par Pierre de Lauzun, Président de l’Association des économistes catholiques, Chairman of the International Council of Securities Associations – ICSA

L’investissement dans la recherche est un fait récent dans l’histoire, qui s’est accéléré régulièrement depuis le milieu du XIXe siècle. Cette recherche est souvent aléatoire, les découvertes pouvant être très éloignées des objectifs recherchés. Mais avec les nouveaux mastodontes de l’Internet on a changé de nature : éclosion rapide, capitalisation boursière énorme, marges colossales, expérience du succès etc. Ces firmes investissent des sommes massives, sans précédent, dans des recherches touchant notamment à des sujets qui représentent des enjeux anthropologiques et sociétaux majeurs. Cela comprend notamment le transhumanisme, que ce soit en visant simplement l’homme augmenté, qui est en outre potentiellement un enjeu commercial majeur, ou le dépassement de l’humain. Nous n’avons que peu de moyen pour l’encadrer ou l’orienter. Mais nous pouvons réfléchir, dans le cadre de l’investissement socialement responsable, comme en tant que citoyen, sur les voies et moyens de recherches alternatives.

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Le président : Cher confrère,

Vous avez rejoint l’AES comme Membre en juin 2011 et c’est un honneur pour nous tous de vous entendre ce soir à l’occasion de cette 6e communication de notre académie sur le thème de cette année « Dépasser l’humain »

Vous êtes ancien élève de l’École polytechnique et également ancien élève de l’ENA. Je n’oublie pas de mentionner que vous êtes ardéchois du sud.

Outre vos divers engagements professionnels et associatifs, vous êtes également un essayiste reconnu.

Votre carrière professionnelle s’est exercée principalement dans la finance et les relations extérieures. Vous parlez vous – même « d’une activité professionnelle peu populaire, mais essentielle »

Vous avez été d’abord dans l’Administration, aux Services du Premier Ministre, puis à la Direction du Trésor

Vous avez exercé ensuite dans le secteur bancaire et financier comme directeur général et président de plusieurs banques prestigieuses.
Vous rejoignez ensuite des associations professionnelles : la Fédération bancaire française comme Directeur général délégué et l’Association française des marchés financiers (AMAFI, regroupant les professionnels de la Bourse et de la Finance) comme Délégué général ; enfin depuis 2017, vous êtes « Chairman » of the « International Council of Securities Associations » (l’association internationale des associations de professionnels de marché)
Vous êtes par ailleurs engagé dans plusieurs associations en lien avec vos activités et recherches qui vont de l’économie à la philosophie et à la politique.

Vous êtes notamment Président de l’Association des économistes catholiques, Président de la Commission éthique financière des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens ; Membre du corps académique de l’Académie catholique dans la section économie et droit ; et enfin Membre de l’Académie d’éducation et d’études sociales.

En 2018, notamment avec Caroline Galactéros et Jean-Bernard Pinatel vous lancez Géopragma un ’think tank’ consacré à la géostratégie réaliste, attaché au principe national.

Dans le cadre de votre engagement chrétien enfin vous êtes Président d’Alba Cultura (qui vise à rendre l’art présent dans les prisons et autres lieux clos)
Vous recevez le Prix international ‘Economie et société’ de la Fondation Centesimus Annus Pro Pontifice (Vatican) pour votre ouvrage : « Finance : un regard chrétien » (mai 2015)

Vous proposez une réflexion principalement inspirée par la philosophie thomiste et par la doctrine sociale de l’Église, sur les thèmes philosophique, politique, économique et financier, inspiration complétée par votre expérience professionnelle en faveur d’une finance éthique dans l’exigence de vérité et de qualité avec le beau et le bien.

Vous avez écrit au total près de 15 ouvrages, dont le titre du dernier s’intitule : La Révélation chrétienne ou l’Éternité dans le temps, paru chez Artège Lethielleux en 2018, et je voudrais terminer cette présentation rapide plus spécialement par le titre de votre avant dernier livre, intitulé « Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé » paru chez TerraMare en 2017

C’est exactement dans le sujet que nous vous avons demandé de traiter sur L’orientation et le financement d’une recherche mondiale humaniste. Tout un programme…

Finance, recherche et humanisme

Pierre de Lauzun : Le thème de cette intervention s’inscrit dans le cadre général de cette année : Dépasser l’humain. Consacré à la dimension financière de la recherche, il va s’efforcer avec les moyens limités dont nous disposons de réfléchir à la dimension économique et financière du thème.

Cadre : technologie et succès financier

Tout développement technologique suppose un financement : au stade de la recherche puis à celui du développement. Il peut être public ou privé, et en général combine les deux. On pense que c’est parfaitement rationnel. C’est en un sens vrai a priori, dans l’objectif que se proposent les acteurs ; mais ce l’est en tout cas beaucoup moins dans le résultat.

En effet, comme le montre l’histoire, le lien entre l’objectif initial de la recherche et ses effets peut être très ténu et souvent inattendu. Par exemple il faut souligner la dimension importante de la recherche militaire. Non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement, et dans de nombreux domaines. Mais en même temps, elle peut avoir des effets totalement imprévisibles, comme le montre l’exemple spectaculaire de l’Internet, qui dérive de recherches de l’US Army. Dans un tel cas d’ailleurs, même si l’investissement initial a trouvé ensuite une rémunération, ce n’est pas en proportion de son effet : la valeur réelle de la découverte de l’Internet n’a d’ailleurs jamais fait l’objet d’une rémunération. L’investissement privé est en principe plus contraint en termes de rémunération de son résultat – mais là aussi l’inventeur ne tire pas toujours le plein profit de son invention : le PC a été inventé par IBM, mais développé par d’autres, et sur une échelle qu’IBM n’avait pas prévue.

Si on remonte dans l’histoire, on constate un rôle massivement croissant de l’innovation scientifique. Sans parler de la révolution technique médiévale, la première révolution industrielle était peu scientifique et surtout technique, à la limite d’une artisanat astucieux (machine à vapeur, textile etc.). Mais la situation a évolué en profondeur avec la deuxième révolution industrielle et des découvertes comme la chimie, l’électricité, puis le téléphone, la voiture, l’électro-ménager, l’avion etc. Investisseurs et industriels ont alors compris l’intérêt stratégique de la recherche. Mais à nouveau ce ne sont pas toujours les inventeurs ou les premiers industriels qui ont accumulé des fortunes massives. Celles-ci apparaissent surtout au stade de l’industrialisation de la découverte, et encore pas toujours. Et certains secteurs n’ont pas rentabilisé l’argent investi pendant plusieurs générations (ainsi le transport aérien). En outre et surtout il faut souligner le rôle très important de la recherche sous fonds publics, et notamment comme on l’a vu, militaire.

Toutefois, à ces diverses époques, le fait est que la recherche restait financièrement relativement peu gourmande et demandait donc relativement peu aux organismes qui la finançaient. Il semble que la situation ait massivement changé depuis. Internet notamment a massivement frappé les imaginations, du fait des énormes fortunes amassées en moins de 20 ans par les fondateurs des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), et plus encore du fait des énormes profits de ces entreprises, notamment liés à la possibilité de créer un effet de monopole et de rente qui est unique. En effet la plupart des innovations du passé créaient une effet de monopole ou de rente dans un premier temps, mais il disparaissait assez vite avec la concurrence. La situation est différente ici. C’est en effet un jeu où celui qui impose sa norme rafle tout le marché (par acceptation générale du standard et non par une décision publique) et met ce faisant la main sur des ressources colossales. Les marges sont énormes pour le gagnant, car le marché est immense et les coûts faibles : c’est en un sens un profit de rente (comme une rente foncière ou minière), quoique d’origine différente. Dans ce cas, la rareté vient en effet du standard (en outre entretenu par la recherche) et non d’une rente physique. Mais il est vrai aussi qu’elle est plus fragile que celle-ci, car à la merci de nouveaux développements technologiques, le risque pour la firme dominante étant de voir une nouvelle invention lui faire perdre sa position centrale ; ou même le produit être surclassé par autre chose. En même temps, dans l’intervalle, les autorités de concurrence sont assez démunies face à ce phénomène. Un tel fait est probablement sans précédent dans l’histoire, même toutes proportions gardées. En outre, l’effet en est planétaire – avec cependant l’exception chinoise (et dans une certaine mesure russe).

Il en résulte en outre une formidable capacité d’investissement de ces firmes, et donc espèrent-elles la possibilité de réédition de leur exploit. Ce qui subsiste en revanche est la grande incertitude sur les succès non seulement techniques, mais surtouts financiers de ces recherches. On voit notamment des investissements massifs dans deux domaines : l’informatique/électronique au sens large (y compris l’intelligence artificielle) ainsi que l’Internet ; et les biotechnologies. On investit massivement parce qu’on sait (depuis 20 ans) que ce qui marche peut être formidablement payant, dans le cas des réussites, à côté d’une très grande majorité des recherches dont on sait qu’elles rendront peu ou pas. L’incertitude sur l’avenir est maximale, seule subsiste l’espérance de résultats massifs quand cela marche, sachant que c’est rare. Il est donc important de noter que la dimension financière ne sert pas de guide pour orienter l’investissement dans la recherche (au-delà du souci de méthode). Ses promesses sont générales et statistiques. Même la discipline relative que le marché financier exerce dans d’autres activités ne joue ici que de façon lointaine, et elle est très atténuée du fait de la masse des profits réalisés dans l’intervalle : une fois une firme lancée sur sa trajectoire dominante, elle n’a plus besoin de lever des fonds sur le marché. Il ne reste tout au plus que la sensibilité des propriétaires majoritaires (ou collaborateurs de l’entreprise) au cours de bourse : facteur non négligeable, mais nullement automatique. Si donc l’économie pilote la science ou la technique, ce n’est pas de façon sûre : on joue à une roulette où les martingales larges peuvent espérer être gagnantes ; mais où le résultat vraiment payant n’est pas paramétrable.

Pour ne donner qu’un exemple et élargir les perspectives, on peut rappeler que nos capacités de calcul seraient immensément accrus par les calculateurs quantiques massivement plus puissants que les outils actuels (et donc dépassant sans conteste le cerveau humain même là où il reste aujourd’hui plus rapide que la machine). Mais ils ne sont pas entièrement paramétrables à ce stade. Qui y réussira ? Comment ? Dans quels domaines cela aura-t-il des conséquences majeures ? Nuls ne le sait à ce stade. Mais cela vaut la peine de participer au jeu. Comme le rappelle le P. Thierry Magnin , on peut douter de ce que devient le sens de l’homme face à un tel rouleau compresseur financier. Mais à condition de se rappeler aussi que ce rouleau compresseur ne sait pas avec beaucoup de précision où il va.

L’économie Internet au niveau des GAFAM

Voyons de plus près l’économie actuelle des GAFAM, sachant qu’elle peut évoluer considérablement. Notons d’abord que l’emploi direct induit est très faible : les emplois créés sont essentiellement dans le transport (livraison) et donc assez bas de gamme et extérieurs à la firme. Soulignons ensuite l’importance stratégique de la publicité dans le modèle. Elle assure une proportion considérable de leurs profits. Selon lesechos.fr (07/06/2017) Google et Facebook contrôlent 20 % du total des investissements publicitaires mondiaux (11 % en 2012).

À la différence toutefois des media classiques, outre les sommes en question ces nouveaux supports sont beaucoup plus intrusifs, car une dimension essentielle de leur activité est l’accumulation des données sur les gens, qui sont ensuite revendues. En un sens on a ici un problème fondamental de droits : qui devrait être propriétaire de ces informations ? Quel droit a-t-on d’en faire usage, et de les revendre ? D’où chez ces firmes une fragilité, liée à l’opacité du modèle financier : l’essentiel du profit est fait non par la vente du produit (la recherche sur Google, ou l’utilisation de Facebook) car il est gratuit ; mais de l’exploitation par le fournisseur des données personnelles que le client du réseau transmet sur lui-même par le seul fait qu’il y entre. Quoiqu’il en soit, ces pompes financières ont un effet puissant sur les imaginations. Cela pousse comme on l’a dit l’argent à chercher à s’investir dans la nouvelle entreprise de ce type qui éclora demain ; mais cela les pousse elles aussi à investir leur argent, et il est très abondant, abondant comme on l’a vu. A nouveau, de tels investissements sont par nature très différents du modèle de recherche planifié qu’on a naturellement en tête.
Pour prendre un exemple ponctuel, selon le cabinet Synergy Research , les 20 plus gros acteurs d’internet ont investi 53 milliards de dollars au premier semestre 2018. Plus de 70% de l’effort vient de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Il est vrai que le gros de cet effort est alloué à la construction et l’expansion d’immenses datacenters. Lors du salon de 2017, Sundar Pichai, directeur général de Google, a inauguré ce qu’il appelle une nouvelle ère pour Google. La compagnie de recherche serait dorénavant une société « d’avant-garde » – c’est-à-dire que la plupart de ses progrès seraient guidés par des techniques d’intelligence artificielle. Il s’agit notamment d’ ‘enseigner’ les ordinateurs afin de comprendre le langage, de voir et d’entendre, de diagnostiquer des maladies et même de créer de l’art. En outre ces investissements s’étendent à des domaines très hétérogènes (biologie notamment).

De telles recherches, qui sont comme on l’a vu loin d’être prévisibles dans leur effet, peuvent avoir un impact collectif majeur sur la société. D’où des inquiétudes que manifestent plusieurs ouvrages d’anticipation . On peut imaginer le rôle de tels systèmes branchés devenir central dans la vie des gens, tout en restant la propriété d’entreprises commerciales qui restent telles (et donc sans devenir un pouvoir politique au sens propre). Cela peut glisser vers une capacité de surveillance universelle, notamment de la santé et des mœurs, qui peut jouer une rôle important dans ce qu’on appelle le transhumanisme au sens large. Car cela veut dire concrètement qu’une firme peut être amenée à définir des mœurs et une forme d’éthique. Selon Carlo D’Asaro Biondo l’éthique de Google (dont il est un dirigeant) consiste à être contre toute violence, toute attaque sur les mineurs, etc. Cela peut paraître aller de soi ; mais ce même dirigeant ajoute en outre qu’il y a un fort attachement des fondateurs au respect de la diversité, au refus de discrimination raciale, sexuelle etc. Facebook fait signer une charte aux annonceurs, où domine l’idée de comportement non-haineux et du refus de toute discrimination. Là on entre dans le politique et le moral. Mais on le notera, ces objectifs éthiques sont assez conformistes : ils reflètent des thèmes déjà dominants idéologiquement. A ce stade, ces firmes ne génèrent donc pas une vision propre en la matière ; elles prennent dans la société ce qu’elles y trouvent. Mais elles lui donnent une force bien supérieure.

Ajoutons un fait apparemment trivial mais important : ces firmes sont dirigées par des personnes jeunes, sans spécificité au départ, sans formation ni expérience politique ou philosophique, a fortiori religieuse, qui ont réussi dans des proportions radicalement inimaginables au départ sur la base d’un idée géniale d’algorithme, et qui n’ont pas connu d’échec majeur dans leur vie. Cette situation est elle-même sans précédent. Dit en un mot, ce sont logiquement des gens qui spontanément ne doutent de rien. Mais qui sont très décontenancés devant les questions qui émergent, comme on l’a vu récemment avec Facebook.

Transhumanisme : l’homme augmenté

Quel rôle cela peut-il jouer en faveur du transhumanisme ? Il est dans cette perspective un mythe très puissant, car il est peut-être le seul à la dimension de l’Internet (qu’on peut décrire comme la connexion généralisée de l’humanité). Sous ses formes diverses, il attire donc des sommes énormes. Il est possible que la rentabilité finale en soit faible, mais même alors cela n’exclura pas des effets appréciables, tant financiers que sociaux. A nouveau, la rationalité des investissements n’est en effet jamais acquise. Là plus encore qu’ailleurs on cherche tous azimuts, sachant que le gros des efforts est perdu mais que le peu qui gagne est très rémunérateur.

Mais quand on dit transhumanisme il faut savoir de quoi on parle. Selon les cas le débat sera très différent. Il y a d’abord un transhumanisme ‘modéré’, type « homme augmenté ». Mais tout homme utilisant un outil, montant sur un véhicule, regardant un télescope etc., est un homme augmenté. Cela ne remet donc pas en cause la conception métaphysique de l’homme. En un sens même cela la fonde : l’homme a pour propre d’être capable d’augmentation, parce qu’il est un esprit qui dans son opération échappe en partie aux contraintes de la matière. Un être humain qui par effet biologique ou prothèse technique verrait bien mieux, courrait plus vite, calculerait beaucoup plus vite etc., resterait dans ce champ. Nous avons déjà des gens plus intelligents, plus rapides, plus beaux etc. que d’autres. Naturellement, le fait que cette capacité d’augmentation soit caractéristique de l’homme ne signifie pas qu’elle soit toujours bonne pour lui, loin de là.

Mais désormais on pourra acheter cette augmentation, et elle peut devenir cumulative. Les plus riches risquent alors d’avoir sans cesse plus de succès. Cela ne changerait rien d’essentiel à la nature de l’homme, mais poserait d’énormes problèmes sociaux. Et naturellement et surtout, ce serait un énorme marché. Ce qui accroît massivement la rationalité économique des investissements faits en la matière. On s’offusque des inégalités actuelles, mais si ces recherches débouchent (et a priori un nombre non négligeable d’entre elles le feront) on n’a donc encore rien vu. Bien sûr il pourra y avoir démocratisation ensuite – comme on l’a constaté dans le passé pour l’automobile : jugée être une provocation en 1900 car privilège des très riches, elle est devenue le symbole de la consommation de masse trois générations après. Mais rien ne dit que ce schéma se reproduira automatiquement. C’est d’autant plus vrai que contrairement aux époques antérieures nous sommes dans une économie qui prend de plus en plus conscience du fait que ses ressources sont limitées ; ce qui implique une compétition croissante pour l’accès à ces ressources rares, ce qui à son tour est un puissant facteur d’inégalité. Il peut dès lors y avoir distance croissante entre une minorité ultra performante (qui pourra alors se sentir d’une autre nature que la masse) et le reste. Inutile de dire qu’il y a là des enjeux financiers majeurs : puissance des sens, capacité intellectuelle, résistance aux maladies, performances physiques, etc. tout cela est très prometteur.

Quel peut être le sens de tels développements ? Il faut prendre en compte ici la puissance de ces mythes, leur force de fascination. On peut rappeler que le P. Teilhard de Chardin avait lui-même d’étranges considérations , ainsi dans l’Avenir de l’homme, où il parlait en faveur d’une ‘trans-humanité’, l’homme devant ‘grandir et s’achever biologiquement’, pour se ‘supra- ou au moins ultra-hominiser’. Il en appelait aussi à une ‘forme d’eugénisme noblement humaine’.

On a évoqué avec le Pr Weizmann les mutations biologiques. Comme il nous l’a rappelé, un pas supplémentaire a été franchi avec le CRISPR : cela pourrait même permettre que les modifications héréditaires soient transmises aux générations suivantes. Mais c’est une technique peu coûteuse et facile à réaliser – avec le risque que cela perpétue une erreur. Et les obstacles juridiques sont minces : ces barrières sont sans poids face à la facilité d’utilisation de la technique. On peut donc considérer comme une quasi-certitude qu’elle sera activement développée. Et de façon très décentralisée, dans de vraies start-ups. En d’autres termes, à côté des mastodontes, les jeunes mammifères ont leurs chances dans la course à la richesse.

Mais comme on sait d’autres hybridations sont concevables. Le cyborg est par exemple l’idée d’une fusion de l’homme et de la machine, et l’intelligence artificielle peut être une tentative de reproduction du fonctionnement du cerveau humain à l’intérieur d’un ordinateur. Dans ces deux cas, il s’agit d’une sorte d’intrusion de l’univers mécanique et numérique à l’intérieur de la chair et de l’esprit. Mais comme la pensée, l’âme ou la conscience de l’homme utilisent des supports matériels, de tels projets sont, dans une certaine mesure, concevables même dans une perspective philosophique non matérialiste. Ils représentent alors une menace pour notre humanité dans la mesure où ils pourraient modifier notre rapport aux autres et au monde, outre bien sûr l’effet d’inégalité qu’on a relevé, qui est sans doute le plus significatif. Nos perceptions, nos sentiments, notre expérience charnelle de la réalité à travers nos sens seraient susceptibles d’être profondément transformés. Si cet interfaçage homme/machine semble enthousiasmer les partisans les plus radicaux de l’ère digitale, il suscite l’appréhension d’une très grande part de nos contemporains.

À nouveau, cela ne change pas la condition ultime de l’homme comme tel (un cyborg reste en un sens un homme avec ses vulnérabilités) mais cela peut bouleverser la société en en accentuant les traits existants. Ce n’est pas l’idée d’amélioration qui est en soi le problème, car par définition, rechercher une amélioration (un mieux, et donc quelque chose qui va plus loin dans le sens du bien) est en soi un bien ; mais à condition évidemment de savoir ce qu’est le bien. Or la sagesse chrétienne (et d’autres) nous enseigne que notre bien ultime n’est pas dans la matière et sa maitrise, qui ne sont qu’instrumentaux. Comme on voit donc, la question de fond est anthropologique. Comme le rappelle le Père Thierry Magnin , il y a ici la source d’une illusion majeure, issue de la croyance grandissante que les technologies vont libérer l’homme de ses difficultés ou même de ses limites ; ou même de dépasser toutes ses limites. L’image du cyborg invulnérable est parfaitement utopique ; car il y aura toujours des grains de sable. Mais elle offre l’illusion de sortir de la condition humaine, ce qui est propre à attirer les amateurs, et donc les budgets. Ce qui aura inévitablement certains résultats, bons ou mauvais.

Un risque existe, autre que celui de l’inégalité ; c’est celui de l’appauvrissement de l’humain. Le Père Thierry Magnin souligne par exemple que la croyance transhumaniste nous parle « d’une humain certes augmenté dans certaines fonctionnalités mais plutôt simplifié, robotisé et finalement diminué car quelque peu standardisé à partir de fonctions à optimiser ». Tout contrôler rend la vie triste. La douleur n’est pas qu’une effet physique, elle dépend de la focalisation. Quel serait l’impact des implants cérébraux sur la personnalité des hommes ainsi augmentés ? Quelle serait sa liberté ? Il n’y a pas de réponse. Mais dans la psychologie qui nous domine aujourd’hui, c’est très attractif. Et donc il y aura des budgets de recherche ; et si cela débouche, des clients.

Plus profondément, dans la réalité la mort sert à renouveler le vivant (les cellules meurent en permanence). Une société immortelle se figerait bien vite. Lacan disait que si la vie était sans fin, l’homme deviendrait fou. La mort n’est donc pas une défaite de l’humain. Dans le rôle indispensable des limites, une place est donc à faire à cette limite suprême, la mort. La sagesse conduirait donc a priori à ne pas désirer une société où elle disparaîtrait. Mais il est évident qu’en revanche il y aurait des clients.

Transhumanisme : l’homme transcendé

Mais cette importance de la perspective anthropologique est encore plus grande quand on passe au deuxième niveau du transhumanisme, car l’enjeu devient alors métaphysique. En effet, si on pousse à son terme la logique du transhumanisme, son objectif en fin de compte (son mythe) est une forme d’immortalité, en tout cas de maîtrise radicalement différente de l’homme sur lui-même et par exemple un être post-humain qui ne serait plus dépendant de son corps biologique actuel. L’hypothèse sous-jacente limite est que par la technologie on puisse donner un support différent à l’âme d’une personne, donc qu’on puisse l’appréhender comme un programme informatique au sens large et la restituer sur une base physique ou biologique. Ce transhumanisme radical est fondamentalement matérialiste. En effet, selon les conceptions spiritualistes au sens large, il est exclu qu’un procédé matériel puisse s’emparer de l’âme ou de l’esprit, notamment afin de refabriquer un être dont elle serait la mémoire et la volonté. Si donc les transhumanistes radicaux réussissaient leur opération, ce serait la preuve indiscutable que le matérialisme a raison et que les conceptions spirituelles sont fausses. Ce serait un cas exceptionnel où une réalisation scientifique trancherait de façon définitive un débat philosophique majeur.

Naturellement, même si on se situe dans un cadre de pensée matérialiste, le succès n’est en rien assuré. Rappelons tout simplement que par exemple la physique quantique nous rappelle que le réel est fondamentalement voilé : la nature n’est pas réifiable. Il y a donc semble-t-il une limite à ce qu’il est possible de faire, même en restant au niveau matérialiste. Ce qui nous est donné dépasse tout ce que nous pouvons espérer construire. Peut-être que le match entre matérialistes et croyants n’aura jamais de réponse en ce monde.

Cela dit, inversement, même dans le cas où l’opération réussirait, on ne sortirait pas de la matière. L’homme augmenté même potentiellement ‘immortel’ resterait un simple dispositif technique ; il le serait même plus encore que l’homme d’autrefois, car il serait désormais démontré qu’il n’est que cela, avec la vulnérabilité que cela implique. La vulnérabilité de la matière (car la vulnérabilité ultime n’est pas celle de l’homme ou de la vie, mais celle de la matière) subsisterait intégralement : un programme ça s’efface, une machine, ça se casse – d’où la terrible angoisse qui hanterait ses bénéficiaires (erreur techniques, astéroïde malencontreux etc.). Cela n’a rien à voir avec la vie éternelle et la contemplation de Dieu…

Il en est de même de l’IA (intelligence artificielle au sens radical du terme). Fabriquer un être qui réellement penserait supposerait qu’il ait une forme de conscience. Une machine de traitement du langage ou de traduction ne connaît pas véritablement ce qu’est le sens. La conscience suppose une première personne. Une telle IA suppose qu’on ferait de la 1ère personne à partir de la 3e : on ne voit pas comment cela est possible. Sauf à nouveau si le matérialisme a raison. Mais c’est qu’alors la personne n’est pas une personne, mais un simple algorithme. Et donc en définitive, même s’ils gagnaient, en regard de leurs rêves nos matérialistes auraient perdu. Mais encore une fois, il y aura de l’argent pour explorer ces voies, beaucoup d’argent.

Enjeux et possibilités d’action

Le fait est donc que beaucoup d’argent s’investit dans ces recherches diverses…et en outre qu’elles ont des chances d’avoir certains débouchés, même s’ils diffèrent des objectifs initiaux. Il y a donc ici un enjeu majeur pour ceux qui ne partagent pas la philosophie implicite de ces recherches, qui est d’abord d’ordre politique et collectif : comme il est exclu d’aligner des investissements de cette amplitude dans un sens plus humaniste, c’est d’abord la question de la surveillance et de l’orientation de cette recherche qui est posée. Or les moyens publics (étatiques) pour ce faire sont limités, tardifs et souvent assez aveugles : pas inutiles mais partiels. Inévitablement donc, ces recherches avancerons. Et donc des entités privées (les firmes qu’on a citées) ou sous contrôle public mais dans des pays autoritaires à philosophie différente (Chine) se trouvent désormais dotées d’une capacité de bouleversement de nos sociétés qui est sans précédent en termes non seulement quantitatifs, mais qualitatifs. Sans parler des sous-produits de la recherche militaire. Nous ne pourrons dans une mesure très importante pas les en empêcher… Et ils auront beaucoup plus d’argent et de moyens intellectuels que nous.

En revanche nous pouvons tenter d’agir au niveau de la culture collective, car on l’a vu la philosophie sous-jacente en est assez pauvre ; pour faire un peu de Gramsci, la question de l’hégémonie culturelle est posée. Qui peut d’ailleurs se traduire en termes financiers, car les marchés sont très sensibles. Si en effet s’accrédite publiquement l’idée que tel ou tel comportement est répréhensible, et que les cours (de bourse) en pâtissent, les entreprises en tiennent compte ; cela peut déboucher sur une forme de pression coercitive, soit par la loi, soit par les marchés.

Ce serait encore plus vrai s’il existait à un niveau suffisant une finance sensible à ces valeurs collectives, et construite pour cela : une variable d’ISR (investissement socialement responsable), mais bien plus exigeante, car basée sur une anthropologie étoffée et solide. Notamment celle de la Doctrine sociale de l’Eglise. Une des objectifs naturels en serait de capter assez d’argent pour orienter une partie des recherches dans le bon sens. Ou au moins, surveiller les recherches des autres. Naturellement on l’a dit, la probabilité est qu’il y aurait beaucoup moins de ressources que dans la recherche dominante, et de façon écrasante. Mais moralement, ce qui compte est de faire ce qu’on a à faire. Car la leçon finale est que ces évolutions dantesques ne sont ni prévisibles ni même véritablement pilotées. Il apparaît donc que plus que jamais notre faiblesse est notre principale force, car elle nous conduit à reconnaître que nous sommes entre les mains de Dieu. Qui tire toujours un bien d’un mal et a déjà vaincu le mal… adjutorium nostrum in nomine Domini, qui fecit coelum et terram. Du pain sur la planche pour les catholiques, et plus généralement les hommes de bonne volonté.

Échange de vues

Jean-Marie Schmitz : La question éthique est-elle soulevée aux États-Unis ? Y a-t-il des intellectuels américains qui disent, vous être en train de nous bâtir un meilleur des mondes pire que celui d’Huxley ? En un mot donc, ce débat est-il ou non amorcé ?

Pierre de Lauzun : Comme vous le savez, les États-Unis sont un pays de contrastes, et vous avez des forces qui vont dans les directions les plus variées. Il y a donc évidemment des gens pour dire à peu près tout ce qu’on veut sur ces sujets-là, et dans tous les sens. Deuxièmement, le débat n’est pas posé en termes « éthique contre cynisme », parce que la vision qui est proposée par ces gens-là, je parlais tout à l’heure de plusieurs dirigeants de Google, est une vision qui se dit éthique, et là on retombe sur la question qui était posée avec sa finesse habituelle par le Pape Benoît XVI dans Caritas in veritate, celle de la diversité des éthiques en présence. Autrement dit, on est dans un contexte où il y a certes un fond de relativisme, mais surtout une énorme démocratisation de la prétention à l’éthique, et c’est bien ce que font ces firmes. Dès lors la charge de la preuve du caractère éthique ou non doit être apportée. Elle est en partie métaphysique, comme je le disais sur les recherches sur le transhumanisme du deuxième type ; mais sur ceux du premier type, c’est plus complexe. Je vais prendre l’exemple une vision augmentée : essayez donc de donner un argument éthique contre le projet d’augmenter la capacité de vision des êtres humains. Ce n’est pas évident. L’évidence à première vue est plutôt en faveur de la recherche scientifique. De même, l’utilité de Google est tout à fait manifeste, on ne peut pas prétendre le contraire. Quelque chose qui peut être mauvais dans ses effets ne peut se développer qu’à partir d’un élément qu’il contient qui lui est bon. Sinon il ne pourrait rien. Donc il y a beaucoup de choses bonnes dans ces recherches, et qui sont présentées comme telles. Autrement dit, on ne peut se limiter à dénoncer ces projets comme tout à fait mauvais, car il y a quelque chose qui par certains côtés est bon, mais dont on voit bien que, s’ils sont contrôlés par des cow-boys et se développent dans une certaine anarchie, avec essentiellement le souci de gagner de l’argent, le tout en disposant de moyens fabuleux, il y a des chances très sérieuses que cela donne des résultats inquiétants, et dans beaucoup de domaines.

Jean-Paul Lannegrace : Il ne me gène pas que l’on puisse copier la personnalité. Je trouve que ça n’est pas métaphysique. Je trouve que l’homme est corps, âme, et esprit, on peut peut-être copier l’âme, on ne copiera pas l’esprit, La personnalité n’est pas l’identité profonde, c’est un vêtement psychique qu’on reçoit génétiquement, etc. donc cela ne me gêne pas que quelqu’un d’autre que moi ait la même personnalité. Ce n’est pas grave. Il est quand même profondément différent dans sa relation à Dieu, qui est son identité profonde, c’est autre chose.

Pierre de Lauzun : Nous sommes totalement d’accord ; je suis convaincu, et philosophiquement, et de par la foi, qu’ils ne réussiront pas. Donc ça m’amuse, à la limite une telle recherche me gêne moins ; je leur dis : allez-y, vous voulez démontrez cela, eh bien montrez la preuve ! Effectivement, ce n’est alors pas l’écorce extérieure de notre personnalité qui est l’enjeu, le programme génétique, car il est évidemment copiable ; et de toute façon tout ce qui est substrat matériel est copiable. Probablement même tous les éléments physiques qui peuvent conditionner le tempérament d’une manière ou d’une autre reposent sur ce substrat. Et donc si on ne fait que copier cette dimension, par exemple faire une personne qui aurait le même capital génétique que moi, sur le plan métaphysique cela ne me gênerait pas outre mesure, même si je n’aimerais pas rencontrer ce monsieur en permanence. Après tout, c’est ce qui arrive aux vrais jumeaux, donc on ne ferait qu’imiter quelque chose qui existe dans la nature. Non, la prétention ici est très différente, c’est ce terme qui est très fréquent dans le discours moderne : « ce n’est que » ; on dit que l’âme ou esprit n’est que de la matière. Or l’élément que tu appelles effectivement à raison l’esprit, l’âme créée par Dieu qui anime la personne à partir de sa conception, cet élément n’est pas duplicable, tout simplement parce qu’il n’est pas saisissable par un processus quelconque. C’est du moins notre conviction profonde, philosophique et spirituelle, et sur ce plan-là je suis extrêmement tranquille, je les attends de pied ferme. L’inquiétude n’est pas là. Dans la mesure où il n’y aurait que ça, je dirais allons-y, on joue le match, vous allez montrer ce que vous savez faire. Ce qui est beaucoup plus inquiétant, c’est ce que les cow-boys peuvent faire à côté, avec d’autres objectifs beaucoup moins fondamentaux métaphysiquement, mais qui peuvent avoir éventuellement des conséquences majeures.

Père Jean-Christophe Chauvin : D’abord une question de béotien. Comment Google arrive-t-il à gagner tant d’argent, alors que nous n’avons pas l’impression de leur donner quelque chose ? Avec quoi, quel genre de renseignements peuvent-t-il vendre, représentant de telles fortunes ? Deuxième chose, toute la recherche s’oriente, ou plutôt ces gens qui ont des sommes colossales à investir, orientent de façon colossale la recherche sur toutes ces voies du transhumanisme, de l’intelligence artificielle etc. Est-ce qu’il n’y en a pas qui ont eu l’idée – il y a tellement de misère sur cette Terre – d’investir pour qu’il y ait des gens qui soient plus heureux, ne serait-ce qu’en investissant dans les pays émergeants pour qu’ils émergent davantage, ou d’autre chose semblable ?

Pierre de Lauzun : Sur le premier point, c’est relativement simple, c’est d’une part la publicité et diverses activités parallèles, et d’autre part le fait qu’ils vendent des services, surtout aux entreprises, par exemple la possibilité d’intervenir dans l’ordre de sortie des réponses lorsque on fait une interrogation Google. Car il y a très peu de gens qui vont chercher au-delà de la première page, donc si vous êtes en page 2, 3, ou 4, vous n’allez toucher que des passionnés qui ont une idée précise. Etre très bien placé est vital. C’est un premier service, et le deuxième service, c’est l’information sur ce que les gens cherchent. Si en outre tel ou tel mot est apparu très régulièrement et est activement recherché, c’est une information majeure et très intéressante. C’est la même chose pour Facebook ; récemment ils ont été accusés du fait que cela avait été utilisé politiquement (par les Russes), parce que cela donne une information essentielle, et vous pouvez même en plus cibler, parfois avec un grand degré de précision, tels et tels individus, et vous leur envoyez un message parce que vous savez qu’ils sont sensibles à telle ou telle chose. Par exemple, vous êtes un candidat aux États-Unis, vous avez un programme qui va avoir évidemment des dimensions variées, il y a un point qui va intéresser Mme Smith dans un milieu noir, pas aisé, en Virginie, et il vous faudra calibrer le message vers elle de telle ou telle manière ; mais ce message pourrait perturber Billy, dans le Nebraska, qui lui a des idées contraires. En revanche si vous ciblez, vous avez moins ce problème. Donc on propose l’information, que Mme Smith aime ceci ou cela, Billy dans le Nebraska telle autre, ce qu’ils semblent penser statistiquement au vu de ce qu’ils disent. C’est un peu comme si vous pouviez enregistrer des conversations au café, en étant capable de savoir plus ou moins qui parle, avec un moyen immédiat pour y répondre. Après avoir dit telle ou telle chose, le convive reviendrait chez lui et on pourrait lui dire : j’ai une réponse pour toi. C’est quelque chose comme ça.

Père Jean-Christophe Chauvin : Cela se vend si cher que cela ?

Pierre de Lauzun : Cela a une valeur énorme. Cela fait deux choses : cela vous donne une information que vous n’avez pas ailleurs, et surtout cela vous le donne avec un degré de finesse, dans l’information et dans l’action, assez remarquable. Ce n’est quand même pas parfait : par exemple, j’achète beaucoup de livres en anglais, je lis beaucoup, et pour cela j’utilise Amazon. Or quand je vois les recommandations qu’ils me font, une bonne partie est à côté de la plaque. Mais après tout c’est explicable, parce que je ne suis pas intéressant dans le système, vu le genre de choses que je lis, et mettre un système expert pour quelqu’un qui va acheter des livres très spécialisés, universitaires, n’a pas beaucoup intérêt. Donc c’est fait pour d’autres, et à voir le succès d’Amazon, manifestement le procédé est efficace. Bien sûr leur cas est un peu différent, car ils utilisent l’information pour eux-mêmes, plus évidemment leur savoir-faire logistique énorme. Le résultat c’est que le système a pu s’autoalimenter à grande vitesse et prendre une position dominante sans avoir la nouveauté technologique des autres, mais avec tout de même une masse d’information et de contacts comme eux.

Sur l’autre point, la question se décompose en deux. La première, c’est qu’en supposant que des investissements soient à faire ailleurs, en Afrique par exemple, comment mettre la main sur l’argent ? Si monsieur X qui a une fortune énorme, qu’il a gagnée apparemment de manière légale, veut employer son argent de telle et telle manière, à moins de lui imposer des taxes colossales et confiscatoires, il en fait ce qu’il veut. Vous pouvez essayer de le convaincre que c’est vertueux d’aider l’Afrique, et c’est en partie ce qui se passe chez certains milliardaires ; Bill Gates par exemple a créé un fonds doté de plusieurs dizaines de milliards qui intervient notamment en Afrique pour lutter contre des maladies. Mais aussi pour leur apprendre la contraception et l’avortement. Cela rentre dans son programme, car à ses yeux c’est un bienfait qu’il leur apporte. Donc en gros on a d’un côté le Vatican et ses armées de missionnaires, de religieuses et autres, qui s’occupent des gens à la base pour leur expliquer que non, tu ne couches pas à droite et à gauche, ça t’évitera le sida ; et puis d’un autre côté, beaucoup d’argent pour expliquer à ces mêmes gens qu’il y a des moyens physico-chimiques qui permettent d’éviter les conséquences de leurs pratiques : des préservatifs, des pilules. Et donc cet argent permet une proposition alternative. Mais il se présente comme faisant exactement ce que vous voulez faire, c’est-à-dire œuvrer dans le sens du bien. Parce qu’indéniablement, Bill Gates donne cet argent ; il n’en tire pour le coup aucun profit, mû par un mélange, que je ne sais pas doser, de conviction et de recherche d’image. Le point central est toujours le même avec l’argent ; l’idéal serait de convertir le personnage, exercice auquel se sont employés les premiers chrétiens avec un certain nombre de riches sénateurs, et quand cela s’est fait cela a aidé le processus. Il est clair que la conversion d’un milliardaire du GAFAM serait une aide considérable. Je ne veux pas induire en tentation la sainte Eglise, mais objectivement, si Dieu veut que cela se passe comme ça, cela aurait un effet puissant. Mais Dieu peut tout autant vouloir le contraire, c’est-à-dire prouver sa force dans la faiblesse ; dans ce cas, les milliardaires seront tous dans le camp d’en face ; et une victoire dans ces conditions aura un autre sens. De toute façon, Il sait comment ça se passera, comment ça se terminera, et Il cherchera à en tirer le plus grand bien. Et nous ne savons pas ce qui peut se passer. En outre, même si à la limite cela devenait des moyens publics, si par exemple l’Etat confisquait la fortune de ces braves gens, c’est le Congrès qui déciderait ce qu’on ferait avec. Cela pourrait être utilisé pour avoir encore plus d’avions furtifs ou de robots de combat, dont ils sont extrêmement friands ; ou même pour faire en Afrique exactement ce que Bill Gates y fait spontanément.

Jean-François Lambert : Je ne partage pas votre quasi enthousiasme pour l’homme augmenté, et ce par quoi je suis surtout gêné, c’est par la différence assez radicale que vous faites entre l’homme augmenté et le transhumanisme. Je m’explique. Laurent Alexandre, l’un des principaux promoteurs du tranhumanisme en France, parle de « toboggan transgressif », formule qu’il utilise beaucoup dans les débats et qu’il reprend dans son dialogue avec le philosophe Jean-Michel Besnier (Les robots font-ils l’amour ? Le transhumanisme en 12 questions, Dunod, 2016). Il souligne par là, comme j’ai cru l’entendre à la fin de votre exposé, qu’à part des arguments métaphysiques, nous n’avons pas grand-chose à opposer aux transhumanistes, précisément parce que ça fait cinquante ans que nous sommes « embarqués » sur un toboggan transgressif dont il est désormais impossible de sortir. Il y a des théories psychologiques qui cherchent à expliquer ce phénomène de « contrainte librement consentie ». Pour Laurent Alexandre les opposants au transhumanisme peuvent dire ce qu’ils veulent, ça se fera, comme cela a été le cas pour l’avortement ou plus récemment pour le mariage pour tous. Ça se fera parce que, précisément, la société est embarquée, culturellement, sur ce fameux toboggan transgressif. C’est pourquoi je trouve imprudent de séparer l’homme augmenté du transhumanisme. Je pense que le premier conduit au second. Vous semblez penser, qu’au fond, voir dans l’infra-rouge ou l’ultraviolet, ça ne changerait pas vraiment la nature humaine. Je pense que ce genre d’augmentation n’est pas du même ordre que la légitime réparation. Le professeur Saël à l’Institut de la vision, aux Quinze-Vingt, à Paris, est un pionnier de la rétine artificielle ; ça c’est de la réparation, pas de l’augmentation. Faire voir un aveugle, très bien. Faire marcher un paralysé, très bien. Une américaine (voir Aimee Mullins sur YouTube) amputée de ses jambes à la suite d’une malformation des genoux, a pu se faire équiper de jambes artificielles « intelligentes ». Elle a douze paires de jambes de taille et d’aspect différents et donc elle peut choisir d’apparaître plus grande ou plus petite selon les circonstances ou selon la toilette qu’elle veut porter… Il s’agit, là encore de réparation (certes « augmentée ») mais il y a, paraît-il, des femmes aux États-Unis qui rêvent de se faire couper les jambes pour pouvoir bénéficier de ces prothèses et choisir leur apparence. De même, la greffe d’utérus, c’est de la réparation, mais l’utérus artificiel, ça n’a rien à voir avec de la réparation. A la limite pourquoi ne pas utiliser un utérus de vache pour faire se développer des embryons humains ! Je trouve donc que c’est extrêmement dangereux de penser que l’augmentation (qu’il faut bien distinguer de la réparation) serait licite et qu’elle ne conduirait pas fatalement au transhumanisme. Comme le souligne Thomas d’Aquin, le fait que les chiens ne volent pas (qu’ils n’aient pas d’ailes) n’est pas un mal qu’il faudrait réparer. En revanche, un chien à trois pattes est une anomalie qui mérite d’être réparée. Il est conforme à sa nature que le chien n’ait pas d’ailes et ne vole pas ! Deux femmes (ou deux hommes) ne peuvent pas, ensemble, faire un enfant, et ce n’est pas un « mal » ! Permettre à deux femmes (ou à deux hommes) de faire des enfants, c’est comme vouloir que les chiens volent ! Ça, c’est de l’augmentation dont se nourrit le transhumanisme.

Pierre de Lauzun : Je me suis peut-être pas très bien exprimé : je mettais l’opposition principalement sur la signification métaphysique radicale, c’est-à-dire sur le fait que l’homme augmenté ne suppose pas d’hypothèse métaphysique forte. En revanche, je considère que la deuxième hypothèse est métaphysiquement impossible ; et donc je suis très à l’aise sur elle, et mal à l’aise sur la première, contrairement à ce que vous paraissez percevoir. C’est qu’à mon avis, le problème est sur l’homme augmenté, pas du tout sur la recherche fondamentale, parce que là je suis à l’aise métaphysiquement, je leur dis : allez-y donc, cela n’aura pas de conséquences, car vous n’y arriverez pas. Alors que le premier objectif, lui, n’est pas métaphysiquement impossible, même s’il peut être métaphysiquement choquant par rapport à la finalité des choses. Prenez le chien dont vous parlez : au lieu de lui greffer la patte qui lui manque pour qu’il en ait quatre, si on lui en greffe deux de plus pour qu’il ait l’air de Cerbère, là évidemment on ne sera plus dans le cadre de l’idée métaphysique du chien, de ce à quoi était normalement destiné le chien. Et alors on a évidemment un problème éthique. Le problème qui se pose en outre à ce sujet, c’est que, comme je vous l’ai indiqué, il y a beaucoup plus d’argent pour ce genre de recherches, et il y aura un vrai marché pour les découvertes qui seront faites. Ces dames américaines qui veulent améliorer leur physique en remplaçant leurs jambes par d’autres, c’est un marché. Et donc tout cela peut très bien se réaliser. Je suis parfaitement convaincu que ce serait mauvais, et donc je déconseillerai à des gens de faire ça, évidemment. Mais pour cela on a besoin d’un jugement qui est essentiellement d’ordre éthique ou moral, et qui suppose une idée de ce qu’est la personne. En revanche l’idée que je fais ce que je veux, parce que cela ne gêne personne que j’aie des jambes en métal au lieu d’avoir les jambes naturelles que j’avais, est parfaitement acceptable dans la conception commune actuelle. Certes, je pense que cette personne-là se rendra probablement malheureuse, non pas nécessairement au sens subjectif, conscient, ou pour des motifs médicaux, mais qu’elle sera en un sens métaphysiquement malheureuse, car elle aura fait quelque chose qui l’a mutilée, et cette mutilation lui parlera toute sa vie, car au fond d’elle-même elle saura que c’est une mutilation. Dès lors je pense qu’elle aurait le plus grand tort de faire ça. Dans d’autres cas c’est plus compliqué ; prenons la vue, l’infra-rouge et l’ultra-violet ; personnellement je n’ai aucun désir de voir dans l’infra-rouge, mais cela peut peut-être avoir un sens.

Jean-François Lambert : Vous dites, il n’y a pas de métaphysique là-dedans, si ! Les transhumanistes revendiquent de passer de chance to choice, c’est-à-dire de s’affranchir des contraintes naturelles et de pouvoir choisir sa taille ou son « genre » et il y a bien là une question métaphysique…

Pierre de Lauzun : Plus exactement il y a d’abord une question éthique fondamentale, à laquelle pour bien répondre il faut faire appel à une métaphysique appropriée. Mais c’est d’abord une question éthique. En revanche, ce que je voulais faire est la distinction entre le faisable et le pas faisable. Il est métaphysiquement possible de remplacer des jambes par d’autres, il n’y a aucun obstacle intrinsèque. Tandis que s’emparer de l’esprit et récréer l’esprit d’une personne, je pense que c’est métaphysiquement impossible ; ce n’est donc pas du tout la même chose. Avec les jambes ou la vue, c’est possible, et comme c’est possible cela entre dans le domaine du choix éthique ; et ce choix éthique vous ne pouvez bien l’informer qu’avec un éclairage d’ordre métaphysique, ou plutôt, pour la plupart des gens, religieux, dans la mesure où la religion est à la fois plus large que la métaphysique et plus proche d’eux ; elle peut donc leur parler beaucoup plus. Quoiqu’il en soit, c’est devant de telles questions qu’il faut faire un choix ; d’où le problème. Autrement dit, le problème est clairement sur l’homme augmenté : il y a un marché, c’est attractif, ça intéresse du monde, et ça peut avoir des conséquences malheureuses : déjà sûrement pour les personnes, puisque ça va leur donner des buts qui ne sont pas bons pour leur vie, notamment l’illusion de la maîtrise technique. Pour reprendre l’exemple, il y a des tas de dames qui ont des jambes qui ne sont pas particulièrement jolies, mais qui n’ont aucun problème avec ça. Il est en effet absurde de se mettre martel en tête pour ce genre de souci. Mais celle qui en souffre, et qui du coup va payer beaucoup d’argent pour les remplacer, croira résoudre sa souffrance. Or à mon avis les jambes métalliques ne l’élimineront pas. Et donc en réalité elle n’aura pas répondu à son problème, même s’il peut se faire qu’elle le nie le reste de sa vie. Notamment, cette démarche signifie qu’elle a une conception fausse de l’homme, des rapports entre les personnes, de la société, etc. Donc c’est une fausse réponse. Mais une fausse réponse qui peut ouvrir un grand marché. Et en outre probablement un grand marché cumulatif, car si par exemple après avoir changé ses jambes, elle n’est toujours pas satisfaite, elle peut les changer à nouveau, ou changer autre chose. Et toujours payer.

Clotilde Beylouneh : Je voudrais revenir sur ce qui a été dit à propos du fait de copier la personnalité …

Si j’ai bien compris, il s’agirait d’effectuer une distinction entre l’âme, lieu de la vie avec Dieu, sacrée et non duplicable, et la personnalité, qui pourrait en revanche être copiée car elle ne serait que biologique ou génétique. Je ne me retrouve pas dans cette distinction et dans ce qui en découle.

Je ne suis pas théologienne, mais selon moi notre personnalité est travaillée par Dieu, qui est notre créateur non seulement lors e la Création du monde dans le passé, mais encore notre Créateur qui nous vivifie chaque jour. Je le crois et je le confirme : j’appuie cette réflexion sur les bilans psychologiques que j’effectue pour ma part dans mon activité professionnelle, au cours desquels j’étudie justement en détail ce qu’on appelle la personnalité en psychologie. De fait, j’étudie celle de pieuses personnes, et je peux vous dire que la personnalité est fortement intriquée avec la relation à Dieu.

Sans doute est-ce une question de vocabulaire : la personnalité n’est pas le capital génétique, mais la synthèse de comportements, c’est-à-dire des manières habituelles de se comporter (dans lesquels intervient certes une composante génétique). Il me semble que ce dont il est question dans ce débat, ce n’est pas la personnalité, mais à la rigueur, le tempérament.

Jean-Paul Lannegrace : C’est tout à fait exact, ce que l’on appelle la sainteté, cela résulte de la transformation de la personnalité, donc effectivement, il y a un lien certain entre l’esprit et l’âme de l’homme, de même qu’il y a un lien entre l’âme et le corps. La sainteté c’est une évolution de la personnalité sous l’effet de l’esprit appelé aussi centre de l’âme, sous l’effet de la grâce. On sait aussi que Dieu est à la fois transcendant et immanent, et c’est un peu la même chose pour le centre de l’âme, il est à la fois transcendant et immanent, à l’image de Dieu.

Pierre de Lauzun : On peut arriver à saisir certaines dimensions : plus l’élément est physique, plus on peut le dupliquer. Le dupliquer veut dire non pas faire le même être humain, mais faire un autre être humain qui se trouve avoir tel et tel élément semblable au premier. Mais cela reste un autre être, tout à fait différent, même si par exemple, il a le même physique. Comme je le disais tout à l’heure, c’est le cas des jumeaux naturels. Ce sont deux êtres différents ; ils ont une histoire de vie en partie commune contrairement au cloné, mais même s’ils vivent ensemble, ils deviennent de manière imperceptible assez notablement différents. Et plus encore du fait qu’ils ont normalement des hasards dans leurs vies qui sont tout à fait distincts.

Nicolas Aumonier : Je m’y retrouve un peu mieux, parce que les premiers échanges me rappelaient les débats du début des années 2000 à propos du clonage, qui apparaissait comme une opération un peu magique, où l’on voulait obtenir le même individu, en oubliant l’histoire qui entre aussi dans l’identité d’un corps. On sait bien, par exemple, que même deux bactéries n’ont pas exactement la même histoire, a fortiori deux jumeaux même identiques. L’idée qu’on pourrait fabriquer exactement le même être humain à partir d’un autre être humain est un fantasme, une idée qui n’est pas réelle.

Il y a quelque temps, présentant les résultats financiers de LVMH, Bernard Arnault a affirmé que ceux-ci étaient beaucoup plus solides que ceux des GAFAM. Pensez-vous qu’il ait raison, que la facilité avec laquelle les GAFAM sont devenus milliardaires pourrait être suivie d’une chute tout aussi rapide, qu’une situation de monopole sur internet peut être remplacée très vite et que les GAFAM sont des colosses aux pieds d’argile ?

Nous venons d’évoquer la possibilité que des gens, des femmes en l’occurrence, puissent changer de jambes comme on changerait de chaussures. Nous devons nous garder de céder aux publicités les plus agressives. Ces changements sont actuellement très difficiles à vivre. Ils entraînent des douleurs très fortes, supposent la prise de drogues antirejet, de sorte que, dans l’état actuel des choses, la douleur de ces substitutions, que certains peut-être par bravade ou intérêt oublient, ne permet pas d’anticiper un marché de masse, qui reste pour l’instant une hypothèse encore largement science-fictionnelle.

Pierre de Lauzun : Sur le premier point, qui prolonge la conversation précédente, il est clair que si on prenait la liberté de cloner des gens et qu’on y parvenait, on aurait un deuxième être qui serait plus éloigné encore du premier que ne l’aurait été un jumeau, car ce dernier a au moins une partie de son histoire qui est commune avec l’autre. Mais à nouveau ce n’est pas le même être : en latin on distingue soigneusement les deux sortes de même, idem ou ipse, pareil ou unique, et là clairement ce n’est pas le même être au sens de ipse. En affectant de croire le contraire on commet une erreur philosophique grossière. Sur la solidité des GAFAM, j’ai expliqué tout à l’heure qu’effectivement ils pouvaient parfaitement être remis en cause de manière relativement rapide, ne serait-ce que parce qu’on aura fait un saut technologique. En revanche, le remplacement par quelque chose d’alternatif n’est pas évident quand la norme s’est imposée socialement, comme on l’a vu par exemple pour Microsoft avec Windows, Word, etc., parce qu’utiliser un système qui n’est pas compatible avec Word rend malcommode la vie pratique dans notre société : les gens vous demandent des écrits au format Word. Quel intérêt cela a-t-il pour notre débat ? Je n’ai pas compris la soirée comme boursière, mais plutôt de réflexion. Cela dit, à la limite, supposons qu’il soit démontré que l’espérance de vie de ces entreprises soit de huit ans aujourd’hui : cela ne changerait pas mon propos, à savoir que pendant huit ans ils gagneront beaucoup d’argent qui pourra être utilisé dans les recherches évoquées. En outre et surtout l’exemple qu’ils auront donné restera fascinant pour les autres. Et donc des gens voudront essayer de le dupliquer, même s’ils savent que l’espérance de vie du colosse n’est que de cinq ans ou huit ans ; il n’y a pas besoin que ce soit plus long. La démonstration est donc parfaitement compatible avec des entreprises relativement fragiles. Or quand on regarde Microsoft, on voit qu’il y en a qui tiennent plus de trente ans en gardant leur monopole relatif. Et donc elles peuvent durer, surtout quand leur système n’est pas facilement remplaçable. Si on prend le cas de Google, l’avantage quand vous êtes le leader, c’est que vos systèmes sont plus puissants, plus performants, plus rapides que les autres, et deuxièmement aussi, que la manière dont c’est fabriqué et financé implique que cela comporte un élément attractif pour le client : cela lui apporte quelque chose qui est plus adapté, plus fin qu’un système neutre. Si vous ne faites pas une analyse aussi fine des choix des gens, vous serez moins à même de leur proposer des choses aussi taillées sur mesure. Ce n’est pas du sur-mesure haut de gamme, parce qu’encore une fois ce n’est pas ce qui les intéresse, mais du sur-mesure grand public. De ce fait ils ont un facteur puissant de résilience, qui n’est pas parfait certes, mais à mon avis de toute façon le sort normal d’une entreprise, c’est de disparaître un jour, et cela dans tous les domaines. Bernard Arnault, un camarade de promotion entre parenthèses, qui a nettement mieux réussi que moi comme vous le voyez, à mon avis montre ici un peu l’excès où peut tomber l’exaltation du puissant. Il a raison de dire que les autres dont fragiles, mais il l’est lui aussi, parce qu’en fait dans son cas ce n’est pas la supériorité intrinsèque du produit qui explique le gros du succès, c’est une gestion très intelligente des marques. Des produits qui ont une qualité équivalente aux siens, beaucoup de producteurs en font, mais lui a des marques ; c’est là qu’est la différence, outre la distribution. Mais en réalité des marques, c’est vulnérable ; la domination française sur le luxe peut parfaitement être remise en cause dans les dix ans qui viennent. Je dis : elle peut, mais bien entendu cela peut ne pas se produire. Rien donc n’est évident, et si j’étais dans leur cas, à quelqu’un qui me dirait, attention, tu as des pieds d’argile, je répondrais, mais regarde les tiens !

Bernard Lacan : Je voudrais revenir sur un des points que vous avez signalés au début de votre intervention en disant que finalement la pensée chrétienne avait toujours été en retard par rapport aux évolutions sociétales. Vous nous avez rappelé que finalement, on n’avait pas pu arrêter l’IVG, pas pu arrêter le mariage pour tous ; on ne pourra probablement pas non plus arrêter l’extension de la PMA ni la GPA.

Si on réfléchit à ce que peuvent faire les chrétiens face à ces évolutions considérables, que vous avez signalées avec beaucoup de talent, est-ce qu’il n’y a pas plusieurs voies d’action :

Une voie tout d’abord qui consisterait à encourager l’expression de la pensée chrétienne sur les évolutions sociétales, (c’est ce que fait l’AES, à sa mesure, avec le prix « Humanisme chrétien » pour encourager des plumes qui portent la pensée chrétienne dans les évolutions de la société).

Une autre voie est d’encourager les corps intermédiaires, les comités d’éthique divers, les comités « Informatique et liberté », pour les rendre, avec une certaine avance si possible, conscients des dangers des perspectives à venir avec un discours véritablement structuré et argumenté,.

Vous nous avez indiqué que les innovations qui se développeront sont celles qui rencontreront un véritable marché. A ce titre, ce que font les chinois avec le fichage général de leur population a toutes chances de faire des émules. Il y a sans doute beaucoup de pays qui se disent « tiens, on pourrait aussi, nous, régler les problèmes, ficher tout le monde, donner des points civiques à tout le monde, on n’aurait plus les gilets jaunes ou autres, tout le monde serait fiché, interdit…… » Il y aura donc de grandes tentations d’aller dans ce domaine. Nombre d’entreprises utilisent la reconnaissance faciale pour des accès à des centres confidentiels, on peut imaginer dès lors que des voix s’élèveront pour que ce type de dispositif soit également utilisé d’une manière plus large.

Donc quels sont les conseils que vous pouvez donner aux chrétiens pour agir dans ces deux voies, d’abord développer une véritable pensée chrétienne à l’égard de ces phénomènes, et deuxièmement évangéliser les corps intermédiaires pour qu’il y ait une juste défense globale de la dignité de la personne dans ces dangereuses perspectives.

Pierre de Lauzun  : Cela me permet de revenir sur un autre point qui était mis en cause, qui est qu’il y a en réalité deux évolutions. Reprenons l’image du toboggan : en réalité il y a deux toboggans, il y a un effet technologique et un effet culturel. Par exemple le mariage pour tous ne suppose rien de nouveau sur le plan technologique. Technologiquement, cela aurait pu être fait dans l’Antiquité, il n’y a aucun besoin technique. C’est un peu moins évident pour la PMA, mais à la limite on pouvait se débrouiller avec des moyens un peu plus sauvages et a priori moins attractifs, mais l’équivalent de la GPA était possible aussi. Ce sont toutes des évolutions dans lesquelles la société s’est écartée à grande vitesse et de manière apparemment irrésistible de la conception chrétienne, depuis trente ou quarante ans, d’où effectivement l’image du toboggan ; mais c’est complétement indépendamment de la technologie. Et puis il y a, à côté, l’évolution technologique. Les deux interfèrent, mais sont tout à fait distinctes. Cela gêne le discours chrétien dans la mesure où, quand il parle d’éthique, il est en phase avec beaucoup de gens dans la société dans certains domaines, et en opposition sur d’autres. En revanche il y a, comme vous l’avez signalé, beaucoup de forces dans la société qui s’intéressent à ces questions technologiques et qui cherchent à résoudre les questions que cela pose, et avec qui une convergence est possible. Prenons des exemples simples et immédiats : en France, vous n’avez pas le droit de croiser des fichiers d’une manière indiscriminée, il y a un contrôle strict par la Cnil. Or le moyen principal du contrôle, c’est le croisement de fichiers. Dans la République populaire de Chine, la base du contrôle, c’est le croisement généralisé sous le contrôle éclairé, bien entendu, de l’avant-garde de la classe ouvrière. Dans le cas européen au contraire, vous avez le règlement général pour la protection des données, qui est plutôt un pas dans le bon sens, en cela qu’on considère que la donnée personnelle est quelque chose à protéger. Dans les domaines que nous avons évoqués, celui des GAFAM, on pourrait aller beaucoup plus loin, et remettre en question leur modèle économique ; en effet, si vous allez très loin dans la protection des données, à un moment donné vous considérerez que ces entreprises devraient payer les clients qui leur fournissent ces données actuellement gratuites, ou demander leur accord. Il y a bien des réflexions qui vont dans ce sens-là dans la société. Agir dans cette direction est donc possible, parce qu’il y a un écho assez fort bien au-delà du christianisme. Ce qu’en revanche une mobilisation de ce type ne fera pas, c’est d’empêcher des gens ici ou là de fabriquer des Golem ou des Frankenstein, parce qu’il y aura toujours suffisamment d’inventeurs qui passeront à travers les mailles. Il y en a beaucoup qui cherchent, y compris dans des pays comme la Chine, mais cela peut évidemment se faire aux États-Unis, et chez nous aussi. Donc deux choses sont vraies en même temps : d’un côté on peut obtenir un certain effet avec peut-être même l’appui d’une majorité des gens, du moins dans les domaines où on n’est pas en porte-à-faux comme dans les questions de mœurs, et où on peut avoir un écho. Et il y a des domaines dans lesquels on n’arrivera pas à tout contrôler, et où donc cela pourra partir dans des directions indésirables. Tout cela suppose bien sûr aussi le développement de la pensée et de la réflexion, donc de s’emparer de ces sujets-là ; c’est évidemment une priorité fondamentale. Et il y a une Académie qui s’en occupe très activement !

Jean-Pierre Brulon : Juste une remarque sur le croisement des fichiers, parce qu’on n’est pas au pays des Bisounours, quatre ans après le mariage pour tous, ceux qui ont été impliqués dans la Manif pour tous, et j’en étais, quatre ans après j’ai dû saisir le Défenseur des droits pour obtenir un passeport ! Voilà juste pour le croisement des fichiers. Et sans avoir jamais été incarcéré.

Pierre de Lauzun : Quand je parle des croisements des fichiers, je parlais essentiellement du croisement des fichiers privés ; par exemple, si vous êtes une banque, vous avez des données fabuleuses sur les gens, parce que vous savez ce qu’ils achètent. Mais théoriquement, vous n’avez pas le droit d’aller les vendre à des gens à l’extérieur, vous ne pouvez pas croiser d’une manière ou d’une autre. Les arrière-cuisines de la République sont une autre question.

Séance du 14 mars 2019