Jean CHAUNU, enseignant à Stan, historien spécialiste d’Histoire contemporaine

Marie-Joëlle Guillaume, Présidente

Deux mots avant de donner la parole à notre secrétaire général Rémi Sentis, pour présenter notre orateur de ce soir. D’abord merci d’être là, nous sommes très heureux de vous accueillir, et merci aux membres qui ont fait l’effort de se déplacer à nouveau après la période Covid ; j’espère que désormais nous allons repartir sur de bonnes bases. Votre intervention, cher Monsieur, se situe vers la fin de notre année académique. Nous avons examiné sous différents angles la question de la vérité, et il est évident que, à la fois l’Histoire et l’enseignement sont à la croisée des chemins pour une appréhension juste de la vérité. C’est pour cela qu’il nous a paru essentiel que quelqu’un comme vous, Rémi Sentis va nous en dire plus long, puisse nous entretenir ce soir.

 

Présentation par Rémi Sentis[1]

Merci beaucoup cher Jean d’être venu jusqu’ici. Quelques mots donc : comme tout le monde le sait vous êtes historien, spécialiste de l’Histoire contemporaine ; vous avez fait votre thèse à Lille après avoir fait vos études à Paris, vous êtes un Francilien d’adoption, né dans l’Histoire, on connaît le nom de votre père Pierre, qui a marqué des générations ; mon épouse a suivi ses cours, elle m’en parlait encore tout récemment. Donc, vous avez soutenu une thèse de doctorat à Lille sous la direction du Professeur Yves-Marie Hilaire (1927-2014), vous avez écrit dans plusieurs revues dont la revue Commentaires et la revue Communio. Vous êtes spécialiste de la période de l’entre-deux guerres et du catholicisme dans cette période. Vous avez publié en trois volumes une étude sur Christianisme et totalitarismes en France dans l’entre-deux-guerres[2], vous avez rencontré le père René de Naurois (1906-2006), qui fut aumônier de la France libre et a vécu presque centenaire : vous avez contribué à la publication de ses mémoires[3]. Vous avez aussi contribué au Dictionnaire de la France libre[4], vous maîtrisez l’histoire contemporaine et, comme les historiens aiment bien déborder vers le passé, vous connaissez très bien aussi, évidemment, tout ce qui précède la Révolution, ce qui est lié à la Révolution et la période qui la suit. Je vous laisse la parole, pour que vous nous parliez maintenant des questions liées aux lois mémorielles et de l’Histoire, de la vérité historique.

[1] Secrétaire Général de l’AES

[2] Editions de Guibert, 2007-2010.

[3]Aumônier de la France libre, Perrin 2004.

[4] Robert Laffont 2010, coll. « Bouquins ».

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Communication

 

Jean Chaunu

C’est un grand honneur pour moi d’être parmi vous. Rémi m’avait demandé de parler d’un sujet qui se rapporte à la vérité, je vais donc essayer de vous parler du présent à l’épreuve de la vérité historique.

Voilà à peu près trente ans que notre monde pense avoir pris congé de l’Histoire avec un H majuscule, depuis la chute du communisme et aussi depuis que ce que François Hartog appelle le « présentisme » – le présentisme mémoriel – s’est substitué à la méthode historique pour mieux juger le passé. Ainsi, je propose de nous interroger sur ce paradoxe, car il me semble que nous avons rendez-vous avec le passé. Nous avons rendez-vous avec le « solde » de mai 68. Vous savez que le terme de « solde » est à prendre dans bien des sens, il s’agit ici d’un solde qui est parvenu à échéance cinquante ans plus tard. C’est ce que l’on peut appeler la némésis. Némésis est la déesse grecque de la justice distributive sanctionnant l’hubris des hommes. C’est cette némésis « soixante-huitardive » que l’on se propose ici d’interroger, afin que les conséquences ne soient point indéfiniment orphelines de leurs causes.

La Révolution française a remis en cause l’idée cicéronienne d’une historia magistra vitae, à laquelle s’est substituée au XIXe siècle une foi en l’Histoire comme avenir, comme progrès. La foi en l’Histoire a marqué toute une partie de l’âge contemporain, et dans son deuxième livre sur La démocratie en Amérique publié en 1840, Tocqueville avait pris acte du nouveau rapport de la vérité à l’Histoire : « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » disait-il. C’était donc la fin de l’ancien régime d’historicité, pour reprendre la formule de François Hartog[1]. Selon le nouveau régime, c’est désormais l’avenir qui doit éclairer le passé et le chemin de l’action : de 1789 à 1917, les révolutions ont été les balises de l’histoire en marche, elles ont été l’inscription dans le temps, (Chronos) du Kairos christique, mais sécularisé, le Kairos étant l’action divine au moment opportun. Mais les révolutions ont bégayé avec l’âge ; François Furet l’avait montré pour ce qui est d’une Révolution française à répétition sur près d’un siècle avant que ne soit définitivement fixé le régime parlementaire après 1875. Et pendant 70 ans à compter de la Révolution d’Octobre, c’était à l’avenir qu’était confié le soin de démentir l’utopie marxiste-léniniste, or l’avenir, vous le savez, est advenu entre 1989 et 1991.

Aujourd’hui, à l’heure où le progressisme, que j’appellerais volontiers « paléo-progressisme », reprend du service, c’est plutôt au passé de nous dire que le monde d’après n’est rien d’autre que le paradigme de 1968 parvenu à échéance cinquante ans plus tard, soit deux générations plus tard, et même trois, si l’on inclut bien sûr celle des soixante-huitards nés après 1945. Et c’est donc à la némésis du passé de sanctionner le processus paléo-progressiste parvenu à un âge tardif. Je voudrais donc rappeler le titre de cette communication : « Le présent à l’épreuve de la vérité historique ». De quel présent allons-nous parler ? Ce n’est pas ce présent insaisissable sur lequel a médité saint Augustin dont il est question ici, mais d’un présentisme cinquantenaire qui nous a fait basculer du futur vers le présent, le futur étant d’ailleurs devenu « un fardeau dont personne, entreprise ou institution, ne veut se charger.[2] » Mai 68 est la dernière révolution futuriste qui a fini en présentisme conservateur. On peut d’ailleurs penser à ce qu’avait déjà écrit Régis Debray lors du 10e anniversaire[3], qui parlait d’une « contre-révolution réussie ». Péguy parlait déjà des « conservateurs traditionnels de la Révolution »[4] ; et l’on pourrait ici qualifier cette génération « soixante-huitardive » de génération thermidorienne. Nous sommes donc passés d’une némésis projetée vers nous mais venant de l’avenir pour sanctionner l’Histoire, à une némésis venant du passé pour démentir ce présentisme sans fin qui se prétend déchargé de l’Histoire. Il nous faudra probablement autant d’années pour comprendre la némésis de mai 68, qu’il nous en a fallu pour comprendre celle de la révolution d’Octobre. Autant le premier démenti a été acté, non sans peine, non sans larmes, non sans martyrs de la vérité, de L’archipel du goulag paru en 1974 au Livre noir du communisme de 1997, autant le second semble encore difficilement perceptible à nos contemporains, c’est-à-dire en particulier à la génération des septuagénaires, de leurs fils quinquagénaires, et de leurs petits-enfants trentenaires, tous quelque part, complices, bourreaux, victimes de leurs aînés.

Je me propose donc de traiter avec vous trois aspects : d’abord une histoire déconstruite qui est aussi un héritage de mai ; deuxième aspect, le crépuscule du présentisme et l’avènement du passé ; enfin, j’essayerai de réfléchir avec vous sur la vérité chrétienne en Histoire, sur ce que le christianisme a à nous dire sur ce sujet. On peut reprendre l’énigme de Mai par cette interrogation de Bernard Préel[5], qui il y a déjà une vingtaine d’années se demandait comment la génération des boomers avait pu dicter sa loi aux deux autres qui ont suivi. Je n’ai pas la prétention de répondre à cette question, mais une des réponses possibles est que mai 68 nous a fait croire que nous étions déchargés du triple fardeau de l’Histoire : de l’histoire en tant que méthode, de l’Histoire en tant que sens, et de l’Histoire en tant que filiation. Mai 68 nous a déchargés de l’histoire comme méthode, avec le structuralisme, de l’Histoire en tant que sens, avec l’acte d’échec de la révolution dont l’URSS stalinienne était encore dépositaire, de l’Histoire comme filiation avec le jugement de Clio par Mnémosyne sa mère. Et cette triple opération est corrélée à l’expérience existentielle d’une « brève éternité » qui caractérise la génération des boomers[6].

L’Histoire comme méthode, d’abord. La philosophie de « la mort de l’Homme » commandait la fin des humanités, bien évidemment, et donc de l’Histoire depuis les années 60 sous l’influence du structuralisme d’un Michel Foucault, d’un Michel de Certeau et de bien d’autres depuis. Les philosophies du soupçon qui ont touché à la notion de réalité vraie, propre à la connaissance historique, et par voie de conséquence, les grandes orientations pédagogiques de l’enseignement de l’histoire reposeront sur le rejet de toute structure narrative et chronologique, la continuité historique du « roman national » ne faisant plus sens[7]. Pourtant, entre le néo-scientisme et les théories de la déconstruction, l’éminent historien, Henri-Irénée Marrou, avait rappelé peu avant sa mort, que « la recherche scientifique ne peut trouver sa justification si on fait abstraction de sa finalité fondamentale, la recherche de la vérité. Qu’en histoire celle-ci soit toujours partielle, fragmentaire et soumise à d’impérieux conditionnements n’empêche pas que comme toute autre connaissance scientifique elle atteigne son but : une connaissance vraie de la réalité passée. »[8]

Deuxième point, l’Histoire en tant que sens. Rappelons tout d’abord qu’il n’y a pas d’histoire indépendante d’une philosophie de l’Histoire et de la vie, comme le disait aussi Henri-Irénée Marrou, et comme l’ont dit d’autres, ailleurs. Or mai 68 et le « tout, tout de suite » remettent en cause le schéma progressiste d’une fin de l’Histoire. André Mandouze, le membre fondateur de l’Union des chrétiens progressistes dans les années 50, avait donné une définition du progressisme de son temps en déclarant que « le fait du progressisme signifie la reconnaissance qu’aucune révolution n’est possible sans les communistes, mais que les communistes seuls ne peuvent la faire »[9]. L’Histoire ne lui a donné que partiellement raison, puisque les communistes français n’ont pu ni su faire la révolution, que la révolution de Mai s’est faite en partie à leurs dépens. « Mai 68, dit François Hartog, fut à la fois futuriste et déjà présentiste ; les manifestants se réclamaient encore du futurisme de la révolution, mais n’entendaient pas sacrifier leur présent pour un hypothétique futur. Les slogans mi-ludiques, mi-sérieux, tout, tout de suite, sous les pavés, la plage l’annonçaient. »[10] Et de fait, mai 68, sur un mois et demi, du 3 mai au 30 juin, récapitule symboliquement, par anticipation, de la base au sommet et en ses trois phases, un processus historique cinquantenaire : c’est-à-dire la phase étudiante, ou l’instrumentalisation du spontané ; la phase syndicale, ou la révolution introuvable ; puis la phase politique, ou les élections de la peur. Comme l’a dit Jacques Julliard en termes hégéliens, « mai 68 nous apparaît aujourd’hui comme une ruse de l’histoire pour accoucher de la société moderne. Sous les pavés, la plage, oui, mais sous le communisme utopique, le néocapitalisme. Sous l’idéologie libertaire, le libéralisme, sous le mot d’ordre de solidarité, l’avènement d’un individualisme tyrannique. »[11] Et l’on pourrait continuer l’énumération : sous les apparences d’un anarchisme hédoniste, une gouvernance oligarchique, un capitalisme de surveillance, un ordre moral de substitution. L’inversion s’est donc opérée, le progressisme devenant un paléo-progressisme, les réseaux sociaux se substituant à la société civile et préparant ainsi le confinement sanitaire, comme l’a montré notamment le philosophe Robert Redeker[12]. Il semble bien que nous assistions donc au stade terminal d’une même histoire.

L’autre point à souligner est l’Histoire comme désaffiliation, l’Histoire jugée par sa mère, Mnémosyne, l’épouse de Zeus, la mère des neuf muses (donc de Clio) et présentement la directrice en chef des commémorations, en charge aussi de la damnatio memoriae, c’est-à-dire des omissions volontaires ou des excommunications de tel ou tel personnage de l’histoire. Et tout se passe comme si la némésis avait changé de camp : ce n’est plus dans l’avenir que l’Histoire prépare sa revanche (le « Grand Soir »), c’est dans le présent que la mémoire vient solder les comptes. Cette absorption dans les années 70-80 de l’Histoire par la mémoire peut s’apparenter à une forme de régression archaïque, qui n’est pas sans nous rappeler l’Antiquité, et notamment le rite homérique de l’ekklêsis, par lequel on fait revenir les morts pendant quelques instants pour solliciter leurs conseils[13]. Cela nous rappelle aussi l’épisode biblique de Saül qui, transgressant la loi divine, demande à la sorcière d’En-Dor de lui faire remonter Samuel du shéol. (I Samuel, 28,7-24) Mnémosyne est aussi celle qui fait se souvenir, mais elle est aussi, chez Hésiode, celle qui fait oublier les maux, la remémoration du passé ayant comme contrepartie nécessaire l’oubli du temps présent.

Depuis la fin des années 70, la mémoire a investi différents domaines, celui de la psychanalyse avec le traumatisme, la résilience, la thérapie par la parole et par la mémoire, et non plus par l’Histoire. La fonction thérapeutique de la mémoire s’est substituée à l’historien. Elle a investi aussi le champ du droit, avec l’extension du principe de l’imprescriptible dans la juridiction des pays, et comme forme du passé dans le présent. Le principe du crime contre l’humanité veut que le criminel demeure contemporain de son crime jusqu’à sa mort, et nous avec[14]. Et l’historien qui a accepté de comparaître à la barre en qualité de témoin, se faisant ainsi le complice de ce présentisme de l’imprescriptible, a suscité de grandes tensions au sein de sa corporation.[15]

Comment, pour reprendre une formule transformée de Péguy, sommes-nous passés de la mystique mémorielle à la politique mémorielle ? Comment sommes-nous passés du mémoriel héroïque de survie à la damnatio memoriae, voire à des mémoricides et à la mise hors-jeu de l’Histoire ? Paul Ricoeur disait que « nous n’avons pas d’autre ressource, concernant la référence au passé, que la mémoire elle-même. »[16] Or la grande expérience du XXe siècle a été celle des guerres et des totalitarismes, la redécouverte du sens vital de la mémoire quand d’autres canaux d’expression étaient impossibles ou interdits. C’est paradoxalement l’expérience génocidaire qui a mis en avant le caractère vital de la transmission mnémonique contre l’amnésie instrumentalisée par le nazisme et le communisme, et déjà d’ailleurs aussi par le régime terroriste de la Convention en Vendée militaire [17]. Deux phrases pourraient résumer cet aspect « mémoricidaire » celle de Grégory Zinoviev, membre du parti bolchevique à l’époque des purges staliniennes : « Nul ne sait de quoi hier sera fait », qui évoque pour nous les photos retouchées, celle aussi de Himmler à l’occasion de la destruction des restes de la Shoah dans la forêt de Smolensk : « C’est une page glorieuse de notre histoire qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais ». Paradoxe d’une histoire qui doit toujours être effacée. La mémoire est donc d’abord cette force vitale qui ne peut être retirée aux déportés déshumanisés, que l’on songe à Varlan Chalamov dans les Récits de la Kolyma ou à Primo Levi qui en plein camp de concentration se remémore les vers de l’Enfer de Dante en disant d’ailleurs : « C’est comme si j’entendais ces paroles pour la première fois comme une sonnerie de trompette, comme la voix de Dieu ». L’ « ère du témoin »[18] se vérifie à parti du procès Eichmann en 1961, suivi par Hannah Arendt[19] où, pour la première fois dans l’histoire de la mémoire des régimes totalitaires et génocidaires le bourreau est confronté aux victimes. Mais le témoignage vivant passa aussi par le témoignage écrit, comme le révèle la découverte des manuscrits des Sonderkommandos retrouvés autour des crématoires de Birkenau, publiés en Pologne en 1970[20].

Un an après le procès Eichmann se produit un phénomène en partie analogue, mais dont l’onde de choc a été plus tardivement médiatisée, qui est la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch, autorisée par Khrouchtchev, dans la revue Novy mir en 1962. Elle va déclencher le processus mémoriel de la génération de Soljenitsyne, la dernière génération du goulag, par laquelle va pouvoir se construire L’archipel du goulag, qui paraîtra en Occident en 1974. Le processus précoce d’instrumentalisation des mémoires et de concurrence des victimes se vérifie déjà au cours du 20e congrès du PCUS de 1956, qui consistait à blanchir les membres du parti en en faisant des victimes et non des bourreaux, puis bien sûr avec l’affaire de la pièce Le vicaire de Rolf Hochhuth en 1963. Ce fameux réquisitoire à charge contre Pie XII suspecté d’antisémitisme, a en effet donné lieu à toute une polémique, sur près d’un demi-siècle dont l’issue semble donner raison à l’histoire (et à Pie XII) grâce à l’ouverture des archives diplomatiques et plus récemment encore des archives « privées » du Saint Siège tandis que  le témoignage de Mihai Pacepa en 2007,un ancien chef du KGB en Roumanie révélait l’existence de l’opération « Seat Twelve » organisée par le KGB contre la papauté en plein contexte conciliaire.

En France la loi du député communiste Jean-Claude Gayssot du 13 juillet 1990, qui réprime la négation des crimes contre l’humanité perpétrés durant la Seconde guerre mondiale dépassait singulièrement l’action judiciaire pour les cas de diffamation : C’était désormais à la loi de dire l’histoire, prise en charge par le prétoire. On peut aussi rappeler la mutation du phénomène des victimes, en se rappelant que la législation française de 1948 faisait une distinction – apparue à la génération suivante très discutable -, entre les déportés internés de la résistance et les déportés raciaux. Il faut se rappeler que la pension allouée aux premiers était trois fois supérieure à celle des seconds. Pourquoi ? Parce que la conception qui prévalait dans l’après-guerre était au fond la conception augustinienne mais sécularisée du martyre, : Causa sed non poena : C’est la cause et non la peine qui fait le martyr. La victimisation se substituant à l’héroïsation résistante va caractériser l’évolution de la législation, puisqu’en 1971 les deux pensions distinguées dans la loi de 1948 étaient mises à égalité. La multiplication des mémoires victimaires, celle de la Shoah, celle des tsiganes, celle de la traite, celle de la guerre d’Algérie au pluriel, participe de ce multiculturalisme à la fois mémoriel et conflictuel[21]. Nous savons combien la politique commémorative caractérise nos cinquante dernières années, cette évacuation de l’historique au profit du mémoriel compulsif a conduit au présentisme patrimonial du troisième dimanche de septembre où Clio, transportée sur une chaise roulante dans son EHPAD muséographique, est exposée aux foules ainsi qu’à une mise en jugement, non pas dernier mais permanent, du roman national, des institutions que sont la famille, l’Église et finalement de l’Histoire – l’Histoire qui comparaît au tribunal anachronique de la morale, ou de la « moraline », pour parler comme Nietzsche. Et au terme de ce processus, cette politique prend actuellement une forme paroxystique et même destructrice aux États-Unis, avec le cancel culture, une entreprise de culpabilisation et d’éradication d’une culture historique jugée politiquement incorrecte pour se soumettre au totalitarisme présentiste du moment.

Or, dans cette politique mémorielle, une exception paradoxale est mai 68. Le renoncement à sa commémoration en 2018 est un fait significatif dans le registre symbolique : le régime macronien est peut-être un effet le premier à avoir voulu assumer, sans le dire explicitement, l’héritage présomptif de 68, mais pour le futur exclusivement et comme dans Toy story, « vers l’infini et au-delà », en aucune façon pour le passé qui nous attend. Comme l’a écrit d’ailleurs Gérard Leclerc à propos de Mai, « il n’y a pas de meilleure façon de tuer mai 68 que de faire une commémoration officielle, qui aurait pour effet de réduire le Mai permanent au rang de vestige. »[22] Comment ne pas penser à cette phrase de Péguy : « Vieillir, c’est avoir trop persévéré dans le même âge »[23] ? Il avait déjà à peu près tout dit du rêve adolescent de Mai, qu’avait exprimé en son temps le situationniste Raoul Vaneigemet que le projet transhumaniste pourrait aujourd’hui faire sien : « Nous étions nés pour ne jamais vieillir, pour ne mourir jamais, nous n’aurons que la conscience d’être venus trop tôt ». Mais cinquante ans plus tard, Pascal Bruckner constatait que le « vivre sans temps mort », le « jouir sans entraves » des situationnistes avait fini en train-train[24]. Et la plus grande erreur qui a été faite, au fond, est d’avoir voulu en finir avec Mai 68, un peu comme Barnave avait voulu finir 89 après la fuite manquée du Roi, et n’en faire qu’une parenthèse, un ajustement positiviste de la législation par rapport aux attentes de la société. En ce sens, dit fort justement Jean-Pierre Le Goff, « l’idée selon laquelle il faudrait liquider Mai est absurde »[25]. Cela ne signifie cependant pas que Mai n’ait pas d’héritage politique, on pourrait même dire qu’il n’a plus que cet héritage-là, lequel signe à terme son arrêt de mort. En dépit des apparences, Mai 68 est en effet né vieux, et faute de rajeunir comme les vieillards de Platon, comme la vieille dame du Pasteurd’Hermas, comme Benjamin Button de Scott Fitzgerald, il est devenu un jeunisme sénile. Valéry Giscard d’Estaing a été le plus jeune président de son temps ; mais il se savait déjà vieux, parce qu’il arrivait au pouvoir six ans après Mai 68, tandis qu’Emmanuel Macron, premier président à ne pas avoir connu le monde d’avant 68 puisqu’il est né en 1977, est un vieux président qui s’ignore, l’élu de l’oligarchie soixante-huitardive.

 

Deuxième aspect, le crépuscule du présentisme et l’avènement du passé. Le manifeste de la campagne présidentielle, donnait en somme une définition du progrès : « Nous sélectionnons dans le passé ce qui nous convient, et nous y inventons ce qui nous manque, c’est ce que l’on appelle le progrès ».[26] En citant cette  phrase, comment ne pas penser au passage de 1984 de George Orwell, qui donnait déjà en quelque sorte une définition de la gouvernance présentiste : « Celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir, celui qui contrôle le présent contrôle le passé ».Et pourtant, l’un des slogans de mai : « Cours, camarade, le passé est derrière toi »  semblait rappeler l’ultime et difficile dépassement de celui-ci. Or le passé n’est pas derrière, mais devant nous, et c’est l’Histoire, peut-être tragique, qui vient. Nous sommes entrés dans une sorte de phase conservatrice de Mai, ou plus exactement dans sa phase que je qualifierais de « brejnévienne ». L’idéocratie progressiste est, comme son nom l’indique, une idéologie au pouvoir, pour reprendre l’expression appliquée par Berdiaev au communisme russe[27] ; une idéocratie n’a pas nécessairement besoin d’être totalitaire, elle est même encore plus efficace quand elle peut se dispenser de l’être en apparence. Cette idéologie a conquis en trente ans l’école, la presse, le barreau, les médias ; or en vertu du syndrome brejnévien, c’est au moment où l’astre progressiste est à son maximum de puissance qu’il entre en contradiction avec lui-même et avec le réel, tout comme l’URSS parvenue à son stade maximal de puissance politique sous Brejnev masquait son implosion prochaine. Sans doute le régime actuel, et ce que Jean-Pierre Le Goff appelle le « gauchisme culturel », n’ont-ils apparemment rien à voir avec l’Union soviétique. Du transhumanisme à la religion verte prêchée par Greta Thunberg, qui remplace la pourpre du social, rien de commun en apparence, mais on retrouve au fond, dans cette nébuleuse, ce gauchisme pluriel rallié depuis trente ans à l’économie de marché mondialisée. Quant aux fils de Mai, ils sont passés de l’autre côté des barricades, ils assurent le maintien de l’ordre, ou plutôt le désordre établi, contre le peuple, et tandis qu’il y a soixante ans l’hégémonie culturelle chère à Gramsci régnait sans partage à gauche, alors que la droite gestionnaire gouvernait tout en perdant progressivement son identité politique, l’initiative de la contestation intellectuelle semble évoluer aujourd’hui dans un sens dextrogyre, pour reprendre l’expression du politologue Guillaume Bernard. C’est cette évolution qui explique un gauchisme vieillissant, sur la défensive, et qui n’a plus peut-être l’initiative de la pensée, ni peut-être du « mouvement », mais qui a gardé fermement les commandes du pouvoir. Le progressisme de combat est devenu un paléo-progressisme répressif. Eventuellement, sous les pavés l’abîme ?

 

Abordons à présent dans cette troisième partie, celle de la vérité chrétienne en histoire et dans l’Histoire. Rappelons juste ici, pour reprendre ce que disait Jean Daniélou dans son Essai sur le mystère de l’Histoire, que le propre du christianisme est de ne vouloir échapper à aucune des catégories de l’Histoire  mentionnées au début de l’exposé: « D’une part le christianisme est dans l’Histoire, il apparaît à un moment donné dans le développement des événements historiques, mais par ailleurs l’Histoire est dans le christianisme, l’Histoire profane comme l’Histoire sainte ».[28] Et l’on pourrait dire que d’une certaine manière dans le christianisme, le présentisme et l’événement sont conciliés . Je citerai ici Rémi Brague : « L’incarnation étant finalement le seul événement qui à la rigueur mérite ce nom, parce qu’en elle quelque chose arrive véritablement jusqu’à nous, quelque chose entre dans le temps qui n’appartient pas au temps »[29]. Revenons au premier terme : le christianisme est dans l’Histoire. L’Église est donc soumise aux lois de la némésis historique. Après tout elle a dans ses membres, goûté au progressisme d’antan, du compagnonnage de route avec le PCF à la fronde anarcho-gauchiste de Mai, censée la mettre dans les vents dominants de l’Histoire, au risque de la dissoudre.

Reformare Ecclesiamtam in capitequam in membris : Tam in capite : Le pontificat de Jean-Paul II, avec l’œuvre de redressement qu’il a entreprise, puis celui de Benoît XVI, avaient donné l’impression que la tête de l’Église reprenait la direction après la phase conciliariste ; il semblait raisonnable d’imaginer que la crise de l’Église était derrière elle, et que le charisme d’un pape polonais ferait à lui tout seul le printemps. D’autant que la longévité du pontificat et l’institution des JMJ avaient fait lever la génération Jean-Paul II. Quam in membris : C’était cependant oublier le terrible phénomène de la sortie de religion des années 60, dont les affaires de mœurs touchant actuellement l’Église en son corps entier, ainsi que la société civile, constituent en quelque sorte une part de l’héritage. On voit aussi le phénomène du parti clérico-progressiste reprendre la main aujourd’hui. Le pontificat du pape François semble être à la charnière de ces deux temps : plus jeune que ses prédécesseurs (il avait 36 ans en 68), dénonçant sans ménagement une « Europe grand-mère »[30], et non plus féconde et vivante, le pape François est aussi plus vieux, car porteur de l’esprit des années 60, qui a soufflé durablement sur le monde latino-américain. Et c’est à cette occasion que l’aile paléo-progressiste a cru prendre sa revanche, sans doute dans les récents événements que vous savez.

La crise illustre aussi l’anticipation prophétique et la ruse de l’Esprit, point aveugle de la sociologie. Newman avait dégagé dans son fameux Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, au milieu du XIXe siècle, cette loi mystérieuse de l’Église qui lui fait vivre dans son corps historique des états proches du deliquium et d’étonnantes résurrections. C’est que la mémoire divine de la maternelle Église lui permet de se souvenir de l’avenir, en Celui qui vient bientôt. Elle n’évolue pas avec son temps, mais renaît à contretemps. Clio sait par expérience que l’Église semble souvent en retard sur son temps, parce qu’elle est en avance sur tous les temps. Le Syllabus de 1864 et Humanae vitae de 1968 sont probablement les textes prophétiques les plus impardonnables selon le monde contemporain, qui méritent un silence assourdissant d’amnésie, à la mesure de ce qu’ils annonçaient et qui s’est accompli. Quant à Vatican II, il vérifie dans l’Église cette même loi de son histoire surnaturelle : ce qui a le moins vieilli du concile, peut-être Lumen gentium, est ce qui remonte à la plus authentique tradition de l’Église par opposition à Gaudium et Spes[31]. Comme l’a montré Guillaume Cuchet dans son dernier livre, le concile n’a pas provoqué la rupture, au sens où elle n’aurait pas eu lieu sans lui, puisqu’elle a eu lieu aussi dans les mondes protestants. Et pourtant il a déclenché la révolution qu’il prétendait éviter.[32] Inversement, la « Manif pour tous » nous a révélé cet étrange retour du passé sous les traits d’une jeune génération, et voilà donc que des catholiques « observants », pour reprendre l’expression des sociologues, ou des chrétiens non pratiquants, mais attachés à certaines traditions culturelles, surgissent de l’obscur passé et opposent une résistance improbable à l’ordre moral paléo-transgressiste. Le sociologue Yann Raison du Cleuziou a résumé le paradoxe d’une élite sociale d’observance de la deuxième ou troisième génération, dont l’existence s’explique par la transmission de la foi : « On peut imaginer comment ces glissements souterrains des mentalités peuvent contribuer à faire du catholicisme une ressource, pour les raisons qui le rendaient ringard hier. Car quand c’est l’avenir qui paraît régressif, et le changement aliénant, conserver l’héritage du passé ou défendre la nature deviennent libérateur »[33].

Sans doute le sociologue pointe-t-il aussi du doigt le danger du ghetto catholique par la gentrification, mais c’est oublier que le complexe de classe utilisé par le marxisme au temps des prêtres ouvriers a perdu de son efficacité et de sa pertinence, « l’élite chrétienne » se définissant d’abord par sa capacité inventive à évangéliser. Dès lors, il se pourrait que le philosophe Maurice Clavel ait eu raison prophétiquement, mais trop tôt, et que ses vœux se soient exaucés, mais bien tard. Il avait vu en effet dans le mouvement juvénile de Mai, et comme en creux, une attente déçue de l’Esprit Saint, une révolte contre un ordre consumériste parvenu à essoufflement. S’en prenant aux progressistes, il avait compris leur vieillesse prématurée à vouloir courir après des idéologies du moment, je le cite : « Vous n’êtes pas allés au monde, vous vous êtes rendus au monde, vous vous êtes essoufflés après ces idéologies elles-mêmes à bout de souffle, vous l’avez suivi au suicide, alors qu’il espérait malgré lui votre coup d’arrêt. Mais oui, son vide en appelait obscurément à votre substance, et vous vous êtes évaporés »[34]. La jeune génération catholique par transmission, bien que très minoritaire, est-elle en mesure de répondre aux attentes d’une société en train de revenir de ses illusions ? Le contexte n’est plus celui des sixties finissantes : si les baby-boomers heureux croyaient ne plus avoir d’Histoire, celle-ci s’est rappelée à notre souvenir, mais aussi à notre avenir.

A notre souvenir, car elle porte les pathologies parvenues à maturité au terme d’un demi-siècle : un État féodalisé par les oligarchies libertaire et capitaliste, un laïcisme deux poids deux mesures pratiqué contre le christianisme mais complaisant envers un islam salafisé, qui, comme le parti communiste d’hier, attend l’avènement d’un grand soir, celui de la charia pour tous, tout en laissant agir en vertu de la taqiyyaces islamo-gauchistes utiles, un monde fait d’individus à la fois désocialisés et sociétalisés par l’individualisme libertaire. Pour toutes ces raisons, disait Jean-Luc Marion, nous entrons dans un « moment catholique », parce que nous entrons dans un moment critique, un moment où se trouve en jeu dans la société française la possibilité d’une communauté qui mette en œuvre l’universel.

Terminons en citant encore une fois Péguy qui rappelait la promesse qu’a reçue l’Église « qu’elle ne succomberait jamais sous son propre vieillissement (…) Qu’elle ne succomberait jamais sous ses dossiers et sous son histoire, que ses mémoires ne l’écraseraient jamais totalement »[35].

En conclusion, on pourrait dire qu’entre l’eschatologie transhumaniste, l’eschatologie « radical écologique » de l’anthropocène, nous voyons les fictions qui doivent anticiper le jugement de l’espèce humaine et l’abolition de la mort, soit une eschatologie faite de main d’homme qui prétend nous délivrer à jamais de nous-mêmes et de notre histoire, et de la dette que nous avons contractée avec elle. D’où, me semble-t-il, la nécessité d’une Clio-thérapie, d’un retour à la réalité historique. Parlant de la mélancolie, Péguy fait dire à Clio que

« L’homme de 40 ans est dans le plein de la mélancolie de l’homme, il voit ce que c’est que la vie, au moment même où non seulement elle lui échappe, mais où elle vient de lui échapper irrévocablement. La vie serait insoutenable si cette mélancolie devait s’accroître à proportion, mais voyez-vous ce qui se passe, dit-elle, cette mélancolie non seulement ne dure pas, non seulement ne persiste pas, et même non seulement ne s’accroît pas, mais elle devient vite méconnaissable à elle-même. Et le cinquantenaire de l’homme qui a passé la quarantaine ne la reconnaît même plus. Dieu a fait à l’homme la grâce de le faire historien, c’est même la plus grande grâce que Dieu ait faite à l’Homme et la plus grande miséricorde que de le faire historien. »[36] C’est à cette grâce thérapeutique qu’il nous faut donc œuvrer. Je vous remercie.

 

 

Echange de vues

 

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci pour ce regard porté de façon brillante et profonde sur les cinquante dernières années, et en particulier cette mise en perspective de Mai 68 par rapport au « présentisme » contemporain. J’imagine que vous avez suscité beaucoup de réactions et beaucoup de questions avec cet exposé de haut niveau sur le jugement de l’Histoire et le moment particulier que nous vivons. Je laisse la parole à ceux qui la souhaitent.

 

Jean-Pierre Lesage

Merci beaucoup de votre présentation. Il me semble qu’il y a quand même une difficulté que vous n’avez pas évoquée : en effet, qu’est-ce que la vérité historique ? La vérité historique n’est pas d’un accès facile, et je mentionnerai un philosophe que j’apprécie beaucoup, qui n’est pas révolutionnaire, qui n’est pas déconstructiviste ou « woke » : il s’agit de Paul Ricoeur, qui a montré avec ses trois mimesis que la vérité historique nous parvient en fait comme à travers trois filtres successifs, d’abord compréhension pratique qu’en ont, sur le moment les témoins, puis, deuxième filtre, le récit qu’ils en font, enfin,  troisième filtre, la lecture qu’on a aujourd’hui de leur récit de l’époque. Ricoeur prend, il me semble, comme exemple, la prise de la Bastille. Que s’est-il passé exactement au moment de la prise de la Bastille ? Nous essayons de la reconstituer à travers différents récits, à travers l’interprétation de ces récits, mais ces récits ne sont pas tous complètement cohérents…

Donc, qu’est-ce que la vérité historique ? Et inversement, par exemple au sujet de la crise en Ukraine, on voit bien que les avis sont loin d’être les mêmes, que nous en ferons donc un récit différent, et dans deux ou trois siècles, quand les gens liront les récits que nous en aurons faits, ils essaieront de reconstituer quelque chose, mais qui ne sera pas d’accès immédiat, ne sera pas une mesure scientifique directe. Ainsi donc, toutes les difficultés que vous avez décrites ne tiennent-elles pas aussi au fait que la vérité historique n’est pas d’accès immédiat ?

 

Jean Chaunu

Paul Ricoeur a aussi rappelé dans son dernier livre, que j’ai cité, que le travail de l’historien, celui de la raison, c’était justement de départager les mémoires, et d’expliquer que l’histoire et la mémoire ne sont pas la même chose. Donc je pense qu’effectivement on est bien dans ce cas de figure. Il me semble que très précisément, le problème aujourd’hui est celui de la connaissance. Qu’est-ce que c’est que la connaissance ? Si nous voulons réconcilier la société avec l’histoire, il faut expliquer aux gens comment se fait l’histoire, comment elle s’élabore, ce qu’est la vérité historique, ce qu’est la démarche scientifique historique. Et il me semble que c’est précisément là qu’il y a un effort à faire, qui ne se réduit pas à une cohérence globale du sens national, de l’idée nationale, mais qui consiste aussi à expliquer ce qu’est un texte, la façon dont on l’interprète, ce qu’est une source externe, une critique interne. Or c’est un travail qui n’est pas assumé dans le cadre de l’enseignement actuel. Donc il y a vraiment un enjeu méthodologique capital. Le sens de l’histoire, c’est aussi et d’abord le sens de la méthode historique.

 

Jean-Pierre Lesage

Vous avez cité George Orwell. Il est vrai que dans 1984, le protagoniste principal, Winston Smith, a précisément pour tâche de réécrire l’Histoire, de détruire les traces du passé, et de lui substituer ce que le pouvoir en place souhaite y trouver. Mais ce que je veux dire simplement, c’est que même dans le cas totalement inverse, quand, au contraire, l’historien travaille en toute loyauté, en toute sincérité, la vérité historique est difficile d’accès.

 

Jean Chaunu

Tout à fait, mais je pense quand même que la phrase que j’ai citée de Marrou reste pour nous une boussole, c’est-à-dire la recherche même de la vérité en histoire, exigeante certes, mais accessible jusqu’à un certain point.  Certes, on ne peut pas nier que dans une réalité qui est événementielle, il faut croiser les sources pour y accéder ; il y a toute une herméneutique, une méthodologie qui est, ou devrait être le cœur du métier d’historien…  Ce qui me paraît important, c’est de montrer qu’au-delà des manichéismes, les choses ne sont jamais simples, elles sont complexes. Il y a une certaine complexité à prendre en compte, il faut accepter de le faire. Complexité qui est l’ambivalence de l’histoire, qu’il faut essayer d’assumer ; et il me semble que c’est possible de donner goût à l’histoire par ce biais, qui est le biais de la méthode. Je répondrais de cette manière, en montrant que la meilleure façon peut-être de réhabiliter l’Histoire par rapport à la mémoire, par rapport à l’amnésie, par rapport à l’instrumentalisation, c’est justement de familiariser le public avec les matériaux, avec ce que l’on peut dire, savoir, y compris au sujet de la prise de la Bastille ; laquelle est une sorte d’autocélébration, sur laquelle d’ailleurs il y a un texte de Chateaubriand absolument extraordinaire, que Péguy reprend avec beaucoup d’humour dans Clio dans – cette autocélébration qui est un peu un rituel, le rituel où la mémoire prend le pas sur l’événement.

 

Dans la salle

Vous avez cité la question de la prise en charge de l’histoire par l’institution judiciaire, et le fait que l’on demande à des historiens d’être témoins à ces procès, alors comment peut-on être témoin ?

 

Jean Chaunu

Ils viennent en qualité de témoins, c’est-à-dire qu’ils sont des témoins de l’histoire, mais ils ne sont plus historiens, ils sont les témoins de la mémoire en quelque sorte, et d’une mémoire qui se transmet. Evidemment, ça a été l’objet de discussion et de contestations, puisque d’une certaine manière, l’historien n’a pas à comparaître, plus précisément ce n’est pas exactement son métier, pas sa fonction…

 

Dans la salle

D’ailleurs pourquoi acceptent-ils ?

 

Jean Chaunu

Cela dépend des historiens. Certains ont pensé qu’ils pouvaient apporter un éclairage dans les procédures qui ont marqué les années 90, le procès Papon, par exemple. Henry Rousso et Maurice Rajsfus cités comme témoins à la défense au procès Papon ont expliqué leur refus de comparaître en 1997, considérant que ce n’était pas leur métier, qu’ils n’avaient pas à témoigner… On est ici dans le problème du mémoriel et de la dérive politique du mémoriel.

Beaucoup d’historiens ont signé la pétition « Liberté pour l’histoire » en 2005 contre les « lois mémorielles » (Loi Gayssot et loi Taubira notamment) Après, à chacun d’examiner la question.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Est-ce que cette démarche n’est pas tout même liée à la précaution nécessaire d’éviter l’anachronisme, qui me paraît être l’un des défauts essentiels de notre époque ? C’est l’inverse de la démarche historique loyale et intellectuellement solide, que de vouloir projeter nos catégories mentales et de jugement présentes sur le passé, avec de surcroît parfois la volonté de domination de tel ou tel type de mémoire… Le fait d’en appeler au témoignage de l’historien, c’est peut-être une manière d’éviter la tentation de l’anachronisme.

 

Jean Chaunu

Oui mais l’anachronisme suppose qu’il y ait deux rapports à la chronologie : le rapport au présent et le rapport au passé. Or le problème d’une certaine jeunesse contemporaine, c’est justement qu’il n’y a pas de véritable conscience de la chronologie, ni même du présent. L’anachronisme suppose qu’il y ait une erreur de temps, une discordance dans la compréhension du passé par rapport à un présent qui est aussi un présent historique et qui est situé par rapport au passé. Et donc effectivement, le jugement rituel de l’histoire est un peu un jugement qui est anachronique au sens où, premièrement le fait de juger n’est pas la tâche de l’historien, et deuxièmement par rapport à la compréhension du passé, on ne peut pas faire remonter le passé, parce que précisément le passé a ses propres lois, et ses propres critères, ses propres conditionnements, qui nécessitent une intelligence historiographique. Donc je dirais que la difficulté, c’est précisément cette conscience de l’anachronisme, qui n’est pas évidente chez nos contemporains ; c’est un peu la difficulté d’une sorte de présentisme, qui n’a plus de rapport à un événement causes/conséquences. C’est le grand problème : la perception de ce qui est avant et de ce qui est après s’est troublée, du fait d’abord que pendant cinquante ans les événements ont été peut-être moins marquants, pour toutes sortes de raisons qui sont liées à l’évolution de la société.

 

Jean-François Lambert

Merci pour votre exposé. Une anecdote me revient : vous avez cité Maurice Clavel, il y a une formule de Clavel dans les années post 68 que je cite de mémoire, mais je pense que c’est à peu près ce qu’il a dit à l’époque, au sujet des chrétiens progressistes : « De peur d’être les derniers chrétiens, ils seront les derniers marxistes ». Je ne suis pas historien, je n’ai pas envie de faire ici une défense de l’Histoire comme science ; mais dans la discussion a été évoqué le fait que l’Histoire est marquée par la médiation, qu’il n’y a pas d’accès im-médiat ; or selon ce qui me reste de souvenirs d’enseignements d’épistémologie, je pense que cela ne s’applique pas seulement à l’Histoire. Contrairement à ce que beaucoup pensent naïvement, en science, il n’y a rien d’immédiat, les connaissances scientifiques les plus fondamentales ne sont pas immédiates ; pour toute connaissance scientifique, surtout aujourd’hui, il y a tout un arsenal technologique à déployer dans l’expérimentation, sans parler de la médiation du langage. Je suis absolument convaincu qu’il n’y a pas qu’en Histoire que nous n’avons pas un accès immédiat au réel ! Toute connaissance scientifique suppose un détour, un délai, une espèce de non-dit qui fonde le discours.

 

Jean Chaunu

Oui, et il est vrai que l’on réduit ce rapport à l’histoire à ce que l’on appelle l’ « événementiel » qui n’est plus l’histoire événementielle par rapport à l’histoire sérielle d’hier dans les discussions savantes . Aujourd’hui l’événementiel, c’est le fait de restituer le passé sous une forme de spectacle, de se replonger dans une fiction du passé. Nous sommes dans une « société du spectacle », pour reprendre la formule célèbre de Guy Debord pour laquelle l’Histoire, effectivement, est une sorte d’immédiateté où l’on peut se replonger.

 

Jean-François Lambert

Mais c’est une illusion…

 

Jean-Pierre Lesage

Immédiateté et immédiation ne sont pas la même chose. Le fait qu’il n’y ait pas de médiation, ce n’est pas exactement la même idée. Dans la Critique de la raison pure, Kant montrait très bien que la chose en soi, le noumène, n’est pas accessible, le noumène n’étant pas particulièrement historique. Nicolas Aumonier peut en parler plus savamment que moi, mais la chose en soi n’est pas accessible, quelle qu’elle soit.

 

Nicolas Aumonier

Je voudrais rebondir que ce qu’a dit Jean-Pierre Lesage, sur la réponse que vous lui avez faite, et sur ce que vient de dire Jean-François Lambert. J’ai trouvé très intéressant votre propos. En fait Jean-Pierre vous dit : c’est compliqué, il y a des filtres, des médiations, on ne sait pas très bien où l’on en est ; et vous lui répondez, si j’ai bien compris, qu’il y a de la méthodologie, et que c’est notre boussole. Il y a des méthodes en Histoire, et ces méthodes devraient déboucher sur le vrai. Alors, Jean-Pierre reprend : « vraiment, vous êtes sûr ? », et vous ré-insistez sur la méthodologie. Il semble que les deux points de vue n’arrivent pas à se rejoindre.

Alors, je voudrais rebondir en faisant un pas de côté, et en parlant de ce mot terrible de Simone Weil : « L’Histoire est écrite par les bourreaux », c’est-à-dire par ceux qui sont restés, qui ont triomphé. Le premier soin de François Mitterrand élu Président de la République, c’est d’avoir mis un historien de métier dans son cabinet à l’Élysée, pour enregistrer tout ce qu’il fallait enregistrer, et dresser la statue. Alors, ma question est la suivante : est-il possible d’envisager le présent en faisant son métier d’historien, sans s’affronter aux luttes de pouvoir qui commandent les récits qui sont faits ? Car vous avez dit dans la discussion que juger n’est pas la tâche de l’historien. A la limite, si on relit Ricoeur et bien d’autres, Marrou… l’ordre même du récit est une décision, et cette décision critique est une forme de jugement. Qu’on soit thucydidéen ou hérodotéen, les récits sont « un trésor pour toujours », je rassemble les sources ou les enquêtes, bref je fais un récit, je reconstitue le discours de Périclès. Donc il y a quand même une fonction de jugement, par la simple mise en ordre d’un récit. Et le fait d’invoquer la chronologie comporte un vrai débat méthodologique. La chronologie doit nous tenir, bien sûr, et je suis favorable à l’enseignement de la chronologie de l’Histoire, mais cette chronologie n’est pas nécessairement causale : ce n’est pas parce qu’il y a des choses qui sont venues avant, qu’elles sont nécessairement causales. Peut-être alors avez-vous tranché un peu vite, comme si c’était causal.

 

Jean Chaunu

Je me plaçais davantage sur le plan moral, en parlant de la cause et de la conséquence, la conséquence d’un acte moral, c’est dans ce sens-là que je me plaçais, parce que l’Histoire n’échappe pas à cette règle. Deuxième aspect, l’histoire se révise, je crois qu’il est important de rappeler que la révision historique fait partie du métier de l’historien ; mais justement, la révision n’est pas un jugement définitif, ni la négation des réalités. Il me semble important de rappeler cela, ce qui n’est pas évident pour nos contemporains.  On pourrait prendre bien des sujets historiques où l’on a été amené de fait à réviser un certain nombre de choses, à mieux les comprendre.

Prenons un exemple : la Shoah par balles, dont Timothy Snyder a établi à peu près l’état des lieux et l’état quantitatif par rapport à la Shoah par le gaz[37]. Il y a même encore trente ans, si l’on avait mis en cause le nombre des victimes des chambres à gaz, si l’on avait simplement dit : « Il n’y a pas eu 6 millions de personnes gazées «, c’eut été terrible ! On aurait été accusé de révisionnisme ou de négationnisme, alors qu’aujourd’hui les choses commencent à peu près à s’établir. Je prends exprès un exemple sensible, pour conclure que oui, sur 6 millions de victimes il y en a à peu près la moitié qui l’ont été par fusillade. Une autre par le gaz. Ceci pour rappeler que l’histoire est révisée. Cela fait partie du métier, il faut accepter que l’histoire soit révisée, et je crois que c’est précisément ce qui a été en cause pendant les cinquante dernières années. Si l’histoire se réduit à être une politique mémorielle officielle – il est très difficile de la réviser dans ce cas.

Vous voyez ce que je veux dire, l’historien ne veut pas effacer le nom de Turreau de Graimbouville sur l’Arc de Triomphe, il ne veut pas supprimer la maison natale de Hitler, parce que ce sont des objets d’histoire, mais il peut être capable aussi de réviser un certain nombre de thèses, car l’Histoire (avec un H majuscule), c’est aussi l’histoire de l’Histoire, cela fait partie de la règle du jeu. Il faut réussir à le faire comprendre, car ce qui est assez étrange, c’est que dans la dictature du relativisme, l’idée que l’Histoire puisse se réviser ne va pas de soi. Or je pense qu’il faut l’accepter.

 

Jean-Paul Guitton

Moi, je voudrais interroger le professeur d’Histoire au lycée : comment vous placez-vous aujourd’hui, en face des élèves que vous avez ? A Stan vous êtes un peu privilégié sans doute, en revanche dans certains endroits il y a des élèves qui vont contester fortement ce que vous dites ! Comment naviguez-vous entre les programmes, les manuels, et avec quel résultat ? A propos du résultat, je donne un petit témoignage : mon petit-fils – il devait être en Première – me demande, certes sans avoir regardé ses notes, je pense, en tout cas en ces termes : « Est-ce que le Général (sic) Papon a ordonné de jeter les Arabes à la Seine ? ». Je lui dis : « Ecoute, tu exagères un peu sans doute, il faudrait voir exactement ce qu’il y a par derrière », et je lui ai raconté l’épisode à ma façon, qui n’est peut-être pas objective…

 

Jean Chaunu

La question à laquelle je dois répondre, est-ce sur l’épisode de Maurice Papon et de Paris ? Sur cette question de la manifestation interdite du 17 octobre 1961, l’ouvrage de Jean-Paul Brunet[38] à partir des archives de la police ouvertes par le ministre de l’intérieur  en 1997 dans le contexte polémique du procès Papon pour ses responsabilités dans la déportation des Juifs en 1942 est un travail sérieux qui sans minimiser les responsabilités de la police couverte par  Papon met en évidence le terrorisme de guerre civile que mène le FLN en métropole contre le MNA ce qui explique les variations controversées autour  des victimes.

 

Jean-Paul Guitton

Mais est-ce qu’on l’apprend aux lycéens ? Voilà ma question.

 

Jean Chaunu

D’abord, comme vous l’avez dit, j’ai la chance d’enseigner dans un établissement privilégié, au sens où j’ai des élèves qui sont effectivement réceptifs à l’examen critique, ils savent ce que c’est qu’un examen critique et on peut leur dire que sur tel sujet, il y a tel livre, ou il y a telle référence, qui peut les aider à discerner. Ensuite, cela dépend aussi du fait de savoir si l’on s’adresse à des littéraires ou à des scientifiques, ils n’ont pas forcément les mêmes réactions… encore que ce ne soit pas toujours ce qu’on pourrait croire. Donc, effectivement, j’ai la chance d’exercer mon métier à peu près tel que je l’ai reçu, c’est-à-dire un métier où l’on peut effectivement dire : « sur ce plan-là, non, il y a des choses à remettre au point ».

Pour dire les choses rapidement, je dirais que j’ai la chance de pouvoir exercer librement mon métier, sans être soumis à des menaces ou à des intimidations, mais je ne suis pas du tout représentatif ! Les manuels sont toujours très partiels évidemment, mais le manuel n’est pas le seul instrument avec lequel on peut travailler, Dieu merci ; on l’utilise comme document mais on ne l’utilise pas forcément comme ouvrage de référence. Selon les contenus, les manuels sont très proches les uns des autres, on retrouve beaucoup de défauts, et l’on retrouve aussi des documents que l’on va pouvoir exploiter, mais ce sont des documents qui ne sont pas toujours complets, ou qui sont mal coupés, et l’on retrouve les mêmes problèmes.

 

Nicolas Aumonier

Sur le choix des manuels, vous avez un peu votre mot à dire, ou pas ?

 

Jean Chaunu

Oui, bien sûr, mais vous savez, c’est assez décevant, le choix d’un manuel, d’abord parce que, comme je le disais, les manuels scolaires sont souvent assez proches les uns des autres, ensuite parce que les critères de choix tiennent à de multiples aspects : ce n’est pas parce qu’il y a un bon chapitre sur tel sujet particulier que le manuel est bon, donc ce n’est pas toujours un élément déterminant.

 

Jean-Luc Archambault

Vous avez parlé tout à l’heure de l’usage de l’Histoire par les juges ; j’aimerais vous entendre sur l’usage de l’Histoire par les hommes politiques. Finalement on pourrait considérer que l’Histoire, d’un côté, pourrait rationaliser les choses, dire la vérité sur ce qui s’est passé ou pas, tendre à calmer le jeu, mais finalement elle aussi est source de troubles : dès que quelqu’un publie un livre historique, cela fournit des occasions de débattre, de se lancer dans une démarche mémorielle, d’exiger des excuses, etc. Donc l’Histoire, d’une certaine manière, peut apparaître comme source de troubles. Alors, quels conseils donneriez-vous à un homme politique pour un bon usage de l’Histoire et puis, question qui est un peu liée, quel est l’avenir de l’Histoire ?

 

Jean Chaunu

L’avenir pour qui ?

 

Jean-Luc Archambault

Pour vous ; l’avenir de l’histoire, de la démarche historique. Est-ce que finalement vous avez l’impression que la société risque d’estimer, par exemple, que c’est plutôt compliquer les choses que de faire de l’histoire et de ressasser, remuer indéfiniment des choses dont il vaudrait mieux ne pas s’occuper, et qu’il vaut mieux regarder uniquement (au fond c’est un slogan d’homme politique) l’action, l’avenir, la démarche, et pas trop le passé ? Qu’il faut éviter de commémorer quoi que ce soit, dans l’idée que 68 « bof, voilà, c’est du passé » ? Est-ce que vous pensez que ce genre de phénomène peut se généraliser, qu’on évitera de commémorer ceci, cela, pour avoir la paix ?! On n’aurait plus besoin de l’histoire…

 

Jean Chaunu

C’est peut-être une bonne nouvelle pour l’Histoire, qu’on n’ait plus besoin d’elle. En effet Péguy faisait dire à Clio « J’ai servi à tout, à toutes les commémorations, je sers à trop de choses ». Finalement, peut-être que l’Histoire sert à trop de choses en effet, il faudrait donc peut-être effectivement y réfléchir. Le discours de repentance de Jacques Chirac le 16 juillet 1995, à l’occasion du 53è anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv est très intéressant, parce que c’est un discours de récupération politique : les justes qui ont sauvé des Juifs sont assimilés aux Français libres alors que la France libre n’a jamais parlé des Juifs. En fait pour l’historien, il est très intéressant de voir comment, d’un côté, on fait une démarche de repentance et de l’autre, on fait aussi de la récupération politique contre la vérité historique. On se sert donc en passant. L’exemple m’est venu à l’esprit en vous entendant.

Donc je dirais qu’il faudrait que l’histoire serve à moins de choses, et qu’elle soit effectivement plus désintéressée. Cela n’exclut pas évidemment une approche, un goût pour l’histoire et la culture historique sous une forme populaire ; je pense évidemment au Puy du Fou ou à d’autres formes de manifestations patrimoniales, mais effectivement l’histoire ne doit pas être instrumentalisée, et en règle générale d’ailleurs, il est difficile de l’instrumentaliser, parce qu’elle se venge, elle finit toujours par l’emporter, la vérité finit toujours par ressortir ! Je crois que c’est très important.

 

Dans la salle

Elle finit toujours par ressortir, mais au bout de combien de temps ?!

 

Jean Chaunu

Elle prend son temps, on prend son temps, il y a une prescription, un délai nécessaire pour faire aboutir les choses, mais les choses avancent quand même, on voit bien qu’il y a des domaines où l’on a beaucoup progressé dans la connaissance historique, qu’il s’agisse de la Seconde guerre mondiale, de Vichy, du communisme, d’énormes progrès historiographiques ont été faits ; il y a des ouvrages, je ne dirais pas qu’ils sont forcément définitifs, mais qui représentent quand même un progrès par rapport à ce qu’on savait il y a 30-50 ans, c’est tout à fait extraordinaire. Je pense au travail de Sylvie Bernay sur l’épiscopat, Vichy, et les Juifs c’est un livre remarquable[39] ; il y a beaucoup de choses tout à fait nouvelles dans ce livre sur la concertation entre les autorités religieuses catholique, protestante, israélite ,  sur l’anticipation de l’invasion de la zone sud, il y a des choses que l’on ne savait pas il y a quinze ans. Voilà, je prends un exemple que je connais, mais il y en a d’autres qui pourraient me venir à l’esprit. Il y a donc un progrès de la vérité historique, ce qui n’est pas facile à faire comprendre aujourd’hui, mais malgré tout on est bien obligé de le reconnaître, parce qu’il existe des travaux sérieux qui ont fait avancer certaines questions.

 

Nicolas Aumonier

Vous avez mentionné tout à l’heure le Livre noir du communisme, paru il y a vingt-cinq ans ; est-ce qu’aujourd’hui encore c’est un sujet difficile parmi les historiens, un sujet clivant ? Ou au contraire est-ce qu’on est dans la vérité historique, que les choses se sont apaisées ? Je ne suis pas historien, donc c’est une communauté que je ne connais que de loin ; est-ce qu’encore maintenant il est difficile de faire une thèse là-dessus sans être particulièrement catalogué, par exemple ?

 

Jean Chaunu

En ce qui concerne le communisme en lui-même, l’historiographie est maintenant extrêmement riche, parce que vous avez le Livre noir, bien sûr, qu’ont dirigé Stéphane Courtois et Nicolas Werth, vous avez une excellente Histoire du parti communiste français qui vient de sortir, de Stéphane Courtois également et de Marc Lazar, ou par ailleurs, Anne Applebaum qui a écrit le premier livre monumental sur le goulag[40], en sachant que Soljenitsyne est une sorte de monument mémoriel. Après, il y a le problème des générations intellectuelles du monde contemporain compromises avec le communisme dans les années 50-60, ce qui reste une question qui n’est pas encore complètement classée.  Bien sûr il y eut le travail pionnier de François Furet, Le Passé d’une illusion[41], plus récemment, sur la compromission intellectuelle avec le système idéologique, ceux de Thierry Wolton et de Bruno Riondel. Il existe aussi une historiographie faite par des trotskystes qui considèrent toujours qu’il y a une rupture entre Staline et Lénine, mais dans l’ensemble l’historiographie a quand même beaucoup progressé, grâce à l’œuvre d’Annie Kriegel et de Stéphane Courtois et à l’ouverture des archives soviétiques initiée sous Boris Eltsine. Donc il est des éléments sur lesquels maintenant on ne reviendra sans doute plus. Mais la compromission d’une société civile avec un système idéologique est en effet plus compliquée. C’est vrai en Europe de l’Est, mais aussi en France parce que cela remet en cause des modes de fonctionnement, des attaches, des complicités ou des compromissions, qui sont plus ou moins importants. Le grand problème de la mémoire du communisme dans toute l’Europe de l’Est se vérifie encore en Ukraine, parce que l’Ukraine, c’est un pays victime, mais c’est aussi un pays bourreau, car la famine planifiée en Ukraine, c’est un Ukrainien qui l’a mise en œuvre : Khrouchtchev, aux ordres de Staline ! Donc il ne faut jamais oublier que l’on a affaire à un peuple de bourreaux et de victimes. C’est tout le problème de la compromission d’une société avec un régime totalitaire.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Peut-être un dernier point, il y a le travail de l’historien, le problème de la connaissance historique, et puis il y a le public. Ce qui me paraît assez significatif, c’est d’entendre à tout bout de champ parler de « moment historique », d’« événement historique ». L’adjectif historique est absolument mis à toutes les sauces, ce qui rend manifeste le fait que l’on manque de recul, de discernement, de jugement, et qu’on ne sait pas apprécier ce qui dans une époque est véritablement significatif. Donc première chose, il me semble que lorsqu’on entend dire : « cela rentrera dans les livres d’histoire », on est en droit de penser que ce qui est censé entrer dans les livres d’histoire ne sera peut-être même pas considéré comme important par les historiens. Face à cette mentalité typique de notre époque moderne, face à cette manière de voir les choses très influencées par la société médiatique, quelle est la réaction de l’historien ? Comment voyez-vous l’avenir possible ?

Deuxième élément, il y a aussi la question de la liberté de choix des travaux historiques. Quand on voit l’hégémonie acquise aujourd’hui par les travaux sur l’idéologie du genre, on peut s’inquiéter là aussi de la distorsion par rapport à la vérité des choses. S’il n’y a pas suffisamment de travaux effectués sur d’autres éléments qui contrarient cette idéologie-là, s’il y a une espèce d’hégémonie, où pourrons-nous trouver la juste perception ?

 

Jean Chaunu

Sur l’idéologie du genre, d’excellents ouvrages sont déjà sortis, celui de Bérénice Levet par exemple en est un[42]. Mais je vais revenir juste sur un point que j’ai voulu essayer de défendre ce soir. Ce que j’essaie de dire, c’est que l’Histoire, elle, continue ; en fait nous vivons un moment historique dont nous ne percevons pas les enjeux ; nous ne mesurons pas ce qui est en train de se passer. Et je crois que c’est le grand problème aujourd’hui ; c’est-à-dire qu’en résumé, ce qui s’est passé avec Mai 68, est une révolution à l’envers, au sens où c’est une révolution qui a touché la société d’abord, et dont on a pensé qu’elle était un processus positiviste qui devait finalement se dissoudre dans un ordre normal, sociétal des choses. Et que vivons-nous aujourd’hui ? Nous vivons la traduction politique d’un système, d’un mode de fonctionnement ou plutôt de dysfonctionnement parvenu à son paroxysme. Et donc le travail de l’Histoire, c’est d’essayer de comprendre, d’abord à partir d’une intuition qui peut être juste, ou qui peut être révisée d’ailleurs, comment rendre compte de ce qui s’est passé depuis 50 ans ? Que vivons-nous depuis 50 ans ? Quel est le mode par lequel ce qui se produit sur trois générations relève d’une véritable, d’une seule et même histoire, voire del’Histoire ?

C’est cela qui me paraît important et qui ne me paraît pas très intelligible pour beaucoup, car le rapport narcissique au présentisme permanent nous fait oublier que l’Histoire est en train de se faire. C’est-à-dire qu’il y a un phénomène d’hystérésis (retard de l’effet sur la cause)qui fait que nous subissons les effets de ce qui s’est mis en place sur cinquante ans et que nous le subissons maintenant. Donc ce que je voulais dire, c’est que nous avons rendez-vous avec le passé et non avec l’avenir, tandis que nous avions jadis rendez-vous avec l’avenir, parce que le projet de la révolution socialiste, c’était la société sans classes ; or le projet a échoué, et plus il tendait vers ce but, plus finalement ce but s’éloignait. C’est de l’utopie en fait, une dystopie, et je pense que nous avons rendez-vous avec le passé, c’est-à-dire que nous avons rendez-vous avec les conséquences structurelles de ce qui s’est fait depuis cinquante ans. Quand on regarde l’historiographie aujourd’hui, il n’y a pas à ma connaissance de schéma qui essaie de rendre compte de façon cohérente de ce vers quoi va la société occidentale, et quelle est la cohérence, quel est le processus idéologique, politique, sociopolitique qui s’est enclenché sur cinquante ans. C’est cela qui nous manque : une vraie compréhension de ce qui s’est passé depuis cinquante ans.

Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas non plus du nouveau qui est en train de naître, mais la facture arrive à échéance, on le sait bien, dans tous les domaines. Il n’a jamais été autant question de complotisme qu’aujourd’hui, et c’est sans doute parce que l’on sait bien qu’il y a quand même une intelligence, une élaboration, quelque chose qui est en travail dans la société depuis le projet libertaire des années 60, qui est certainement le paradigme idéologique dans lequel nous sommes. Je pourrais citer bien des auteurs qui semblent se situer dans cette perspective de compréhension de ce vers quoi nous allons à partir de ce qui s’est produit. Je pense à l’ancien ministre polonais Ryszard Legutko[43], je pense au politologue américain Patrick Deenen[44] qui est professeur à l’Université catholique Notre-Dame, (Indiana) et qui a écrit un ouvrage sur le fait que le libéralisme a échoué parce qu’il a réussi, parce qu’il a trop bien réussi ; c’est un livre extrêmement intéressant. Il semble que si l’on veut rendre compte de l’actualité et du présent, il faut s’appuyer sur l’histoire et sur sa traduction politique. C’était l’objet de mon propos, d’essayer de comprendre le présent à partir du point d’aboutissement qu’a été la révolution sociétale et sa traduction politique que nous voyons aujourd’hui, c’est-à-dire une certaine gouvernance, un pouvoir oligarchique, un système qui finit en politique justement. La politique était au fond la grande inconnue de 68, et elle se rappelle à nous.

 

Nicolas Aumonier

Spontanément je ferais une lecture un peu différente, je n’ai pas une fascination pour la politique, et je pense que nous sommes plutôt à la remorque de forces économiques, qui ont trouvé dans les années 60 et puis en 68, la révélation de notre potentiel d’exploration de marché. « 68 », me semble-t-il, c’est l’irruption d’un nouveau marché un peu mondial, transgressif parce que les frontières tombaient, et donc cela fait du bien au marché…

 

Jean Chaunu

Il y a eu la conversion d’une société, enfin d’une élite gauchiste, au capitalisme. Il faut le rappeler, dans les années 80, aussi le fait que la génération 68, c’est la génération, en termes quantitatifs, qui entre 1946 et 1954 représente des effectifs de 8 millions de personnes, là où la précédente avait 5 500 000 personnes, et tout a été fait pour elle. Là je citerai le livre de Bernard Préel, qui est très intéressant et qui montre qu’il y a là une réalité économique. Et l’on en voit les effets aussi : d’abord cette génération a eu peu de descendants, elle a mis les femmes au travail, elle a aussi augmenté la facture de la dette, sans tenir compte des générations qui ont suivi ; donc il y a bien là quelque chose qui intéresse l’histoire, l’économie, la société, et dont on paye les conséquences aujourd’hui. Je pense que le modèle de 68 dont on voir les effets aujourd’hui est un modèle archaïque. Qu’il s’agisse de l’instrumentalisation de la mémoire ou de l’immersion des fils et des petits fils de boomers dans le transgsressisme sociétal fondé à la base sur le modèle contraceptif et abortif. Nous sommes dans un système qui relève plus des rites archaïques[45] que du principe de transmission malgré les récidives d’un militantisme radical.

 

      Séance du 12 mai 2022

 

 

 

[1] François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Seuil 2003.

[2] François Hartog, Croire en l’Histoire, Flammarion, collection « Champs » 2016, p.103.

[3]Modeste contribution aux discours et cérémonies du Xè anniversaire, Maspero 1978.

[4] « De la situation faite à l’histoire », Oeuvres en prose complètes, tome II, Gallimard, collection « La Pleiade », p.510.

[5]Le choc des générations, La découverte 2000.

[6] Pascal Bruckner, Une brève éternité, Philosophie de la longévité, Grasset 2019.

[7] Voir la polémique autour de la sortie du collectif de Patrick Boucheron Histoire mondiale de la France, Seuil 2017.

[8] Henri Irénée Marrou, dans De la connaissance historique, Seuil 1975, collection « Points, histoire », p.298.

[9] « Prendre la main tendue », dans Les chrétiens et la politique, Editions du Temps présent, 1948, p.61.

[10] François Hartog, Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, Gallimard 2020, p.283.

[11]Les gauches françaises (1762-2012), Histoire et politique, Flammarion 2012, collection « Champs » p.763.

[12]Réseaux sociaux : La guerre des Léviathans, Edition du Rocher 2021.

[13] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero 1965.

[14] François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit., p.215.

[15]  Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa 2004.

[16]La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil 2000, collection « Points essais », p.26.

[17] Comme le suggère l’épisode du pardon de Bonchamps, dans Reynald Secher, Vendée, du génocide au mémoricide, Cerf 2011.

[18] Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Plon 1998,

[19]Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 2002, collection « folio-histoire »

[20]Des voix sous la cendre, Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, Calmann-Lévy /Mémorial de la Shoah, 2005.

[21] Voir le livre pionnier de Jean-Louis Chaumont, La concurrence des victimes, La découverte 1997.

[22] Gérard Leclerc, Sous les pavés l’Esprit, France-Empire-Salvator 2018, p.30-31.

[23] Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Gallimard 1932, p.226.

[24] Pascal Bruckner, op. cit., p.65.

[25] « Du gauchisme culturel et de ses avatars », Le Débat, 2013, 4, n° 176, p.52.

[26]  David Amiel, Ismaël Emelien, Le progrès ne tombe pas du ciel, Manifeste, Fayard, 2019, p.22.

[27] Nicolas Berdiaev, Les sources et le sens du communisme russe, Gallimard 1938.

[28]Essai sur le mystère de l’Histoire, Cerf 1982.

[29]Où va l’histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti, Salvator 2016, p.80.

[30] « Discours au Parlement européen », 25 novembre 2014, Cité dans Jean-Baptiste Noé, François, le diplomate, Salvator 2019, p.27.

[31] Comme le décrit bien le théologien américain George Weigel dans L’ironie du catholicisme moderne, Comment l’Eglise s’est redécouverte et a lancé un défi au monde moderne pour qu’il se réforme, Desclée de Brouwer 2022, p.214-216.

[32] Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Anatomie d’un effondrement, Seuil 2018.

[33] « Les catholiques à l’avant-garde de l’effondrement du mythe du progrès », Le Figaro, 17 janvier 2020, p.18.

[34]Dieu est Dieu nom de Dieu, Grasset 1976. Cité par Gérard Leclerc, Sous les pavés l’Esprit, op.  cit., p.84-85.

[35]Note conjointe sur M. Descartes, Œuvres en prose complètes, tome III, op. cit., p. 1327.

[36]Clio, op. cit., p.249.

[37]Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard 2012.

[38] Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, Le drame du 17 octobre, Flammarion 1999.

[39]Sylvie Bernay, L’Eglise de France face à la persécution des Juifs (1940-1944), CNRS éditions 2012.

[40]Goulag, Une histoire, Grasset-Fasquelle2005, folio-histoire 2008 (1064pages).

[41]Le passé d’une illusion, Essai sur l’idée communiste au XXè siècle, Robert Laffont-Calmann-Lévy 1995.

[42] Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Grasset 2014.

[43]Le diable dans la démocratie, Tentations totalitaires au cœur des sociétés libres, l’Artilleur 2019.

[44]Pourquoi le libéralisme a échoué, L’Artisan,2020.

[45] En pensant notamment au témoignage de Camille Kouchner, La familia grande, Seuil 2021