par  Eric Mestrallet, fondateur d’Espérance Banlieues

Éric Mestrallet : Merci de me donner la possibilité de vous partager quelques expériences vécues à travers Espérance banlieues et ainsi de réfléchir avec vous à partir de cette réalité. L’école a pour mission l’enseignement auprès des plus jeunes, elle est donc l’acteur majeur de la transmission des savoirs. Mais peut-on transmettre les savoirs sans transmettre aussi ce qui les accompagne, ce qui les porte, et qui garantit leur pleine appropriation, je pense notamment à la dimension culturelle et aux valeurs qui animent
cette culture ? Quel rôle doit jouer l’école dans cet apprentissage aujourd’hui ? C’est le sujet auquel nous essayons de répondre au sein d’Espérance banlieues.

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Ghislain Lafont : En ce début d’année, je voudrais vous présenter les vœux du conseil de l’AES et les miens en particulier.

Que 2020 soit une année heureuse pour vous-même et vos familles et, bien sûr, fructueuse pour notre académie.

La dernière fois que nous nous sommes réunis, c’était le 14 novembre avec Grégor Puppinck, puisque la séance de décembre a été reportée au 2 avril prochain, pour cause de grève.

Je voudrais rappeler le fil de notre année académique sur le thème « Enracinement et Bien commun », en reprenant quelques points des communications du professeur Emmanuel Gabellieri et de Grégor Puppinck.

Des propos du Vice recteur de l’Université Catholique de Lyon, sur « Les besoins de l’âme et du corps, pour un nouvel enracinement, ou relire Simone Weil aujourd’hui », je retiendrai les messages suivants :

« Si l’on prend la carte du monde aujourd’hui, avec l’Afrique, le monde arabe, l’Amérique latine, la Chine etc., ceux-ci ne vont pas nécessairement nous envahir au sens physique du terme, mais seulement nous dominer économiquement et culturellement. Or c’est par les moyens de notre culture que nous parviendrons à garder une influence européenne sur le monde, et non plus par la démographie et la puissance politique. C’est cela dont, me semble-t-il, nous ne sommes pas assez conscients. »

Simone Weil avait une vision de « géopolitique spirituelle » et voyait l’avenir dans une « alliance de civilisations ». Et le professeur Gabellieri de préciser : « on peut s’aimer d’autant plus qu’on respecte un sens humble de la limite, qui permet la mise en œuvre du bien commun à travers l’enracinement de chacun ».

Des propos du Directeur du Centre européen pour le droit et la justice, dont le thème était : « La famille lieu de notre enracinement dans le temps et première communauté de vie : un trésor à redécouvrir et protéger », je note que Grégor Puppinck a brossé un tableau assez réaliste de la famille telle qu’on peut la décrire aujourd’hui, mais qu’il nous a ouvert aussi quelques perspectives. J’en ai retenu deux :

L’œuvre la plus fondamentale à accomplir consiste à corriger par l’éducation notre compréhension de la liberté et de l’égalité, afin que ces grandes aspirations humaines œuvrent davantage au bien des personnes. C’est le sujet de notre intervenant de ce soir.

Les inégalités ne sont pas toujours en elles-mêmes des injustices. Ces inégalités appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin. Cet enseignement est devenu inaudible dans la société actuelle ; c’est pourtant la différence et l’inégalité qui sont la condition même d’une véritable interdépendance et solidarité, et ensuite la condition aussi de la charité et du don entre les personnes.

Je laisse la parole à Hervé de Kerdrel qui va maintenant nous présenter notre intervenant que je suis heureux de saluer et d’accueillir à nouveau à l’AES, puisqu’il est déjà venu nous parler en 2017.  

Hervé de Kerdrel : Nous avons l’honneur de recevoir aujourd’hui Éric Mestrallet, qui est déjà bien connu d’un certain nombre d’entre nous. Éric Mestrallet nous avait offert en mars 2017 une communication bien pesée sur « S’engager pour l’éducation de tous »  dans le cadre de notre programme « L’engagement dans la Cité ».

Éric Mestrallet a un parcours remarquablement riche : Ingénieur Arts et Métiers et titulaire d’un DEA de gestion des organisations à Paris Dauphine, il commence en effet sa vie active comme attaché parlementaire du sénateur Sellier, déjà « au service de la cité ».

Il crée ensuite une société de services aux entreprises et aux collectivités locales dédiée au patrimoine et à l’histoire en 1997. Son expérience l’oriente alors vers le métier du conseil où il développe des compétences en stratégie opérationnelle au sein du cabinet Altis (absorbé par Ernst & Young, puis Capgemini). En 2005, il fonde le groupe SPES, spécialisé dans le conseil en stratégie opérationnelle et “origination” de projet. Serial entrepreneur dans l’âme, il lance plusieurs sociétés dont le Groupe Arthur Straight, la Compagnie agricole, …

Père de huit enfants, il se préoccupe évidemment des problématiques d’éducation et d’enseignement. À ce titre, en 2007, il co-fonde la Fondation pour l’école. Dès 2012, et à la suite de ses conversations avec Xavier Lemoine, devenu Maire de Montfermeil en Seine-Saint-Denis, il s’intéresse plus particulièrement aux défis éducatifs des banlieues dites pudiquement « défavorisées ». Il crée la Fondation Espérance banlieues, mettant ainsi ses compétences entrepreneuriales et d’innovation au service des défis éducatifs propres aux cités sensibles. En 2017, une association de loi de 1901 est créée afin de faciliter le fonctionnement opérationnel des équipes, la Fondation gardant pour mission la levée de fonds. Éric Mestrallet préside les deux structures. Il est aujourd’hui Fondateur Délégué d’Espérance banlieues.

Compte tenu de son parcours et de son expérience au sein d’Espérances Banlieue, il nous a semblé immédiatement important de convier Éric Mestrallet. La thématique de cette année « Pour un nouvel enracinement » se devait de traiter du levier de l’éducation.

Culture, transmission et Ouverture, tel est le thème de la communication d’aujourd’hui.

Culture, Transmission et Ouverture : comment ne pas voir le lien direct avec Espérance banlieues qui anime aujourd’hui 17 écoles aconfessionnelles accueillant 700 élèves dans les quartiers difficiles : « Notre spécificité est d’associer aux programmes scolaires la transmission de repères culturels et humanistes et des codes de notre pays afin que les enfants puissent trouver leur place dans la société, et grandir en confiance avec l’envie de réussir. »

Le nouvel enracinement est bien au cœur du programme d’Espérance Banlieues et la contribution d’Éric Mestrallet se promet donc d’être déterminante pour nourrir nos travaux de cette année.   

Éric Mestrallet : Merci de me donner la possibilité de vous partager quelques expériences vécues à travers Espérance banlieues et ainsi de réfléchir avec vous à partir de cette réalité.

L’école a pour mission l’enseignement auprès des plus jeunes, elle est donc l’acteur majeur de la transmission des savoirs. Mais peut-on transmettre les savoirs sans transmettre aussi ce qui les accompagne, ce qui les porte, et qui garantit leur pleine appropriation, je pense notamment à la dimension culturelle et aux valeurs qui animent cette culture ? Quel rôle doit jouer l’école dans cet apprentissage aujourd’hui ? C’est le sujet auquel nous essayons de répondre au sein d’Espérance banlieues.

Aujourd’hui nous sommes dans une société en souffrance, les grèves ou les manifestations le soulignent, il y a une absence de normes, une absence de référentiel, une remise en cause de l’ordre naturel, et les institutions de notre société elles-mêmes ont tué l’existence d’une transcendance. C’est de ce réel que nous sommes obligés de partir. Nous allons étudier, regarder l’initiative Espérance banlieues, essayer de voir ce qu’elle est, ce qu’elle dit, ce qu’elle révèle et en quoi elle est une source d’enseignement pour réfléchir à l’enracinement et au bien commun.

Je voulais, après cette petite introduction, remercier l’Académie qui permet d’éclairer ce sujet, de différentes manières, et aujourd’hui donne la possibilité d’entendre, non pas un intellectuel, mais plutôt un actif, un acteur, qui va vous partager ce qu’il vit à travers les pistes de solutions qu’il porte pour la société d’aujourd’hui.

Je vais commencer mon observation par une invitation au Palais royal de Versailles il y a un an, le 31 janvier, dont les plus cultivés sauront que c’est la saint Jean Bosco. Ce jour-là avait lieu une représentation par les élèves du Cours Antoine de Saint-Exupéry, l’école Espérance banlieues d’Asnières, 120 enfants sur scène pour jouer un conte théâtral inspiré de quatre fables de La Fontaine : Le cerf se voyant dans l’eau, Le loup et le chien, La cour du lion et L’enfant et le maître d’école.

Pourquoi cette représentation ? Parce que nous avons construit un partenariat avec le Château de Versailles. Catherine Pégard, sa présidente, souhaite en effet que le château soit ouvert, vivant car elle considère que lorsqu’un enfant vient, et qu’il commence à adopter le château et ce qu’il y découvre, il entraîne ensuite sa famille.

Ce partenariat établi avec le Château de Versailles vise plusieurs dimensions, notamment celle d’inspirer notre pédagogie, grâce à l’histoire et à son patrimoine. Par exemple, en CM1 (cycle 3), on doit enseigner la symétrie, ou en 4eme (cycle 4), apprendre les perspectives ; il est quand même plus facile de pouvoir approcher ces notions à travers l’architecture ou les jardins à la française. Cela rend vivant, plus facilement appréhendable, cette abstraction, qui permettra ensuite aux enfants de se projeter dans la vie d’adulte. Cette appropriation du patrimoine est rendue possible grâce à ce partenariat, afin que quelles que soient les origines de ces enfants, – qui viennent quelquefois de fort loin, bien au-delà des frontières classiques de la France – ils puissent en devenir les héritiers et les continuateurs. Ce partenariat a été aussi matérialisé par la participation à l’inauguration des ateliers pédagogiques mis en place au château de Versailles pour les jeunes – des ateliers sur la danse et sur la dorure. Il faut  imaginer les élèves d’Espérance banlieues participant à un cours de danse au sein de cet atelier sur la danse : ces élèves qui sont adolescents pour certains, – je vous rappelle que les écoles Espérance banlieues vont du primaire au collège, – donc des adolescents qui ne sont pas forcément à l’aise dans leur corps, comme tout adolescent. À cette occasion, ils ont éprouvé vraiment une joie, à apprendre à danser comme au temps de Louis XIV, dans cet atelier mis en œuvre au sein d’une des ailes du château de Versailles.  Plus tard dans l’année scolaire, les élèves d’Espérance banlieues ont aussi participé à un grand jeu dans les jardins, avec à peu près quatre cents élèves qui avaient rejoint le château de presque toutes les écoles Espérance banlieues (une dizaine sur les seize écoles présentes en 2018-2019 sur le territoire métropolitain).

Mais revenons à ce 31 janvier, et à la présentation d’un conte théâtral qui se dénommait « Le cœur fait tout, le reste est inutile ». La magie du spectacle ne peut se décrire, mais je tiens à votre disposition des photos et des extraits filmés du spectacle si vous le souhaitez. Ce que nous avons pu constater dans la salle… Il y avait là sept cents invités, dont deux cents personnes issues des familles de l’école et cinq cents autres personnes, allant d’un Plantu, qui avait souhaité venir, à un ministre, quelques grands capitaines d’industrie, et à toute une société versaillaise qui profitait de la proximité pour se joindre à nous. A la fin, il y a eu une ovation pour ces enfants, des larmes, et cela a constitué une sorte de déclic pour un certain nombre de personnes. Si l’expérience Espérance banlieues était considérée comme sympathique, l’ensemble des spectateurs ont vu qu’elle manifestait quelque chose de plus : un avenir était peut-être envisageable ensemble, s’il était centré sur un certain nombre de conditions. Essayons, à la relecture de cet événement, d’identifier quelles pourraient être ces conditions.

Ces conditions, c’est ce que l’on essaie de vivre au sein d’Espérance banlieues. L’école est un lieu d’enracinement du bien commun, nous avons un modèle qui est à la fois académique, ce qui est normal pour une école, éducatif, ce qui est moins courant, mais aussi intégratif, ce que nous revendiquons. Ce modèle se décline, se caractérise par de petits effectifs, un souci d’innovation, une alliance avec les parents, des partenariats avec les entreprises du territoire, afin que l’enfant puisse se développer dans toutes ses dimensions : à la fois l’intelligence, mais aussi le cœur, les sentiments ; il s’agit aussi de reconnaître le fait que l’enfant puisse faire référence à une transcendance. Au sein des écoles Espérance banlieues, cela ne lui est pas interdit, contrairement à certains autres lieux où se dispensent l’éducation et l’enseignement, je fais référence à l’école publique.

Donc notre modèle – petits effectifs, innovation, mais aussi alliance avec les parents, partenariat fort avec les entreprises du territoire – fait de l’école une école ouverte, une école de territoire. Ce n’est plus le cas des écoles aujourd’hui, qui sont des sanctuaires, qui ne communiquent plus ou très peu avec l’extérieur, les professeurs considérant que c’est leur domaine et que personne du monde extérieur, qu’il s’agisse de l’entreprise, ou de ceux qui ne sont pas spécialistes, comme eux, de l’enseignement ou de l’éducation, ne doit venir dans cette enceinte. C’est aussi une école avec des convictions vécues, qui ne sont pas assenées, mais qui sont portées par une vision de l’homme, léguée par Rome, Athènes et Jérusalem. Au-delà de cela, je reprendrais les termes d’un membre de votre académie, Pierre de Lauzun, qui a dit : certes, c’est Rome, Athènes et Jérusalem, mais c’est aussi une culture qui a été mûrie, forgée par la civilisation européenne. Il ne s’agit donc pas simplement citer les lumières anciennes, mais aussi d’offrir de toucher du doigt et prendre en compte le rôle de la civilisation européenne pour mûrir, grâce à cette vision de l’homme qui nous est donnée.

Au-delà de cette école ouverte, de ce modèle rapidement présenté, nous avons un centre de formation autour de l’école, où l’on forme les cadres, les professeurs, les instituteurs et les bénévoles qui interviennent au sein de l’école Espérance banlieues, afin qu’ils puissent apporter le meilleur d’eux-mêmes, et tout ce qui est nécessaire, aux enfants qu’ils forment.

Mais revenons au partenariat avec les parents ; comment se fait-il, comment est-il organisé ? D’abord le projet est affiché, il est clair, il y a un contrat passé avec les parents, il n’y a pas de dissimulation sur l’affichage de ce triptyque académique, éducatif et intégratif. Vous pouvez avoir certaines images en tête, puisqu’il y a des assemblées qui sont organisées plusieurs fois par semaine autour du drapeau français et du drapeau européen, l’on chante la Marseillaise, l’on fait mention d’un certain nombre de personnages qui ont fait la France, qui animent, qui parrainent des équipes inter-âges dans lesquelles se réalise une partie du travail éducatif au service des enfants.

Une question peut se poser, car c’est une histoire qui pourrait paraître trop belle, c’est la question de savoir si cela marche pour tous. Est-ce que les écoles refusent des élèves, parce qu’il y a un trop plein d’élèves ? Non, certaines écoles ne refusent pas d’élèves, certaines écoles n’ont pas assez d’élèves à l’heure où je vous parle. Parce que la démarche Espérance banlieues n’est pas magique, il y a des conditions nécessaires pour que cela puisse fonctionner, que cela soit fécond. Il faut d’abord un emplacement, or il n’est pas forcément facile d’avoir le bon emplacement pour le lieu où l’on va positionner l’école. Il faut être au cœur d’un quartier qui en a besoin, dans la proximité d’un bassin de population suffisamment importante et qui peut ainsi avoir accès à l’école. Il faut être au cœur d’un quartier, mais pas non plus totalement au cœur, en légère périphérie de manière à ce que les enfants et leurs familles aient la possibilité de faire un acte pour sortir du ghetto dans lequel ils ont souvent l’impression d’être enfermés.

Il faut aussi, comme gage de réussite, être au cœur d’un écosystème, – je vais essayer de le définir, – pour nourrir cette petite cellule qu’est l’école, la faire grandir. L’école, c’est une petite cellule organique, donc elle doit être le cœur d’un ensemble de partenaires, d’acteurs, au cœur d’un territoire, au milieu d’élus, au milieu de têtes de réseaux, au milieu d’entreprises. Pour les « têtes de réseaux », il faut identifier un certain nombre d’adultes qui prennent en considération les enfants autour d’eux, afin qu’ils en aient la responsabilité ou qu’ils aient une certaine influence sur ceux qui sont en déshérence, en difficulté. Cela ne marchera pas si l’on ne propose pas cette petite cellule qui va permettre à ces enfants de retrouver confiance, de ne pas être dans des dilemmes de double allégeance, dans la nécessité de se dissimuler pour pouvoir continuer à apprendre, car il faut que les filles puissent avoir le droit et la possibilité d’apprendre, comme les garçons, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui dans un certain nombre de quartiers.

Donc, nous devons trouver ces « têtes de réseaux » qui vont proposer une solution à ceux qui souhaitent avoir cette possibilité d’apprendre, à travers l’accès à cette école. Mais cela ne marche pas de manière magique ; on s’aperçoit parfois que certaines têtes de réseaux sont de fausses têtes de réseaux. Parce qu’elles sont influencées, par exemple par une mosquée prônant le séparatisme, qui ne dit pas du mal de l’école officiellement, mais qui empêche les parents de faire le pas pour aller vers l’école. Donc, identifier les têtes de réseaux, c’est identifier les bonnes personnes qui, en vérité, sont capables de faire le choix, et d’encourager les parents et les enfants à rejoindre l’école. Comme je vous le disais, nous ne sommes pas dans un système où l’on crée une école et où cela marche tout de suite comme par magie : on va créer une école là où la société civile se mobilise, car ce n’est pas le niveau national qui décide de créer une école à tel ou tel endroit. Ces personnes de la société civile se disent : si nous ne faisons pas quelque chose pour la jeunesse des quartiers à côté desquels nous sommes, nous serons bientôt obligées de partir de cet endroit-là, parce que ce sera invivable. Cette société civile, pleine de bonnes intentions, avec une belle énergie, décide de créer cette école, mais si elle ne remplit pas un certain nombre de caractéristiques telles que je viens d’essayer de les définir, cela peut ne pas marcher. Le sujet sur lequel aujourd’hui nous travaillons, c’est d’identifier les raisons pour lesquelles certaines des écoles, parmi les dix-sept écoles que nous avons, ne sont pas encore totalement remplies. Comme le disent celles qui marchent bien, il y a un temps pour tout, il y a un temps pour semer, cela prend parfois plus de temps qu’on ne le voudrait, et il faut identifier les bons éléments qui vont permettre à la graine de monter : c’est la phase dans laquelle nous sommes.

L’écosystème aussi, ce sont des liens avec les entreprises, chose un peu nouvelle pour l’école en France, parce qu’il ne faut pas aujourd’hui mélanger le monde de l’enseignement, de l’instruction, et le monde de l’entreprise. C’est dire toutes les difficultés qu’ont les collégiens ou lycéens français à avoir une bonne image de l’entreprise. Pourquoi les entreprises se mobilisent-elles pour Espérance banlieues ? Pourquoi de petits, et parfois même de grands patrons, se mobilisent-ils ? Je vais essayer de répondre à cette question. Je pense à l’un d’entre eux, sa curiosité a été piquée et il a voulu voir ce réel que manifeste cette école Espérance banlieues. Il a donc pris une journée de son emploi du temps, il a assisté aux cours, déjeuné avec les enfants, bêché la terre, – dans le jardin potager qui est un outil éducatif utilisé pour les enfants, – il a vu sans idéologie que cette réalité permettait aux enfants de grandir, notamment dans leur dimension de citoyen.

La fraternité fait partie des quatre ou cinq mots souvent utilisés de manière un peu rapide, – fraternité, liberté, égalité, laïcité, – mais il faut voir comment nous, concrètement, dans le réel, nous essayons de vivre ce que portent ces mots. La fraternité est vécue chez nous au quotidien, on essaie d’expliquer aux enfants pourquoi ils peuvent pratiquer une forme de charité les uns envers les autres, que c’est le début de la vie en société, et qu’être frères, c’est reconnaître une même autorité. Même si l’on appartient à des communautés différentes, je pense notamment à des communautés qui peuvent ne jamais se fréquenter, les Français d’origine turque et les Français d’origine algérienne, les Français d’origine algérienne et les Français d’origine marocaine, etc… Parfois, de loin, on a l’impression que c’est un ensemble bien cohérent, en fait cela ne l’est pas du tout et la peur de l’altérité est quelque chose qu’ils vivent au quotidien – peur de l’altérité qui est la source de toutes ces violences. Comme la vie est altérité par construction, par nature, ils la rencontreront forcément, et n’y étant pas préparés parce qu’ils vivent en vase clos, dans l’entre soi, ils sont bousculés, si bien que la seule manière pour eux de ne pas perdre la face, finalement c’est de réagir par la violence.

La liberté, annoncée au fronton de nos mairies, c’est aussi la liberté de conscience, chose qui n’est pas forcément naturelle pour tout le monde ; l’égalité, c’est aussi l’égalité de dignité : le fait que les filles puissent avoir le même accès à l’éducation que les garçons n’est pas si naturel que cela dans certains quartiers de notre pays. On constate une différence entre le primaire et le collège ; à partir du collège, il y a une disparité entre les garçons et les filles, qui pour ces dernières sont moins nombreuses. Chaque école fait donc un effort particulier pour corriger cela et manifeste une attention particulière, quitte à ce qu’il y ait moins d’enfants dans les écoles. On peut en effet aller contre l’objectif de remplir très vite l’école, à Roubaix par exemple, ils ont préféré limiter le nombre d’enfants au collège pour être sûrs de garantir la parité, que cela ne soit pas un état de fait que les garçons aient le droit d’accéder à l’éducation et que les filles ne l’aient pas.

Quant à la laïcité, sujet que l’on connaît bien, qui a certainement été étudié sous toutes ses dimensions à l’AES, nous avons utilisé le terme d’aconfessionnalité pour nos écoles. Nous avons tenu à le revendiquer, pour ne pas rentrer dans cette dimension du laïcisme qu’est aujourd’hui la laïcité en France. L’aconfessionnalité, c’est le respect de la religion de chacune des personnes, c’est la saine laïcité telle qu’elle devrait toujours être pratiquée en France : distinction mais pas séparation… Cette manière de procéder n’est pas si naturelle que cela pour la confession musulmane, puisque vous savez que le temporel et le spirituel y sont totalement imbriqués et que la vie temporelle est totalement codifiée pour ceux qui veulent vivre de manière littérale le Livre. Finalement, ce qu’a découvert ou redécouvert le grand patron dont je vous ai parlé, c’est que l’on essaie, au contact du réel, de s’appuyer sur la loi naturelle. La mobilisation des élèves et de leurs familles, notre souci de les faire s’épanouir, le respect de ce réel, pour finalement peut-être inspirer en France une prise de conscience, c’est ce à quoi nous travaillons.

Quel est l’enseignement d’Espérance banlieues ? Que nous apprend cette démarche ? Elle nous apprend à nous laisser enseigner par ce réel qui nous ouvre, qui nous ré-ouvre les yeux, qui nous décontamine d’un certain nombre de choses qu’on ne s’autorise plus à penser. Autour d’Espérance banlieues on arrive à mobiliser des énergies, des pouvoirs publics même. Du fait de notre statut d’école hors contrat, ce n’est jamais simple de discuter avec les pouvoirs publics, mais aujourd’hui, les préfets de région commencent à considérer que la démarche d’Espérance banlieues pourrait être une partie de la solution pour régler les difficultés qui, constatent-ils, vont de mal en pis dans les quartiers. Ils sont en train de tenter de voir de quelle manière les modalités de déploiement d’Espérance banlieues, d’écoles de petits effectifs, pourraient exister dans les institutions françaises. C’est a priori impossible, puisque l’Éducation nationale ne traite la problématique que de manière industrielle (approche systémique), les petits établissements n’étant pas encouragés. Or pour nous cette petite taille est une condition nécessaire, parce que du CP à la 3e, 12 à 17 élèves par classe, avec une classe par niveau, cela fait 130-150 élèves maximum ; mais dans le logiciel de l’Éducation nationale aujourd’hui, ce n’est pas possible. Ce n’est pas pris en compte, je vous renvoie au rapport Borloo qui avait évoqué un certain nombre de points mais qui n’avait jamais traité cette dimension, c’est-à-dire comment rendre plus organiques ces démarches d’éducation. On parlait de ‘’cités éducatives’’, on parlait de ‘’coordinateurs’’, mais il n’était jamais question de la manière de recréer cette école de la confiance, pourtant appelée par les vœux du ministre.

Cette école ‘’du socle’’, terme qui a été utilisé par le ministre Jean-Michel Blanquer, comment la rendre de nouveau possible ? Une des pistes que nous proposons, c’est ce modèle très intégré, petit, avec un corps enseignant et éducatif très mobilisé, donc constitué uniquement de volontaires. Ce ne sont pas forcément les diplômes qui vont rendre possible cette mobilisation, il y a d’autres éléments à prendre en compte. Les trois critères que nous mettons en avant lors de nos discussions avec les pouvoirs publics, sont les suivants : 1/ c’est d’avoir des volontaires, d’avoir la faculté de pouvoir recruter nous-mêmes des personnes qui adhèrent au modèle Espérance banlieues, 2/ d’avoir la faculté d’adapter les progressions pédagogiques. Je vous rappelle qu’en CE1, l’Éducation nationale demande que l’on commence à enseigner une langue étrangère, souvent par facilité c’est l’anglais. Les élèves des écoles Espérance banlieues ont déjà souvent une langue étrangère, qu’ils pratiquent plutôt bien, mais ils ne maîtrisent pas encore la langue française, parce que souvent ils ne l’entendent pas chez eux. Si l’on ne passe pas par l’étape du français, il y a de nombreux apprentissages qui seront rendus difficiles. Donc, on préfère que l’anglais soit enseigné en fin de primaire. De fait, cette entorse aux règles n’est pas reçue par l’Éducation nationale. Nous avons même eu des inspections – car nous sommes souvent inspectés – où les inspecteurs arrivaient brutalement avec leur manuel d’inspection, et voulaient nous envoyer devant le Tribunal administratif parce que l’anglais n’était pas enseigné en CE1. Ceci pour montrer que cette démarche où l’on respecte le réel et où l’on prend les gens tels qu’ils sont et non pas comme ils devraient être, n’est pas une démarche facile. 3/ Et la dernière dimension à laquelle nous tenons et que nous proposons aujourd’hui aux pouvoirs publics, c’est le fait de pouvoir disposer d’un certain nombre de méthodes pédagogiques adaptées, pour que les enfants progressent plus facilement. Tout le monde sait qu’il n’y a pas qu’une seule forme d’intelligence, et donc qu’il n’y a pas qu’une seule forme d’apprentissage. Il faut donc pouvoir mobiliser toutes les manières d’apprendre, afin de solliciter toutes les formes d’intelligence des enfants. Les effectifs importants empêchent le déploiement des méthodes personnalisées au sein de l’Éducation nationale.

Avec ces particularités, on arrive à faire prendre en compte une forme de réel qui aujourd’hui pourrait être ignorée. Est-ce que la chape de plomb que nous subissons, est-ce que la situation dans laquelle nous sommes, où il n’y a plus aucun référentiel admis, vient de la société dans laquelle le pouvoir des medias est très présent, dans laquelle l’inculture et l’absence de réflexion se propagent ? Je vous renvoie aux absences de discussion qu’il y a eu sur le voile, il y a deux ou trois mois, où il était terrifiant de constater qu’il n’y avait plus de possibilité d’échanges, dans cette société où le politiquement correct s’impose à tout le monde. Est-ce que grâce à Espérance banlieues l’on ne trouve pas un point de retour, un point sur lequel on peut se ré-appuyer pour inverser cette logique dangereuse dans laquelle nous sommes ? Bien évidemment, d’autres initiatives existent, il n’y a pas qu’Espérance banlieues qui aille dans ce sens, d’ailleurs ces initiatives constituent des lieux avec lesquels nous échangeons nos expériences, tout cela manifeste une vitalité qui est à découvrir, des braises sur lesquelles il faut souffler pour ne pas désespérer.

En sortant du Palais royal, tous les participants témoignaient d’une joie de cette culture partagée, transmise, que tous s’appropriaient, quelle que soit leur provenance initiale. La question posée à tout le monde, en conséquence, est la suivante : est-ce que tout cela ne serait pas finalement une manière de favoriser l’enracinement et de retrouver le bien commun qui semble perdu dans notre société ?