. Cette unification est personnelle. Je la nommerais volontiers, avec l’Église, la chasteté. La chasteté réalise l’intégrité de notre personne en vue d’une intégralité du don. Initialement, elle concerne l’intégration d’une sexualité équilibrée dans la personne humaine, mais la chasteté nécessite tout autant l’intégration de l’affectivité au sens large, et même de l’intelligence dans cette même personne. L’un des fruits de la chasteté est un regard neuf, ou plus exactement renouvelé, qui découvre dans le réel une occasion d’espérance[13]. Chacun peut faire l’expérience, dans son domaine propre de compétence, que rien n’entre en contradiction avec la vérité que propose le texte biblique. Bien au contraire. Certes, trouver le lin et la laine, afin de tisser d’autres ouvrages au service du bien commun, nécessite une recherche exigeante, constante et personnelle. Mais cette recherche de Dieu en toutes choses s’avère une urgence pour nous-même ; elle est même la seule possibilité de rendre compte de la beauté de l’espérance qui est en nous. Nous n’avons pas à convaincre, mais à proposer une alternative face à des choix contemporains de notre société qui se révèlent mortifères. Nos compétences, nos intelligences se mettent alors joyeusement au service d’un témoignage qui n’a rien de zélote mais qui découle très simplement de la foi.

 

Comme l’explique admirablement le cardinal Newman, c’est au plus profond de notre cœur, au sens biblique du terme qui signifie la personne, dans notre conscience dirions-nous aujourd’hui, que nous sommes invités à donner notre assentiment au Christ Sauveur, vrai Dieu mais aussi vrai homme. C’est bien de cette union effective avec Lui, le Christ, que nous saurons à la fois accepter la réalité d’un combat anthropologique qui nous dépasse, et recevoir du Seigneur le rôle personnel que nous pouvons tenir dans ce combat.

 

ECHANGES DE VUES

 

 

Marie-Joëlle Guillaume

Quelle belle méditation, Gabrielle, à partir de de la Genèse ! Je retiens ce mot qui est revenu à plusieurs reprises dans votre exposé : ‘’l’ordre’’, aux deux sens du terme, celui du cosmos, et puis l’ordre que l’on donne, qui dès le départ fait sortir le monde de la confusion, du tohu-bohu originel, et le fait reposer sur l’altérité. Votre méditation sur l’altérité, en particulier au sujet du temps, du temps linéaire comme du temps cyclique et de leur complémentarité, montre à quel point nous avons joué les éléphants dans le magasin de porcelaine avec notre façon de traiter l’altérité aujourd’hui, ou plutôt de ne plus la traiter comme il faut. En tout cas merci, je pense qu’il doit y avoir des questions, des réactions, des approfondissements.

 

Père Jean-Christophe Chauvin

Rémi faisait allusion, avant que vous ne parliez, au fait que votre travail au sein de l’association Billings vous avait rapprochée des milieux écologiques, qui ne sont pas spécialement chrétiens. Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de cette expérience et de ce que vous avez retiré de ces relations avec des personnes qui ne sont peut-être pas très chrétiennes, mais qui d’un certain côté militent en faveur d’une véritable écologie, puisqu’elles en arrivent à refuser la contraception chimique ?

 

Gabrielle Vialla

J’y ai mis beaucoup d’énergie. En fait mon mari et moi avons été présidents de l’association Billings pendant 10 ans, mais nous sommes moniteurs depuis 25 ans. J’ai donc surtout fait ce travail auprès des écologistes, avant d’être présidente. Je mettais des papiers dans les Biocoop et autres magasins bio ; cela a donné lieu à des rencontres étonnantes, parfois mémorables. Je pense par exemple à un médecin ou un ancien médecin qui était devenu, peut-être pas charlatan, mais très versé dans toutes sortes de médecines parallèles ; il était arrivé à des conclusions sur certains points très proches des nôtres. Après avoir analysé tout l’historique de ses patientes il avait montré une corrélation entre, par exemple, le fait qu’elles avaient un stérilet et qu’elles prenaient des antidépresseurs. Il en était arrivé à dire que le stérilet conduisait à la dépression. Ensuite il faisait des manipulations, par lesquelles il sentait des nœuds particulièrement chez les femmes qui avaient avorté. Il était donc arrivé, simplement de façon empirique, à constater que les contraceptions proposées médicalement étaient mauvaises. Il était en fait passionné par la physiologie, au sujet de laquelle il avait finalement très peu reçu par ses études de médecine. La difficulté venait quand même du choix de la continence, et puis aussi de la fidélité. Il n’avait pas du tout la même conception du mariage que la nôtre. Et puis un jour, en partant de chez nous il passe devant le grand crucifix de notre entrée, et là il devient livide ; en réalité j’ai vraiment vu le visage de quelqu’un qui voyait le supplice de la croix. Il n’avait pourtant aucune culture chrétienne, c’était un jeune, mais en partant il a dit : « Je n’aurais jamais cru avoir des points communs avec des gens comme vous ». Je pense que c’était réciproque, d’ailleurs. C’est pourquoi tout cela a été vraiment passionnant sur le plan humain.

J’ai fait énormément de suivi, y compris auprès de femmes qui faisaient du polyamour, mais j’en ai aussi vu les limites : j’ai cru pendant dix ans que j’allais pouvoir former des moniteurs dans les milieux écologiques ; puis je me suis rendu compte d’une certaine hypocrisie, si je puis me permettre, des associations de méthodes naturelles. En effet, nos méthodes naturelles sont présentées jusque sur les réseaux sociaux, comme découlant du droit naturel, car nous voulons croire qu’il est possible d’adhérer à Humanæ vitæ sans le Christ. Et en soi, sur le plan de la raison c’est possible, mais jusqu’à un certain point. En effet vient toujours le moment où on achoppe avec la société et les personnes conditionnées par de toutes autres formes de pensée. En réalité les gens veulent bien vivre les méthodes naturelles, et certains y parviennent vraiment sans être chrétiens, mais il ne faut pas qu’ils aient une trop grande libido parce qu’il y a le problème de la continence, qui opère un tri des personnes. Toutes les personnes n’ont en effet pas naturellement la même libido, certaines en ont moins que d’autres, ce qui leur permet de vivre les méthodes naturelles avec moins de difficulté. Et c’est intéressant de rencontrer des personnes qui, sans le Christ, acceptent de vivre une exigence que des chrétiens, eux, refusent.

Mais je n’ai jamais réussi à trouver des personnes qui voulaient bien donner de leur temps de façon bénévole, avaient ce désir d’enseigner aux autres, sans motivation chrétienne. On a eu quelques foyers moniteurs de chrétiens fondamentalistes ou de quelques protestants, mais ils sont très rares – en France 99,5 % des personnes enseignant une méthode naturelle quelle qu’elle soit, sont catholiques. Or c’est un point délicat parce qu’en fait la plupart du temps ces formateurs s’autocensurent, en n’avouant pas ce qui les motive véritablement. Quand nous sommes devenus présidents du Centre Billings France, nous avons voulu travailler à faire comprendre que le monitorat – pas la pratique des méthodes naturelles, mais le fait d’enseigner les méthodes naturelles – devrait être davantage perçu comme une mission ecclésiale, au même titre que la préparation au mariage, la préparation au baptême, etc. Nous pensons que cet enseignement devrait faire l’objet d’un service dans les paroisses, en étant d’ailleurs étendu à « l’altérité dans le mariage ». En effet on constate aujourd’hui par exemple de gros problèmes de pornographie à l’intérieur même du mariage. Enfin, cette mission relative à la régulation naturelle des naissances finit par toucher à beaucoup d’autres sujets qui ne relèvent pas strictement de la physiologie féminine.

 

Emmanuelle Hénin

Madame, merci beaucoup pour votre très belle présentation. Quelques petites réactions : j’ai été stupéfaite d’entendre que cette constitutionnalisation de l’avortement avait été quasiment saluée par les juifs et les protestants, tandis que les musulmans et les catholiques y étaient opposés. Juifs et protestants ont applaudi et j’avoue en avoir été très surprise. Je ne sais pas si vous avez une remarque à ce sujet, parce que ces gens ont tout de même la Genèse en commun avec nous. Et puis ensuite, une autre expérience – pardon ce sont trois remarques complètement différentes : j’ai suivi par curiosité dans mon université une formation proposée par l’association Outrans et donnée par un « iel ». Il nous a parlé de cette constitutionnalisation, et sa grande préoccupation était de voir l’avortement autorisé pour les hommes, au motif que si on peut se dire un homme à tout moment, et changer de sexe au milieu d’une grossesse, il faut aussi pouvoir avorter, en tant qu’homme ! Telle est leur nouvelle revendication ! Enfin, dernière chose sur ce point, je ne sais pas si vous avez vu passer un très beau documentaire sur KTO qui s’appelle « Le deuil caché », disponible en ligne, je vous le conseille ; il s’agit d’une femme qui a décidé de libérer le tabou de la parole des femmes, cette parole libérée pour tout sauf pour l’avortement ! Or quand vous allez sur le site de KTO, un bandeau s’affiche devant cette vidéo, qui invite surtout à contacter le Service public France, le Planning familial, etc. Et si vous cliquez sur le bandeau, on vous explique la raison de cet affichage, à savoir que ce contenu n’est pas sûr, qu’il peut être dangereux, etc. Il y a donc un avertissement, même pour simplement recueillir la parole des femmes qui ont subi l’avortement. Pour terminer, est-ce que vous pourriez revenir sur le tabou de la fécondité dans l’Église ? En dehors de ce Dictionnaire Jésus, avez-vous pu constater que c’était quelque chose de massif, peut-être comparable au fait qu’on ne parle plus des fins dernières, parce qu’on ne parle plus non plus des fins premières, si j’ose dire…

 

Gabrielle Vialla

A propos d’abord de la réaction des protestants et des juifs, je ne le savais pas, mais ça ne m’étonne guère parce que cela s’inscrit dans la suite de la permissivité vis-à-vis de la contraception. En effet j’ai constaté dans mon travail d’enseignement de la régulation naturelle des naissances, auprès des protestants comme des juifs, que nous ne trouvions pas de répondant sur le sujet de la contraception. En fait, je pense que c’est une question de cohérence.

C’est délicat sans doute, mais par exemple, je suis géographiquement sur la paroisse d’un prêtre très médiatique. Il se trouve que l’on partage avec lui un WhatsApp de paroisse, sur beaucoup de sujets. Or j’ai attendu – comme beaucoup d’autres paroissiens – une réaction, un appel de sa part, aussi bien pour le 4 que pour le 8 mars. Ce prêtre propose habituellement plein de belles initiatives, l’adoration, etc., or rien n’a été dit ou proposé à ce sujet ! Il se trouve que c’est un prêtre très diplomate également. Il faudrait faire des sondages à la sortie de la messe, mais ce doit être très délicat d’avoir une parole publique lorsqu’on sait que les personnes peuvent ensuite aller sonner au presbytère sur le sujet de l’IVG, de l’avortement. Cela découle exactement de la pensée qu’on a sur la contraception. En tout cas cela se vérifie de façon pratique, comme nous l’avons constaté avec les personnes que nous recevions. À un moment donné, au cours de l’enseignement que nous donnions de la méthode Billings, nous prenions le temps de demander aux gens, notamment à ceux qui appartenaient à des milieux écologistes, s’ils garderaient un enfant non désiré qui adviendrait – que ce soit pour des raisons de mauvaise assimilation de la méthode, ou de mauvaise transmission de notre part. On avait déjà constaté une certaine résistance, des refus même, de la part des protestants ou des juifs, et plus encore de la part des écologistes. C’était une des difficultés pratiques. Et du coup nous conditionnions à leur réponse le fait que c’était gratuit, le fait de pouvoir continuer. Il est arrivé plusieurs fois qu’on les invite à réfléchir, puis à revenir après avoir pris leur décision. Quelquefois les personnes ne revenaient pas, quelquefois elles revenaient après avoir décidé de garder l’enfant éventuel.

 

Par rapport au tabou de la fécondité dans l’Eglise, il se trouve qu’en parallèle de notre service à la présidence du Centre Billings France, nous avons, avec l’abbé Bettoli, organisé des journées pour les prêtres, à l’origine sur la régulation naturelle des naissances, puis qui se sont élargies au thème de la fécondité. Car les prêtres ont du mal à en parler malgré l’appel à la générosité contenu dans la Genèse, et, ils l’avouent eux-mêmes, ils prêchent peu sur ce sujet dans les paroisses. D’une part ils ont peur d’être taxés de natalistes. D’autre part, c’est une analyse qui m’est plus personnelle, me semble-t-il, mais pour répondre par exemple à l’incessante question du diaconat féminin ou du sacerdoce de la femme, je pense que l’on n’explore pas assez l’altérité du masculin et du féminin dans les Écritures, ce qui permettrait d’avoir un discours peut-être plus riche, permettant de mieux comprendre le vis-à-vis du Christ avec chaque âme, du Christ avec l’Église, c’est-à-dire en réalité toute la question de la nuptialité.

 

     Jean Chaunu

J’avais juste quelques compléments à indiquer : le premier concerne le docteur Simon, grand franc-maçon devant l’Éternel, qui avait parfaitement et clairement expliqué que la contraception conduirait à l’avortement. Il faut relire De la vie avant toute chose ; même s’il l’a publié un peu plus tard (en 1979), c’était programmé. Mon deuxième point regarde la très grande tradition dans l’Église relative au mystère nuptial du Christ et de l’Église, qui semble d’ailleurs effectivement avoir été remise à l’honneur par un certain nombre de théologiens. Mais je ne sais pas pourquoi la richesse de cette théologie patristique avait disparu, peut-être a-t-elle souffert du jansénisme, ou de beaucoup d’autres choses, mais l’approche théologique du mystère nuptial du Christ et de l’Église est certainement à redécouvrir, car elle peut être effectivement très riche pour répondre à beaucoup de choses, ayant une implication dans la spiritualité. Je pense à l’ouvrage de feu Mgr Scola intitulé « Le Mystère des noces » qui approfondit la théologie du corps de JP II ».

Jean-Paul Guitton  

Je voudrais témoigner sur le fait que l’Église ne parle pas dans ses paroisses de sujets comme la contraception. Quand nous sommes arrivés en région parisienne à la fin des années 70, ma femme consultait le médecin de quartier qui était un bon paroissien, et à qui elle a demandé un jour : « Est-ce qu’on ne devrait pas inciter les prêtres à parler de la question de la contraception, d’Humanæ vitæ, etc. ? » Réponse du docteur : « Mais madame, vous voulez vider les églises ? » Malheureusement, il n’y a pas eu besoin de ça pour vider les églises, et c’était il y a plus de 40 ans, le mal était déjà fait.

 

Monseigneur Philippe Brizard

Il est vrai, Madame, que l’anthropologie chrétienne est en mauvais état à l’heure actuelle. Je me souviens de la publication d’Humanæ vitæ alors que j’étais en Algérie ; l’encyclique avait déclenché un véritable tollé, un raz-de-marée de protestations. Tous les évêques français ou presque ont dit que cette encyclique était quasiment impossible à appliquer. A noter la lettre du cardinal Duval, archevêque d’Alger, par laquelle il félicitait le Pape d’avoir eu le courage de parler comme il l’avait fait. Concernant notre question, il est certain que le développement de la théologie systématique a fait de la théologie quelque chose de très abstrait, passant volontiers au-dessus de la tête de quantité de pasteurs, qui ne cherchent pas à être théologiens au sens professoral du terme, mais seulement pasteurs. Or sans un solide bagage intellectuel, je suis d’accord pour dire qu’on ne va pas très loin. Alors je leur dis, fort de mes 50 ans de sacerdoce, auxquels il faudrait ajouter presque 10 ans de formation, que le discours moral ne peut pas ‘’passer’’ sans une sérieuse approche théologique, et que la théologie systématique marquée par Hegel et tous les grands intellectuels, élabore une grande abstraction qui éloigne de la théologie des Pères de l’Église, et en particulier de celle qui met en avant la nuptialité des relations du Christ et de l’Eglise. Je crois que le Père Caffarel a rendu un grand service à l’Église en développant cette spiritualité conjugale fondée sur la nuptialité. Comme « pasteur » – j’ai été curé longtemps – j’avais même été jusqu’à dire à mes vicaires, à l’époque où je marchais à la tête de 14 vicaires dans ma paroisse parisienne, que ce n’était pas si simple de parler de l’avortement : certains de mes confrères partaient vent debout en disant qu’il fallait dénoncer l’avortement, que c’était un crime, un attentat à la vie, ce qui est vrai, mais je les invitais à une certaine délicatesse car, à l’époque, il semblait que, déjà, 43 % des femmes étaient concernées d’une manière ou d’une autre par le problème de l’avortement. Or on ne peut pas s’attaquer au problème en cinq minutes d’homélie et traiter ces questions qui supposent un développement anthropologique complexe. De mon côté je me souviens quand même de quelques interventions musclées comme j’aime les faire, du type : « Vous avez beau me dire tout ce que vous voulez, les hommes et les femmes ne se reproduisent pas comme les grenouilles » ! Tout le monde a retenu l’expression qui les invitait à se remettre en question, mais je ne pouvais pas en l’espace de dix minutes d’homélie entrer dans le fond de la question. Je le fais quelquefois dans les mariages, parce que désormais ceux qui se marient, même s’ils n’en sont pas toujours totalement conscients, font un choix qui n’est pas à la mode, et le public de ces cérémonies est plus attentif à ces développements sur la théologie du mariage et la nuptialité.

 

Jean-Didier Lecaillon

Je suis complètement d’accord avec vous pour dire que nous sommes malades du fait d’avoir renoncé à la procréation ; malades sur le plan spirituel, sur le plan économique, et sur tant d’autres : nous nous suicidons d’une certaine façon. Ainsi, je partage votre diagnostic. Mais vous l’avez complété en disant qu’il fallait donner une juste place aux femmes, ce qui me semble effectivement nécessaire à ce sujet. C’est du moins ce que j’ai compris et vous me corrigerez s’il le faut. Aussi, j’aimerais savoir si vous auriez des pistes à nous proposer qui permettraient effectivement de contribuer à donner une juste place à la femme ?

Permettez-moi de préciser ma question en évoquant plus particulièrement le message de l’Église. Je discutais en effet récemment avec une amie philosophe très proche de nous, donc non susceptible de chercher à être négative, qui me disait : « Vous ne vous rendez pas compte de la responsabilité de l’Église dans cette situation par rapport à la transmission, par rapport à la fécondité, par rapport à la famille ; les femmes ont tellement été mises à l’écart qu’il est normal qu’elles réagissent, ou plutôt qu’elles soient très sensibles sur certaines questions liées à la fécondité ! ». Je serais très intéressé d’entendre une femme proposer à l’homme que je suis quelques pistes de réflexion pour savoir comment nous pourrions finalement, non pas revenir en arrière, mais progresser de manière non suicidaire ?

 

Gabrielle Vialla

Ce que j’ai voulu dire, c’est qu’on avait réduit le sujet de l’altérité, le sujet de la nuptialité, le sujet de l’amour du Christ pour chacune de nos âmes, à la question de la place de la femme. Pour moi c’est une réduction, une perte de l’intelligence de la foi. C’est un peu comme si le seul enjeu était celui-là. Faut-il mettre les filles dans le chœur ? Désormais les filles sont dans le chœur, mais alors faut-il aussi maintenant proposer le diaconat féminin comme le suggère l’évêque d’Alger ? Et puis, quand il y aura le diaconat, il faudra le sacerdoce des femmes, et quand il y aura le sacerdoce, j’espère que la femme pourra être Pape ! Bref on voit bien l’enchaînement, alors qu’il n’y a pas de raisonnement. Or en réalité selon moi on stérilise à la fois l’anthropologie bien sûr, mais aussi l’intelligence de la foi, donc j’ai plutôt déploré le fait qu’on ait réduit le sujet à la place de la femme.

 

Jean-Didier Lecaillon

En effet ce n’est pas d’avoir des filles enfants de chœur qui permettra de redonner une juste place à la femme !… Mais peut-être pourriez-vous de façon plus positive nous indiquer de quelles manières, nous pourrions nous comporter ou évoluer pour que la femme trouve une juste place, et finalement que la maternité soit mieux valorisée alors qu’elle est souvent considérée aujourd’hui comme « un mal nécessaire » ?

 

Gabrielle Vialla

Pour moi la question n’est pas d’abord la place de la femme, la question est celle de la présence du féminin dans l’Église. Parce que précisément cette perte de la notion d’altérité va selon moi de pair avec la perte de la foi, c’est pourquoi elle est si grave ; car elle conduit en réalité aussi à atténuer la notion du féminin dans les discours ecclésiaux. Personnellement, je préfère être défendue par un moine bénédictin que par une consœur du Synode. Je n’ai rien contre le Synode, mais ce que je veux dire, c’est que le féminin est bien mieux compris par les Chartreux que, malheureusement, par l’évêque d’Alger. Il faut donc redécouvrir cette spiritualité de la nuptialité, et je dirais même – pardon c’est un peu terrible – qu’il faudrait peut-être une redécouverte de la foi de la part du clergé dans certains cas, ou au moins de cette Foi telle que Dieu nous l’a révélée, c’est-à-dire par l’Écriture, avec tout ce qui concerne l’Alliance, les noces, de façon très fine.

J’ajouterai que c’est aussi une redécouverte de la liturgie qu’il faudrait faire : en effet cet aspect cyclique, inscrit plus finement dans l’être de la femme, est ce qui lui permet de nourrir sa vie spirituelle. Ainsi, même cette spiritualité nuptiale du prêtre vis-à-vis de l’Église est nourrie par la liturgie des heures, cette école du cycle finalement. Aux couples que j’accompagnés, j’ai parlé d’une école du cycle, parce qu’en fait un jour on quitte le cycle ; et d’ailleurs on le quitte comme on quitte un jour cette vie terrestre. Or ce cycle est selon moi le signe d’une pédagogie de Dieu. Dans la vie conjugale, un jour la femme est ménopausée mais l’amour ne s’arrête pas. Et quand on trouve la continence périodique un peu pénible – parce que c’est vivable – eh bien on peut se dire que cela va nourrir l’amour pour qu’il continue ensuite après la ménopause. C’est un très bon argument, d’ailleurs. Je pose la question régulièrement : « Est-ce que vous voulez continuer à vous aimer longtemps ? Si vous ne voulez pas vous séparer après 45/50 ans et continuer de vous aimer, alors il faudra que votre amour ne repose pas que sur l’aspect hormonal de l’ovulation, et il faudra trouver d’autres moyens pour vous aimer ». En réalité il y a une analogie à percevoir avec notre vie spirituelle, laquelle a besoin de temps, comprend des pauses, et s’inscrit dans le cycle de nos existences. D’ailleurs quand on lit la liturgie des heures, c’est omniprésent ! Lorsque vous allez dans un monastère et que vous suivez avec le lectionnaire les psaumes et les lectures, vous êtes bercé à la fois par le rythme du jour et de la nuit, bercé par la présence du dimanche, vous êtes pris dans un cycle ! Mais, revenu dans votre paroisse, cet aspect a largement disparu.

Pour la défense de l’Église, on pourrait dire toutefois que cette perte du cycle est le fait de toute la société : aujourd’hui on peut regarder Netflix à 3h du matin sur son téléphone portable, et il y a un vrai défi, une véritable charité pour le xxie siècle dans le fait de revenir aux réalités les plus prosaïques. J’ai été extrêmement étonnée du fait suivant : un journaliste que j’aime beaucoup m’a interrogée sur RCF pour la Belgique dans le cadre de la journée de la femme, c’est à dire le 8 mars. Je prépare donc quelques phrases, je suis plutôt contente de mes réponses, et puis à un moment donné, je lui dis être reconnaissante envers mon père, reconnaissante pour sa paternité, parce que j’estime devoir ma féminité à cette paternité. Or c’était comme si j’avais exprimé une idée de génie ! Pour les générations à venir, il suffira de rappeler des réalités très prosaïques, et on vous trouvera formidable ! Je dois ma féminité à mon père, c’est très simple. Or ce journaliste m’a avoué en off que c’était ce qu’il avait préféré dans mon interview. Aussi, je pense que dire aux jeunes qu’ils ont besoin pour leur vie spirituelle de vivre cet aspect cyclique du temps qui est féminin, relève d’une grande charité. On pourrait aussi parler à cet égard du rythme des repas. Dans l’Écriture la femme est souvent associée au rythme des repas, qui revêt une composante physiologique, parce que la femme nourrit son enfant. Un nouveau-né a besoin de 7 à 9 repas par jour, un nourrisson 5 repas par jour, et puis ensuite les enfants ont 4 repas par jour, les adultes 3 ; or c’est souvent la femme qui nourrit, qui a ce sens du temps. Donc on a maltraité le féminin tant dans la société que dans l’Église, mais à mon sens pas plus dans l’Église que dans la société. Je pense que cela pourrait être une réponse.

 

 

Monseigneur Philippe Brizard

Je voudrais faire quelques remarques. Par rapport à Humanæ vitæ, d’abord. J’ai su que Jean-Paul II, qui était alors le cardinal Wojtyła, n’avait pas été totalement d’accord avec la formulation – pas l’orientation – de l’encyclique Humanæ vitæ. Il avait voulu se rendre à Rome pour exprimer son point de vue au Pape, malheureusement il n’a pas obtenu de visa de la part des autorités communistes, et donc n’a pas pu le faire. Mais si vous faites bien attention, ses catéchèses des premières années de pontificat consistent en un retricotage complet d’Humanæ vitæ, dans un autre langage que celui de l’encyclique. Il a su ‘’reprendre la main’’, si je puis dire, attirer et intéresser beaucoup de gens à ce sujet. Votre exposé est intéressant mais il est un peu irénique, parce que le mal existe. Nous sommes toujours blessés par le péché qui a provoqué précisément cette détérioration de l’ordre de la nature. Et la Rédemption est absolument essentielle aussi bien dans la catéchèse que dans le développement d’une pastorale du mariage etc., parce que les êtres complètement cohérents avec eux-mêmes sont extrêmement rares. Même les saints ne se disent pas complètement cohérents avec eux-mêmes, ils se sont d’ailleurs tous reconnus pécheurs. De plus, comme nous touchons ici à l’ordre de la sexualité, il y a psychologiquement une puissance de culpabilisation qui bloque complètement certaines personnes dans leur développement spirituel. Or il faudrait les aider à faire le départ entre la culpabilité psychologique qui est sûrement mortifère, et la culpabilité morale qui ouvre l’avenir en ouvrant au salut.

 

Gabrielle Vialla

Laissez-moi me défendre : en fait le sujet était extrêmement vaste, et j’ai simplement voulu garder l’altérité, en lien avec la fécondité commandée par Dieu dans la Genèse. Mais c’est faute de temps que je ne suis pas allée plus loin. Vous aurez noté que j’ai quand même dit qu’il était aussi extrêmement intéressant de continuer à lire les Écritures et de dégager l’anthropologie qui regarde la blessure de la masculinité et de la féminité.

Quant à Jean-Paul II, on a énormément aimé dire qu’il avait trouvé à redire sur Humanæ vitæ, et de fait il y a une lettre de Jean-Paul II à Wanda Poltawska qu’on trouve dans son Journal d’une amitié, et où il émet des réserves. Mais à mon sens c’est une réaction à chaud, et il faut absolument en avoir conscience, parce qu’ensuite dans ses catéchèses, il procède non pas à un travail de réécriture d’Humanæ vitæ, mais à un commentaire serré d’Humanæ vitæ. Il reprend un à un les paragraphes d’Humanæ vitæ et les explique, en restant extrêmement docile si je puis dire, à l’encyclique ; et cela, non seulement dans ses catéchèses, mais tout au long de son pontificat. En effet, Familiaris consortio est encore une explication d’Humanæ vitæ, l’encyclique en cite d’ailleurs des morceaux entiers, et Veritatis splendor également. Et puis, c’est moins connu, mais à la fin du pontificat de Jean-Paul II, vous avez toute une série de discours aux jeunes mariés où Jean-Paul II a presque l’air de se corriger quelque peu de ses premières catéchèses. En effet il va peu à peu amener l’enfant à l’intérieur de sa théologie du corps, se corrigeant par-là de façon très douce – quand Benoît XVI se corrigeait de façon plus visible. Quand on lit simplement les catéchèses de Jean-Paul II, il y a de fait un grand absent de sa « théologie du corps », qui est l’enfant. Mais à la fin de son pontificat, Jean-Paul II parlera davantage de la générosité face à la vie dans un certain nombre de discours aux jeunes mariés, en reprenant le texte de la Genèse, ce qu’il n’avait pas fait dans ses catéchèses. A mon sens il est dommage que la plupart des personnes qui vulgarisent Jean-Paul II ne s’intéressent qu’à la théologie du corps du début de son pontificat, sans prendre en compte la maturité de sa pensée qui l’a mené à cette compréhension fine. Car ce manque de générosité des catholiques face à la vie représente aujourd’hui un enjeu extrêmement important. Ce que le pape François dit aussi…

 

Marie-Joëlle Guillaume

De fait, nous manquons de générosité face à la vie. Nous arrivons au terme de nos échanges, et il est bon que nous vous ayons poussée dans vos retranchements, parce que vous avez précisé un certain nombre de choses importantes. Car au fond, le défi aujourd’hui face à ce désastre anthropologique, c’est de trouver les bons mots pour rendre le sens de l’altérité à nouveau délectable et non pas comme une chose devant être éliminée. Nous avons fait du chemin à travers les remarques que vous avez acceptées et qui vous ont permis d’approfondir la question. Un très grand merci encore.

 

 

[1] Saint Augustin, Sermons sur l’Écriture, éd. Bouquins 2023, p. 304

[2] Benoît XVI, Ce qu’est le christianisme, éd. du Rocher, p. 51

[3] Id, p. 54

[4] Id

[5]             Catéchèses sur la théologie du corps, audience générale du 12 septembre 1979, n° 3.

[6]             Ibid.

[7]              Id

[8] Sermon du Cardinal Ratzinger, in Au commencement Dieu créa le Ciel et la Terre, éd. Fayard

[9] Id

[10] Cf. Gabrielle Vialla, Bien vivre le cycle féminin, éd. Artège, 2020

[11] Joseph Ratzinger – Benoît XVI, L’esprit de la liturgie, dans Théologie de la liturgie, Parole et Silence, 2021, p. 133.

[12] Dictionnaire Jésus, École Biblique de Jérusalem, éd. Bouquins 2021, p. 728

[13] « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Matthieu 5, 8).