par Bénédicte Bernard, Docteur en droit canonique. Avocat en droit privé et attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (en 2016).

Anne Duthilleul : Le parcours de Bénédicte Bernard lui donne une compétence particulièrement forte pour nous présenter les fondements politico-juridiques de « La Place de Dieu dans la Cité ».

Son parcours a commencé de façon très profane, laïque devrais-je dire : après une licence de droit à l’université Paris 2 Panthéon-Assas, et une maîtrise de droit à Grenoble, à l’Université Pierre Mendès-France, elle a suivi l’Institut d’Etudes Judiciaires de cette même Université et passé brillamment, comme major de sa promotion, le Certificat d’aptitude à la profession d’Avocat à l’École du Barreau de Grenoble.

Sa carrière a donc logiquement débuté par 5 années de profession d’avocat à Grenoble, en droit civil et pénal, droit de la construction, droit des assurances et responsabilité médicale, dans deux Cabinets privés, puis dans celui qu’elle avait elle-même fondé.

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Nous sommes bien loin des considérations théologiques, direz-vous, mais ce parcours au contact des réalités de notre temps a sans doute rendu Bénédicte Bernard sensible aux situations difficiles vécues par nos contemporains sur bien des registres.

Elle a ensuite complètement bifurqué et, par une forme d’anticipation, appliqué elle-même ce qu’elle a approfondi par la suite dans ses travaux de thèse, à savoir suivre la voie que le Concile Vatican II offrait aux laïcs beaucoup plus largement qu’auparavant, pour se former et participer activement à la vie de l’Église et à son enrichissement. Bénédicte Bernard est donc partie à Rome pour 6 années d’études théologiques et de droit canon.

Bénédicte Bernard est aujourd’hui licenciée et docteur en droit canonique de l’Université Sainte-Croix à Rome. Elle exerce aujourd’hui son métier d’enseignante en droit privé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Son mémoire de thèse a été publié aux éditions L’Harmattan et s’intitule « Laïcité française et sécularité chrétienne ». Et c’est là ce qui va nous intéresser ce soir.

Elle y étudie justement les fondements de la laïcité dans le droit des Etats, pas seulement en France, mais aussi plus largement, ce qui apporte des éclairages très riches et souvent méconnus, et met en regard de ces conceptions du droit le rôle de la religion et des croyants, en particulier des chrétiens et catholiques très spécifiquement, dans la société et dans la sphère publique.

Sa thèse résonne très fortement pour moi, car elle s’appuie d’abord sur une vision de la liberté humaine et sur ses fondements anthropologiques et chrétiens, que je partage totalement.

Bénédicte Bernard mène en conséquence une recherche exigeante sur les fondements de la laïcité dite « à la française », qu’elle nous découvre comme une véritable chance de sortir du gallicanisme et de la cléricalisation du pouvoir, tant temporel que spirituel. La liberté religieuse prend ainsi tout son sens de « liberté civile » à respecter par l’Etat de droit. Je ne détaillerai pas ces questions de droit.

Elle montre que, pour réaliser une véritable complémentarité entre ces aspects souvent contradictoires de la vie, sociale ou personnelle, laïque et religieuse à la fois, il a fallu entrer dans une sécularisation, qui est encore inachevée.

Or jusqu’au début du XXème siècle en France, le cléricalisme entraînait inéluctablement l’anti-cléricalisme le plus dur. Il convenait donc pour l’Église catholique de tenter de « prendre par la main les libertés modernes », comme le disait Tocqueville, ce qu’elle a progressivement accepté de faire jusqu’au parachèvement (théorique encore) de Vatican II.

Dans cette évolution, face à une démocratie pluraliste, désormais acceptée comme telle par l’Église, il ne s’agit pas pour autant de céder au relativisme ambiant, que Benoît XVI et le pape François ne cessent de dénoncer. Quel lien social réellement unifiant peut-on proposer dans ce contexte ? L’apport des religions et de la religion catholique doit être réaffirmé.

Et pour cela, Bénédicte Bernard cherche et propose les moyens de rendre compatibles les deux sphères, celle de la vie publique sous le contrôle de l’Etat et celle de la liberté religieuse de chacun.

Bénédicte Bernard nous montre très clairement que l’évolution de l’Etat et l’évolution parallèle de l’Eglise de notre temps depuis Vatican II, loin de diverger, peuvent tout à fait converger vers une conciliation harmonieuse de la laïcité et de la religion chrétienne, qui en est en quelque sorte le substrat, ainsi que des autres religions. Elle ouvre ainsi des pistes de « coopération » des deux sphères souvent présentées comme opposées ou indifférentes l’une à l’autre.

Reste encore à convaincre nos concitoyens que les catholiques sont réellement devenus « séculiers »… Ce n’est qu’ainsi que seront effectivement réconciliées, d’un côté, une laïcité acceptant la dimension religieuse de l’homme et, de l’autre, les catholiques acceptant la laïcité comme condition de développement de la « sécularité », c’est-à-dire du rôle des laïcs dans l’Église selon Vatican II, au profit de la société à évangéliser et du Royaume à construire…

Bénédicte Bernard s’efforce d’y travailler et d’en témoigner à travers ses écrits depuis plusieurs années et avec cette communication.

Bénédicte Bernard : La laïcité soulève une question essentielle : celle des valeurs sur lesquelles repose la société, soit les « valeurs communes » à tous, indépendamment des croyances. La question est de savoir si le relativisme des valeurs auquel nous assistons aujourd’hui fait partie intégrante de la démocratie en tant que système ou si, au contraire, celle-ci doit rester ouverte à des valeurs transcendantes.

Il existe deux possibilités : soit le relativisme est une condition intrinsèque de la démocratie et alors elle est compatible avec le laïcisme qui exclut la religion de la sphère publique. Dans ce cas, la prétention des catholiques de « parfaire l’ordre temporel » devient inutile, surtout dans une société fortement marquée par le pluralisme culturel et religieux ; soit le relativisme éthique n’est pas une condition essentielle de la démocratie – elle serait un système neutre – et alors elle peut devenir le support adapté d’une saine laïcité, ouverte à la dimension transcendante de l’homme.
Le relativisme éthique est-il une condition essentielle de la démocratie ?
La question revient à se demander si la démocratie doit être « laïque » ou neutre sur le plan religieux et moral, par nature.

Une approche de la laïcité et de la démocratie

Pour y répondre, il est important de redéfinir les notions de démocratie et de laïcité.

La démocratie est le régime politique fondé sur la participation du peuple à la gestion publique. Il a pour principe « un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon les mots d’Abraham Lincoln, repris à l’article 2 de la cinquième République. En revanche, la laïcité est un principe informateur du régime politique, celui de la séparation entre l’Etat et les instances religieuses, qui caractérise la République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (Art. 1er de la Constitution du 4 octobre 1958). Ce principe se présente surtout comme une garantie du régime démocratique contre toute ingérence indue du pouvoir spirituel dans la compétence du pouvoir politique.

Les deux notions de laïcité et de démocratie ne se situent pas au même niveau et ne sont pas équivalentes : la démocratie concerne une forme de gouvernement de la Polis et la laïcité est un principe juridique qui caractérise éventuellement cette forme de gouvernement et qui, en France, est un principe garanti par la Constitution depuis la décision du Conseil constitutionnel du 21 février 2013 .

De fait, toute démocratie n’est pas automatiquement « laïque ». Très peu d’États démocratiques se proclament laïques, ce qui n’en fait pas pour autant des Etats totalitaires. Aussi, la laïcité n’est pas une condition de l’existence ou de la légitimité d’une démocratie. Il s’agit bien de deux concepts différents. La laïcité n’étant qu’un instrument de la démocratie parmi d’autres qui lui permet de garantir, en cas de besoin, son bon fonctionnement.

Pourtant, dans l’esprit de nos contemporains, la démocratie et la laïcité sont une seule et même chose. Autrement dit, la démocratie est nécessairement « laïque ». La difficulté provient du fait que cette laïcité est entendue dans le sens qu’elle doit nécessairement se fonder sur une majorité sans référence à un ordre transcendant et donc exclure la religion de la sphère publique.

La vraie question est donc de savoir si la démocratie implique nécessairement le relativisme des valeurs. En effet, il est inutile de prétendre instaurer une saine laïcité si celle-ci vient informer une démocratie intrinsèquement fermée à toute forme de transcendance.

Deux conceptions de l’ordre social

Nous nous trouvons donc face à deux conceptions de l’ordre social diamétralement opposées : l’un ouvert à la transcendance et l’autre non. Après l’éclatement de la Chrétienté et l’ordre nouveau instauré par la Révolution, l’autorité ne trouve plus son fondement en Dieu lui-même, mais dans un « pacte social » qui serait instauré entre tous les citoyens. La souveraineté n’appartient plus à Dieu, mais au peuple. C’est ainsi que Hobbes et Rousseau ont absolutisé la volonté générale du peuple qui devient désormais le critère ultime de vérité. L’homme se trouve donc au centre du système. Il devient absolument autonome, sans aucune référence morale extérieure à lui-même : il est devenu autoréférentiel et auto-normatif sur le plan éthique.

Cette compréhension de l’homme et du lien social contraste fortement avec l’anthropologie chrétienne dans laquelle : l’homme dépend ontologiquement de Dieu, en tant que créature ; la sociabilité provient de la nature humaine elle-même et non d’un pacte ultérieur et l’autorité morale provient de Dieu (CEC, n°1899).

Les bases anthropologiques de la démocratie moderne se trouvent donc en opposition flagrante avec la conception qu’en a l’Église. Pour autant, celle-ci ne s’oppose pas au concept de démocratie, bien au contraire, mais elle procède à une distinction : soit elle est comprise comme la participation des citoyens aux affaires publiques et le respect d’un légitime pluralisme politique, et l’Eglise l’encourage car cette forme de gouvernement est compatible avec une saine laïcité ; soit elle est comprise comme l’idéologie de la souveraineté populaire – l’autorité ultime viendrait du peuple –, et alors elle s’y oppose du fait que l’autorité ne prend pas sa légitimité morale d’elle-même, mais de Dieu.

Dans ce dernier cas, la démocratie finit par reposer sur une éthique déterminée uniquement par la volonté générale, sans aucune référence extérieure à elle-même. Elle devient rapidement compatible avec le laïcisme dont la caractéristique principale est de passer outre un ordre moral transcendant et de fonder les valeurs communes sur le relativisme éthique.

Dans la conception de l’Eglise, la démocratie authentique prend en compte cet ordre moral fixé par Dieu, tout en restant ouverte aux différentes formes de régimes politiques et en protégeant ce pluralisme (GS, n°74 § 3). Par conséquent, la souveraineté populaire n’est pas contraire à cette conception, dans la mesure où elle reste subordonnée à l’ordre fixé par Dieu sur le plan éthique. La démocratie ne peut donc se réaliser pleinement qu’à condition qu’elle soit fondée sur « une conception correcte de la personne humaine » (CA, n°46), ce qui inclut de prendre en compte sa dimension religieuse, dans sa dimension individuelle et sociale. Dans la conception chrétienne de l’ordre social, l’homme n’est pas le créateur de l’ordre moral (ce qui devient le cas lorsque le pacte social est absolutisé), mais cet ordre lui est préalable. Il ne fait que le découvrir et le mettre en valeur de manière active, en contemplant la création qui l’entoure et la Révélation.

Sur le plan éthique, il s’agit d’une théonomie participée (participation à la loi de Dieu) parce que la raison ne se limite pas à recevoir un code moral qui lui serait extérieur (il s’agirait d’une hétéronomie), mais au contraire, elle participe de la sagesse de Dieu (VS, n°41). L’homme est capable, par la raison, de reconnaître en lui-même, la loi inscrite par Dieu dans sa conscience, autrement dit, la loi divino-naturelle par laquelle nous distinguons le bien et le mal (VS, n°40). Il jouit donc d’une certaine autonomie sur le plan moral car il doit reconnaître en lui le bien et le mal et chercher les solutions pratiques dans son agir.

Mais cette autonomie de la raison ne signifie pas pour autant qu’elle puisse déterminer elle-même les normes morales. Dans la genèse, une limite est déjà posée à l’autonomie de l’homme, car ce n’est pas lui qui décide ce qui est bien et ce qui est mal, mais Dieu lui-même : « Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort » (Gn 2, 17) ». La première faute consiste à avoir voulu se faire Dieu sur le plan moral, afin de déterminer soi-même le bien et le mal. En synthèse, l’homme, par sa raison, participe de la loi éternelle qu’il ne lui appartient pas d’établir (VS, n°36). Mais cette participation implique un positionnement métaphysique : l’acceptation libre de la dépendance ontologique de l’homme à Dieu et de l’ordre établi par lui qui se présente donc comme un « donné » et non comme un pur « construit ».

Il convient de préciser que le développement que nous venons de faire se situe sur le plan moral ou éthique. Sur ce plan, la vision chrétienne s’oppose au relativisme des valeurs dans lequel l’homme refuse toute dépendance à Dieu. Mais cela ne résout en rien la question de la démocratie qui se situe au plan juridico-politique et non sur le plan éthique (il s’agit avant tout d’une notion juridique). Nous franchissons donc une étape pour nous intéresser maintenant à la démocratie en tant que système d’organisation politique.

Deux conceptions de la démocratie

En prenant appui sur ces deux conceptions de l’ordre social, nous allons retrouver assez logiquement deux conceptions différentes de la démocratie. La première est fondée sur l’immanence et considère que la démocratie fonde ses institutions en dehors de toute autre instance, selon la loi de la volonté générale. Elle s’accorde avec la conception de l’homme auto-normatif et autoréférentiel.

Cette suffisance éthique de l’État sécularisé et laïque qui refuse de prendre des références en dehors de lui-même, a d’ailleurs été remise en cause par un bon nombre de nos contemporains. Il suffit de penser à la discussion entre Habermas, philosophe rationaliste athée, représentant des Lumières, et Ratzinger, du 19 janvier 2004 à Munich dans laquelle ils se rejoignaient sur la nécessité de recourir à des valeurs pré-politiques, soustraites à la loi de la majorité ; ou encore au « paradoxe » de Böckenförde, juge constitutionnaliste allemand, qui, déjà en 1967, concluait que « L’État libéral sécularisé vit sur la base de présupposés qu’il n’est pas lui-même capable de garantir ».

La seconde conception considère la démocratie comme un système neutre en soi sur le plan juridico-politique (et uniquement sur le plan juridico-politique), mais ouvert à la dimension transcendante de l’homme. C’est donc un saut métaphysique qui distingue ces deux perceptions de la démocratie : l’une prend sa raison d’être d’elle-même, l’autre la prend d’une instance transcendante, tout en respectant le pluralisme religieux et politique, et en évitant le relativisme éthique.

Dans le premier type de démocratie, nous allons retrouver la démocratie purement « procédurale » qui ne prend comme seul appui que le processus démocratique lui-même puisqu’il repose uniquement sur les normes et procédures qui tendent à établir une vie sociale pacifique, tel que l’a soutenu John Rawls, dans sa théorie de la justice . Ce type de démocratie court le risque d’être instrumentalisée et d’aboutir au totalitarisme, comme cela s’est produit avec le nazisme et le fascisme, par exemple, ou encore au laïcisme qui repose sur le relativisme des valeurs, puisqu’une telle démocratie n’est évaluée à l’aune d’aucun critère extérieur à elle-même. Ce serait une sorte de « démocratie en roue libre ».

Ainsi, deux dangers peuvent se présenter : soit celui d’un système dans lequel prévaut une vision unique de la société qui exclut toute forme de pluralisme (le totalitarisme), soit l’excès inverse qui consiste à faire reposer les fondements de la société sur un pluralisme absolutisé qui conduit au relativisme éthique.

Le relativisme des valeurs conçu comme le meilleur garant des institutions
Cette absolutisation du pluralisme et le relativisme des valeurs qui en a découlé semble d’ailleurs être né en réaction au premier excès des totalitarismes du XXe siècle, pour éviter que la société ne retombe dans une nouvelle dictature idéologique. Face à ce risque qui s’est réalisé à de nombreuses reprises, la « neutralité éthique » de l’Etat est apparue comme une nécessité. Ayant largement abusé de sa mission, l’État devait désormais réduire son rôle et s’abstenir de favoriser un modèle de vie bonne. Au lieu de proposer un ordre moral particulier fondé sur des valeurs fortes, l’État devrait désormais s’en abstenir absolument et éviter tout jugement de valeur, c’est-à-dire être absolument « neutre » sur le plan éthique. Mais cette prétention est-elle possible ? La neutralité de l’Etat n’est-elle pas un nouveau leurre ? En réalité, ce qui s’est produit, c’est l’instauration d’une nouvelle idéologie, le laïcisme, qui prend racine d’une manière particulière à l’école, terrain privilégié de l’apprentissage de la laïcité. Ainsi, à trop vouloir respecter le pluralisme et les libertés individuelles en démocratie, nous sommes tombés dans ce que Benoît XVI a appelé la « dictature du relativisme » .

Jean-Paul II évoquait aussi, dans l’encyclique Centesimus annus, le fait que, dans la société actuelle, le relativisme éthique semble être le meilleur garant du pluralisme démocratique.

Il faisait observer aussi que « s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire » (CA, n°46. VS, n°101). Ce relativisme apparaît comme étant une condition même de l’existence de la démocratie, comme cela a été mis en évidence par Benoît XVI : « Par là même, le relativisme apparaît comme l’assise philosophique de la démocratie : nul ne saurait prétendre connaître la bonne voie. Ainsi la démocratie subsisterait puisque, tous les chemins se considérant les uns et les autres comme autant de fragments d’une expérience vers le mieux, chacun chercherait dans le dialogue le bien commun.

Ce dernier relèverait d’un concours de connaissances ne conduisant pas à terme à un modèle commun. Un système prônant la liberté devrait, conformément à son essence, être un système de positions relatives s’accordant entre elles, dépendant des constellations historiques et ouvertes à de nouveaux développements. Une société libre serait une société relativiste ; c’est seulement à partir de ce préalable qu’elle pourrait rester libre et ouverte à l’avenir » .

Relativisme éthique et « relativisme » juridico-politique

Mais, il convient de préciser que Benoît XVI fait référence ici au relativisme éthique et non à ce qu’on pourrait appeler le « relativisme politique », c’est-à-dire le pluralisme légitime entendu au plan juridico-politique. Après avoir décrit le relativisme éthique, il précise cependant que « dans l’ordre politique, cette conception est pertinente. Il n’existe pas d’option politique qui serait la seule juste. Le relatif, l’édification de la vie sociale des hommes sur un ordre libéral, ne peut pas ne pas exister : c’est là justement l’erreur du marxisme et des théologies politiques que de l’avoir cru » .

Il distingue donc clairement l’ordre éthique et l’ordre juridico-politique ouvert à la plus grande pluralité des options. Mais en même temps, cette relativité (ou liberté) des solutions politiques n’est pas sans limites, ce qu’il précise : « Assurément, on n’aborde pas non plus la sphère politique avec le relativisme total : il est un non-droit qui ne saurait devenir un droit (par exemple, tuer les innocents ; dénier à des personnes ou à des groupes le droit à leur dignité humaine, et les conditions pour l’assumer) » . Il souligne le fait que la démocratie, même sur le plan juridico-politique, n’est pas sans limites. En effet, les valeurs de la démocratie ne sont pas que le résultat du jeu démocratique, fondé sur la loi de la majorité. Ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ne résulte pas uniquement des procédures mises en place, contrairement à ce qui fut soutenu par John Rawls dans sa théorie de la démocratie procédurale. Mais elle trouve aussi son fondement dans des valeurs objectives communément partagées qui constituent sa limite.

En effet, une démocratie ne peut pas subsister si elle ne respecte pas un minimum de valeurs essentielles (les droit fondamentaux de l’homme, le respect de la dignité humaine, la liberté religieuse, etc.), soit les « valeurs éthiques fondamentales inscrites dans la nature même de l’homme » , ce qui revient à évoquer le droit divino-naturel, communément appelé le droit naturel.

La démocratie a besoin de valeurs sûres

Toute la question est donc de savoir quelles sont ces « valeurs éthiques fondamentales » que propose l’Église comme fondement de la démocratie et, surtout, à quel niveau elles entrent en jeu.

Les valeurs éthiques fondamentales

Benoît XVI parle de valeurs « non-négociables » parmi lesquelles il identifie : « la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ; la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille – comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage – et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ; la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants » .

Jean-Paul II évoquait quant à lui la reconnaissance des droits de l’homme et rappelait, dans l’encyclique Centesimus annus les droits suivants : le droit à la vie dont fait partie intégrante le droit de grandir dans le sein de sa mère après la conception ; le droit de vivre dans une famille unie et dans un climat moral favorable au développement de sa personnalité ; le droit d’épanouir son intelligence et sa liberté par la recherche et la connaissance de la vérité ; le droit de participer au travail de mise en valeur des biens de la terre et d’en tirer sa subsistance et celle de ses proches ; le droit de fonder librement une famille, d’accueillir et d’élever des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité ; et surtout la liberté religieuse, entendue comme le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la dignité transcendante de sa personne, comme source et synthèse de ces droits .

Le Pape François évoque également le respect de la « dignité transcendante de l’homme », qui fait référence à sa dimension religieuse .
Ces énonciations ne sont évidemment par exhaustives. Il faudrait y ajouter les droits fondamentaux évoqués dans la note doctrinale de la Congrégation pour la Doctrine de la foi du 24 novembre 2002 : la protection sociale des mineurs ; la libération des victimes des formes modernes d’esclavage (la drogue et l’exploitation de la prostitution) ; le développement d’une économie au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité ; la recherche de la paix qui exige le refus radical et absolu de la violence et du terrorisme .

Ces valeurs « non-négociables » – par opposition aux valeurs « négociables », évoquées auparavant – ne sont pourtant pas des vérités de foi, mais sont accessibles par la raison humaine puisqu’elles résultent de la nature même de l’homme. Lorsque l’Église les promeut, elle n’exerce donc pas à proprement parler une action confessionnelle, mais elle s’adresse à toutes les personnes, sans distinction de religion. Elles ne sont donc pas arbitraires, mais elles sont avant tout le résultat d’une réflexion sur l’être humain. C’est pourquoi, lorsqu’il les reconnaît, l’Etat ne prend pas parti pour une religion, mais il prend parti pour la défense de la personne humaine elle-même.

D’ailleurs, ce sont ces exigences éthiques minimales que le système français prend en compte depuis la Révolution lorsqu’il reconnaît les droits « inaliénables et sacrés » de l’homme dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, les deux textes ayant valeur constitutionnelle.
A quel niveau ces valeurs fondamentales entrent-elles en jeu ?

Pour savoir à quel niveau ces valeurs entrent en jeu dans le processus démocratique, il convient de distinguer le plan éthique dans lequel l’État n’a pas à intervenir directement car ce n’est pas son rôle – sa mission étant la gestion des affaires temporelles en vue du bien commun temporel – et le plan juridico-politique, dans lequel il n’est amené à prendre des décisions éthiques que lorsque celles-ci s’imposent en vue de la réalisation du bien commun, soit de manière incidente. Cette distinction permet de distinguer le relativisme éthique et le relativisme juridico-politique (ou le légitime pluralisme) qui fait partie du jeu démocratique et qui n’est rien d’autre que la sphère d’autonomie laissée par l’Église aux fidèles dans l’ordre temporel. Comme il a été évoqué, cette autonomie du domaine juridico-politique trouve sa limite naturelle dans les valeurs éthiques fondamentales évoquées.

Elle ne signifie en aucun cas que les chrétiens puissent agir dans la sphère juridico-politique en sacrifiant leurs convictions religieuses selon une posture conséquentialiste, en distinguant entre une « éthique de conviction » et une « éthique de responsabilité », selon la thèse soutenue par Max Weber . Autrement dit, il existerait une dichotomie entre les convictions et les conséquences de l’agir : le catholique se trouverait pris dans une sorte de dédoublement de la personnalité en séparant sa foi et son agir dans la sphère publique, alors qu’il est, au contraire, appelé à la cohérence de vie .

C’est dans ce contexte qu’il convient de distinguer, sur le plan juridico-politique, les mesures qui tendent à établir des normes purement techniques, qui ne mettent pas en jeu des questions éthiques fondamentales et les normes qui mettent en jeu les valeurs éthiques fondamentales. Encore une fois, la question est complexe et il ne peut être donné qu’une distinction de principe et non une distinction de catégories. En effet, une mesure purement technique peut n’être qu’une question technique, mais, dans un certain contexte, la même mesure peut aussi avoir des implications éthiques. Tout dépend des circonstances dans lesquelles elle est prise. En pratique, il me semble juste de considérer que la grande majorité des mesures juridico-politiques ne mettent pas directement en jeu des principes éthiques fondamentaux. En effet, les solutions techniques aux problèmes sociaux, juridiques et économiques sont multiples et dépendent, en bonne partie des circonstances de temps et de lieu. Pour autant, cette position n’évoque pas un droit flexible qui laisserait place à une zone de non-droit et dont le contenu moral pourrait varier en fonction des us et coutumes, comme le soutenait Jean Carbonnier dans Flexible droit. Il s’agit seulement d’évoquer la multiplicité des solutions que le droit peut apporter à un même problème, sur le plan technique, mais sans porter atteinte à un ordre objectif .

C’est la raison pour laquelle, dans la majorité des cas, le processus démocratique est suffisant pour établir des normes justes car il sert à déterminer, parmi une pluralité de solutions celle qui semble la plus opportune à la majorité. Les citoyens restent absolument libres de leurs options et de leurs positions, sans qu’il soit nécessaire que leur religion ou convictions philosophiques n’interfèrent dans leurs choix puisqu’elles n’ont pas d’incidences pratiques sur ce type de décisions. Ce serait, à titre d’exemple, le cas de décisions relatives à la réglementation de la circulation, la répartition des tribunaux sur un territoire, la régulation de la monnaie, etc. Dans ce cas, le seul jeu démocratique suffit à déterminer ce qui est juste pour tous, sans nécessité de recourir à d’autres instances.
Autrement dit, ces mesures acquièrent une dimension éthique : ce qui a été déterminé par la majorité devient la norme de ce qui est bon, en vue de la réalisation du bien commun temporel. Rien n’oblige à prendre une solution plutôt qu’une autre, mais dès lors que la mesure éthiquement neutre en soi est adoptée par la majorité, elle devient juste et obligatoire moralement, du fait de sa détermination par la majorité.

Mais dans les situations où les valeurs éthiques sont engagées à un titre quelconque dans une proposition, même de manière indirecte et minime, la démocratie n’est plus « absolument autonome » (sur le plan éthique), l’Église enseigne qu’elle reste subordonnée à un ordre transcendant (VS, n°38 et 41 ; GS, n°36). Dans l’adoption de ces propositions, il serait d’ailleurs utopique de penser que l’Etat puisse être « neutre » pour la seule raison qu’elles impliquent, en elles-mêmes, une prise de position du point de vue éthique. C’est notamment le cas de l’adoption de la plupart des normes relatives à la famille, la vie et l’éducation, pour lesquelles prétendre à la « neutralité » relève déjà de l’idéologie.

Aussi, lorsque, en vue de l’instauration du bien commun, l’État est amené à prendre des décisions en matière éthique, il ne peut pas s’éloigner de ce qui est bon pour l’homme. C’est précisément cette vérité sur l’homme que l’Eglise proclame, non pas pour intervenir dans le champ politique, mais pour apporter sa contribution spécifique à la construction d’un ordre social juste, ce que Benoît XVI désigne comme « un service rendu à la vérité » (Encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, n°9). Mais il convient de préciser que les propositions qui mettent en jeu des valeurs fondamentales peuvent comporter aussi des aspects techniques dont la concrétisation dépendra directement de la détermination de la majorité. Dès lors, il faut distinguer dans chaque proposition ce qui relève de la sphère éthique et ce qui est de l’ordre purement technique.

L’autonomie dans la sphère juridico-politique ne signifie donc en aucun cas la reconnaissance, par l’Église, d’une autonomie morale absolue de la communauté politique, mais, au contraire, le respect de la liberté humaine dans les sphères de détermination de l’ordre social juste et la prise en compte d’une dépendance par rapport à un ordre transcendant dans la sphère éthique.

L’autonomie de l’ordre démocratique

Ce sont ces fondements que l’Église propose pour le juste développement de la démocratie, qu’elle souhaite subordonnée à un ordre éthique objectif. En même temps, elle sait que sa proposition est une parmi d’autres dans le processus démocratique et qu’il n’est pas de son ressort d’imposer un régime politique particulier. Comment, dès lors, respecte-elle les règles dans une société marquée par le pluralisme sans renoncer à sa conception d’un ordre juste ?

Pour répondre à cette question, il est d’une importance capitale de comprendre sa conception de l’autonomie de l’ordre démocratique. En effet, l’Église n’impose pas sa vérité à la communauté politique, mais se contente de la proposer, tout en respectant les positions contraires (cf. la déclaration Dignitatis humanae), soit à travers l’action institutionnelle de l’Église, soit à travers l’action libre et responsable des fidèles. Sa position repose ainsi sur le fait que le processus de la démocratie est un processus toujours ouvert et donc « neutre » dans le sens qu’il laisse le pluralisme s’exprimer et reste ouvert autant aux thèses relativistes qu’aux valeurs fortes proposées par l’Église. Ainsi la démocratie ne peut pas imposer les principes du droit naturel comme étant une exigence du système lui-même, mais elle est seulement un système ouvert qui permet son élévation. Reste encore à ce que ces principes soient présentés de manière convaincante par ceux qui les soutiennent.

Il s’agit donc, pour les catholiques d’entrer dans un débat constructif, lequel suppose des positions différentes et un échange serein, dans une attitude ouverte qui essaie de comprendre la pensée de l’autre pour identifier le meilleur et trouver des points communs acceptables par la majorité, dans un régime pleinement démocratique.

Échange de vues

Le Président : Je voudrais que toutes nos questions soient centrées sur ce que nous vivons aujourd’hui, dans le monde d’aujourd’hui. C’est-à-dire dans un État laïc, et j’ai envie de faire parler le Cardinal Vingt-Trois, qui donc ne sera plus archevêque de Paris le 6 janvier prochain,
Il a été interviewé dans Le Figaro par Jean-Marie Guénois lors de sa renonciation au Pape François, et il a dit une chose assez forte : « Il faut que les chrétiens soient plus chrétiens, et qu’ils empêchent le monde de dormir. » Et en vous écoutant, j’ai le sentiment que vous nous interpellez à ce que nous nous levions. Et c’est bien la vocation de l’AES et des ses fondateurs.

Donc toutes les questions que nous allons vous poser, nous, qui sommes dans la société aujourd’hui, membres ou amis de cette Académie doivent être orientées sur notre capacité à transformer et changer le monde, par nos propres comportements, dans un État qui revendique sa laïcité.
Vos questions sont les bienvenues sur la laïcité, sur l’État, sur ce que les chrétiens doivent être, doivent vivre. Qu’est-ce que nous pouvons faire pour que nous empêchions le monde de dormir ?

Nicolas Aumonier : Je suis resté sur ma faim sur le plan juridique. C’est-à-dire que j’ai bien compris votre démonstration, mais pourriez-vous nous faire un résumé rapide des différents articles sur lesquels il y a matière à s’appuyer, comme celui que vous avez cité, de février 2013, disant que la laïcité était désormais un principe constitutionnel, j’en ai un autre, le fait que, dans la loi du 17 janvier 1975, tout être a droit au respect dès le commencement de sa vie, ce qui est un principe assez remarquable. Deuxièmement, vous avez parlé de « bien commun », mais dans la formulation et dans les constructions de ce bien commun, il est difficile quand on en parle de ne pas parler de quelque chose de transcendant, soit par construction, soit par reconnaissance…

Bénédicte Bernard : Dans l’ordre juridico-politique, lorsqu’on regarde le cadre législatif en France et en Europe, beaucoup de textes protègent la liberté religieuse et, de manière plus générale, les libertés de la personne. Le principe est toujours celui de la liberté. Il suffit de lire la loi de 1975 que vous avez citée : le principe est celui de la liberté et c’est à travers les exceptions que le principe est dévoyé. Je pense aussi à d’autres textes comme le Préambule de la Constitution de 1958 qui renvoie à la Déclaration des Droits de l’homme, laquelle protège clairement la liberté religieuse, politique, syndicale, etc. C’est un premier fondement juridique d’ordre constitutionnel. En ce qui concerne plus spécialement la laïcité, je pense à la loi de 1905 qui n’interdit pas les manifestations de la liberté religieuse. Au contraire, elle pose le principe de la liberté religieuse qui implique la liberté de manifester sa religion dans la sphère publique. Le principe reste toujours celui de la protection de la liberté religieuse. C’est d’ailleurs sur la loi de 1905 que sont fondés les procès concernant les crèches municipales ou les crèches dans les mairies… La défense des mairies qui ont installé des crèches de Noël se fonde d’ailleurs sur la loi de 1905 elle-même. En effet, l’article 28 de la loi de 1905 ne s’oppose pas aux processions ou même à des crèches vivantes qui pourraient également entrer dans ce cadre. En réalité, c’est bien le régime juridique de la loi de 1905 elle-même dont on se sert désormais pour protéger la liberté religieuse. C’est intéressant, car il s’agit quand même d’une loi de séparation, voire de séparatisme. Pour répondre à votre question, je pense à la loi de 1905, au Préambule de la Constitution de 1958 et aussi à la Convention Européenne des Droits de l’homme, et notamment à l’article 9 concernant la liberté religieuse. La difficulté avec la Cour Européenne, c’est qu’elle laisse une large marge d’appréciation aux États, surtout en matière de laïcité. Elle peut donc prendre des décisions contraires d’un pays à l’autre. En soi, ses décisions peuvent paraître complètement contradictoires et sa ligne directrice peut paraître peu claire. Elle peut donner l’impression que sa jurisprudence est complètement hétéroclite alors qu’en réalité, sa ligne directrice est le relativisme. En fait, la Cour Européenne se refuse à donner une ligne directrice en matière de laïcité : elle renvoie à chaque État la liberté de prendre des décisions conformes à son ordre public particulier. C’est la raison pour laquelle elle autorise les croix en Italie, mais interdit le voile en Turquie. Ce qui est certain, c’est que, sur ce point, il ne faut pas compter sur la jurisprudence de la Cour pour provoquer un changement en droit interne. C’est important parce que le droit tend à devenir européen et que c’est aussi par la Cour européenne que vont nous venir un bon nombre de réformes. Du côté du droit européen, à mon avis, il n’y aura pas d’ouverture par rapport à la laïcité.
En ce qui concerne d’autres textes, il suffit tout simplement de regarder les textes de loi eux-mêmes, par exemple la loi de 2002 sur la fin de vie ou la loi sur l’avortement de 1975. Le principe est toujours celui de la liberté et c’est toujours à travers l’exception qu’on rentre dans toute la kyrielle d’autorisations et d’exceptions qui finissent, en pratique, par devenir la règle. En ce qui concerne le bien commun, vous m’avez demandé ce que j’entends par « bien commun ». Celui-ci inclut la dimension religieuse de l’homme dans sa dimension individuelle et sociale. Mais il faut distinguer bien sûr le bien commun temporel du bien commun éternel, du Salut, car ils sont sur deux plans différents. Lorsqu’on parle du bien commun de l’État, la question est celle du rôle de l’État. Dans le bien commun, on comprend l’organisation de l’État pour que tous puissent vivre de manière pacifique. En effet, il revient à l’Etat de rechercher la coexistence pacifique. On parlera aujourd’hui du « vivre ensemble », même si le mot provoque des réactions épidermiques parce qu’il n’est pas français. Il n’empêche que la notion me paraît très intéressante parce que derrière le « vivre ensemble », il y a l’idée de coexistence pacifique. Il y a l’idée de bien commun. L’État va rechercher l’épanouissement de l’homme sur le plan humain et lui permettre de pratiquer sa religion et de s’épanouir, mais sans intromission dans le domaine de la religion. « S’épanouir », signifie aussi autoriser des lieux de culte, garantir le fait de pouvoir changer de religion sans être inquiété. Une série de droits vont être compris dans le bien commun, mais il n’inclut pas pour autant la recherche d’une vérité absolue, dans le sens que cela ne relève pas de l’État, mais d’autres instances telles que la philosophie et la religion.

Rémi Sentis : Vous avez parlé de système procédural dans le domaine politique, en particulier pour le vote des lois, mais vous avez aussi évoqué à juste titre le fait que de temps en temps ce système procédural était entravé par un débat faussé. Le drame, c’est qu’à l’heure actuelle on a plusieurs exemples de débats massivement faussés et biaisés au moment du vote des lois. Biaisés quelquefois par des pressions qui se cachent à peine. L’exemple caricatural, c’est la fameuse loi dite « d’extension du délit d’entrave à l’IVG » : là on sait que c’est le lobby du Planning Familial qui a fait pression sur les députés et ce lobby ne s’en est même pas caché ; c’était devenu patent, c’était tellement patent, tellement évident que le Conseil Constitutionnel a été obligé – dans un discours extrêmement alambiqué – d’en censurer une partie ; mais le même Conseil s’est quand même couché devant le lobby qui a imposé l’autre partie de cette loi.

Bénédicte Bernard : Effectivement, le débat est faussé dès l’origine. Dans le débat public, la personne qui a une conviction religieuse quelconque est tout de suite taxée d’être antidémocratique, par nature. Le débat est donc faussé. Mais faut-il y renoncer pour autant ? Non. Il me semble que pour comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle, il faut se resituer dans l’histoire de France. On ne peut pas s’étonner aujourd’hui d’être constamment dans l’opposition – je ne parle pas au niveau politique, mais au niveau des idées –, c’est-à-dire que l’idéal chrétien n’est plus admis dans aucun lieu. Pourquoi ? Parce que nous avons raté le coche de la modernité, au moment où la République s’est instaurée. Les catholiques en France ont eu une réaction assez conservatrice, plutôt cléricale. Ils ont souhaité un retour à l’Ancien Régime et en tout cas à l’ordre ancien. Nous avons eu du mal, en France, à accepter les formes politiques nouvelles alors qu’avec le temps nous avons reconnu qu’il s’agissait de formes ouvertes qui pouvaient supposer le bon et le mauvais. Maintenant que la modernité est passée et que, si l’on écoute les historiens et les philosophes, nous rentrons dans la post-modernité, la question est de savoir si nous allons prendre le coche de la post-modernité ? Et là, il y a vraiment un train à prendre. Je pense qu’aujourd’hui, même si les catholiques sont dans l’opposition sur le plan des idées et que les idées chrétiennes sont très peu écoutées et entendues, nous nous trouvons face à une opportunité à saisir. Mais pour cela, je pense qu’il faut savoir accepter les formes nouvelles de gouvernement, je pense notamment à la république, parce que c’est celle qui est en place actuellement, même si ce n’est pas un régime absolu en soi. Mais est-ce que, du côté des catholiques, il n’y a pas aussi une forme de conservatisme, une certaine crainte et un certain repli sur soi ? L’adaptation et le dialogue avec les formes nouvelles suppose toujours une certaine purification et un effort constant pour écouter et pour trouver des points communs avec les autres. Il s’agit d’un exercice délicat qui demande beaucoup d’équilibre, de mesure, de conviction et de formation de la conscience. En effet, c’est bien beau de vouloir proposer des idées chrétiennes, mais il faut encore être formé à la doctrine sociale ! Il faut quand même avoir lu les encycliques, être au fait des choses et avoir creusé les questions pour proposer des arguments solides et convaincants.

Isabelle Callies : Merci pour votre espérance, j’avais une question sur ce que je pourrais appeler la « guerre des mots » aujourd’hui. C’est-à-dire, le fait que l’on est appelé à convaincre des personnes qui emploient des termes qui n’ont plus le même sens que celui que l’on peut leur donner. Je pense que c’est bien antérieur à la modernité, cela vient sans doute du nominalisme de Guillaume d’Ockham… Par exemple, si l’on prend le terme de « valeur », ceux qui emploient les termes de « valeur fondamentale », est-ce pour être plus audible dans notre société, ou bien est-ce une traduction d’un terme qui se rapprocherait plutôt de « principe », puisque le propre d’une valeur, c’est que cela n’en a pas vraiment, c’est variable… C’est pour cela que je suis un peu gênée par l’emploi de ce terme.

Bénédicte Bernard : Sur la guerre des mots, nous sommes bien d’accord. C’est le cas du mot « laïque ». C’est l’amendement d’un communiste, Étienne Fajon, qui a introduit le terme « laïque » dans la Constitution de la quatrième République. A l’époque, il y avait deux manières de comprendre la laïcité. En 1945, les évêques de France avaient déjà fait une déclaration pour l’expliquer. Je vous recommande la lecture de cette déclaration parce qu’elle est très claire. Ils avaient déjà conscience de ce qui pouvait se passer et expliquaient qu’il y avait deux types de laïcité : une laïcité ouverte et une autre complètement fermée, matérialiste, etc. Au moment des débats préalable à la Constitution de 1946, reprise sur ce point par celle de 1958 (sans débat d’ailleurs), les députés chrétiens se sont posé la question : qu’est-ce que recouvre le mot « laïque » ? On pouvait comprendre tout et son contraire. En réalité, la laïcité a évolué vers un sens contraire à la pensée catholique. C’est évident que la guerre des mots est là. Le mot « laïque » vient de « laïc » et ça ne se dit qu’en français. Il y a eu une volonté de confondre le mot « laïc » et « laïque », qui représente exactement son contraire. Alors à nous de redonner au caractère « laïque » un sens chrétien ! C’est tout simplement l’enjeu.

Vous parliez des « valeurs fondamentales », est-ce que Benoît XVI utilise ce mot pour se faire entendre dans le débat public ? Sans doute. Il est certain que les chrétiens doivent tenir un discours audible, c’est-à-dire qu’on aille rejoindre les gens là où on peut les rejoindre. Si pour les gens, une « valeur » signifie quelque chose, pourquoi ne pas leur parler de « valeur » ? L’essentiel est de s’entendre sur le contenu des notions, sans tricher sur les mots, en expliquant le contenu et en recherchant le consensus social. Le défi est énorme et, en même temps, passionnant. Étant donné la situation actuelle, certains pourront penser que les chrétiens sont les derniers des Mohicans… mais on peut aussi voir à l’inverse qu’ils sont des pionniers. Nous serons peut-être les premiers à avoir rappelé les valeurs fondamentales dans une société qui en avait besoin ! Nous nous trouvons vraiment aujourd’hui dans une société qui est en quête de sens. Il suffit de lire la presse, le constat n’est pas difficile à faire. Il ne s’agit pas d’une question de parti politique ou de philosophie particulière. Il y a un vrai besoin. Nous devons aussi compter sur le fait que le bien est diffusif par nature. Cela aide beaucoup de penser que la vérité, en elle-même, si on sait l’exposer, parle d’elle-même. Nous n’avons pas besoin de tricher sur les mots. Nous avons peut-être besoin d’être nous-mêmes plus convaincus du fait que la vérité, si elle est bien expliquée, parle d’elle-même. Elle trouvera peut-être une mauvaise volonté en face, mais elle sera entendue et un jour elle triomphera.

Bernard Lacan : Je suis très sensible à ce que vous venez de dire, parce qu’en fait la vérité parlera d’elle-même. Lorsque l’on évoque la position que les chrétiens, (qui ne sont pas du tout les derniers des Mohicans, – Il y a plus de monde dans les églises le dimanche que dans les stades) doivent prendre, il faut certainement que les chrétiens arrêtent de se craindre eux-mêmes. Il faut avant tout qu’ils soient animés par cette foi qui leur dit que Dieu sauvera le monde, et que le mal sera terrassé ! Que peut on faire à notre mesure, dans la réalité de la vie quotidienne ? je pense qu’il y a d’abord, vivre notre foi et avoir un comportement de vérité, qui lui-même va parler mieux que tout discours, parce que tous les discours aujourd’hui sont biaisés, parce que les mots n’ont pas la même signification pour les uns et pour les autres. On parle de liberté ! La liberté serait la liberté d’agir sans aucun cadre de référence, l’égalité, c’est pas l’égalité des personnes, mais ce serait l’égalité des droits de chacun quelles que soient les situations. Je pense que nous n’en sortirons pas par le discours. Nous n’en sortirons que par la foi et par le comportement, par le témoignage humble de chacun dans sa vie.

Bénédicte Bernard : Je partage tout à fait votre analyse. Effectivement, la clé est dans le comportement. C’est vrai que le témoignage personnel parle de lui-même et que la vérité parle d’elle-même. Cela suppose donc que chacun fasse ce qui est à sa mesure. Et la mesure n’est pas si petite que cela, en réalité. Des petites mesures font des grandes mesures. Des petites choses symboliques peuvent avoir des répercutions très grandes. C’est pour cela que je ne suis pas du tout désespérée par rapport au panorama qui nous attend, même si je pense que la société ne va pas en s’améliorant sur le plan moral. De fait, nous ne serons pas étonnés des prochaines réformes sociales, notamment en ce qui concerne l’euthanasie… c’est un fait. Mais il faut regarder à long terme et proposer quelque chose de neuf, une nouvelle culture. Qu’est-ce qu’on propose comme nouvelle culture ? J’ai lu un livre d’un argentin, il y a deux ans, qui s’adressait plutôt à des jeunes. Il terminait son livre en posant une question : « Qu’est-ce que tu fais pour la nouvelle culture ? » Cela m’avait drôlement réveillée parce que des idées, tout le monde en a. Etre dans l’opposition, nous en sommes tous capables. Mais proposer… qu’est-ce qu’on propose ? C’est pour cela que je termine ma thèse en faisant une proposition de laïcité équilibrée. Elle vaut ce qu’elle vaut et elle n’est pas exhaustive. Elle est même certainement imparfaite mais je tiens à formuler des propositions parce que c’est assez commode de s’enfermer dans ses convictions et d’être bien au chaud entre soi, plutôt que de se risquer.

Jean-Didier Lecaillon : Pour répondre au souhait d’être positif, ma question est de l’ordre des principes. Quand on vous écoute, c’est tellement clair et évident qu’on est convaincu, et puis après on se dit, on n’en est pas là. Ma question, je vais la formuler de manière à ce qu’elle soit optimiste, et illustrer comment on peut agir. Je pense à ce que vous avez dit de Rawls. Rawls dit : c’est ce qui résulte de la procédure qui est légitime. Mais, Rawls définit aussi une notion de « bien primaire universel ». Est-ce que justement, des gens comme Rawls sont finalement obligés de reconnaître qu’il est nécessaire de disposer de références, qu’il appelle des « biens universels primaires », et à charge pour nous dans ce cas là, sur le plan culturel, d’essayer d’illustrer, d’approfondir ce qu’ils pourraient être, puisqu’il en reconnaît la nécessité. Avez-vous un éclairage sur ce que Rawls entend par « biens primaires universels » ?

Bénédicte Bernard : C’est très intéressant ce que vous dites, parce que c’est exactement ce qu’a fait Benoît XVI avec Habermas. A Munich en 2004, dans la discussion que je vous ai citée, il arrive à se mettre d’accord avec un philosophe athée sur le fait qu’il existe des « fondements pré-politiques ». C’est une manière de résoudre la question : se mettre d’accord sur un minimum vital. Habermas et Ratzinger se mettaient d’accord sur le fait que l’État n’a pas sa référence en lui-même, mais doit la prendre d’une autre instance, mais il peut la prendre dans la religion. Pour Rawls en fait la question est différente. Il cite des biens primaires, mais d’où proviennent-ils ? Il les fonde sur ce qu’il appelle le overlapping consensus, c’est-à-dire des valeurs qui émergent d’un consensus par recoupements. Il s’agit d’une position fondamentalement relativiste. On peut légitimement se demander s’il n’est pas opportun d’entrer dans la logique de Rawls et créer un consensus par recoupement sur le fait qu’il faut protéger l’homme. Ce serait déjà une bonne chose, mais la difficulté de se mettre d’accord sur des principes fondamentaux réside dans le fait que l’anthropologie qui les fonde ne sera pas forcément la même. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les droits de l’homme n’ont pas eu de suite et se sont dévoyés. L’anthropologie sur laquelle ils étaient fondés ne résonnait pas de la même manière chez les uns et chez les autres. C’est ce qui nous a manqué pour les droits de l’homme et c’est pour cela qu’ils ont malgré tout, dans une certaine mesure, échoué. En effet, on a fini par tout admettre au titre des droits de l’homme parce qu’ils n’étaient pas suffisamment fondés sur le plan anthropologique. Nous avons donc une grande formation à acquérir en matière anthropologique, parce que c’est là que tout se joue !

Mgr Philippe Brizard : J’ai bien aimé votre distinction sur les principes et les choses juridico-politiques. Je crois (c’est mon opinion) qu’il n’y a en réalité que très peu de principes. Il y en a en tout et pour tout un – c’est ma conviction et cet unique principe a fonctionné au point de faire tomber l’Union soviétique – selon lequel on n’est pas en démocratie si on n’a pas le droit de penser et de croire ce que l’on veut. C’est essentiel. Étant personnellement engagé dans les affaires d’Orient, je me rends compte que ces malheureux pays qui sont à l’heure actuelle à feu et à sang aspirent à la démocratie. Pour cela, il faut travailler entre personnes qui ne partagent pas du tout les mêmes convictions religieuses et trouver un terrain d’entente. Le Synode sur les Églises du Moyen Orient (2010) a bien essayé de parler de laïcité. Il est bien difficile de faire entendre ce concept dans ces pays où les chrétiens, seulement tolérés, sont traités de chiens et où il est inconcevable qu’on puisse être laïc et sans religion – ce qui reviendrait à se tenir en dessous du chien.

Pour être plus optimiste, je considère que ce qui est de l’ordre politique relève de la relativité la plus absolue puisque les êtres humains sont des êtres de relation. Il s’agit de vivre ensemble et de promouvoir des choses ensemble entre des gens qui pensent différemment, qui sont différents aussi par l’âge. Par conséquent, la politique, c’est le sens du possible.
Cela dit, nous manquons de chrétiens qui soient d’abord des citoyens. En France, on n’est pas chrétien puis citoyen, on est d’abord citoyen et il y a un comportement citoyen des chrétiens. A ce propos, le déficit de formation des chrétiens à la politique est considérable.

Enfin, toujours au sujet de la laïcité, je me souviens de la réflexion du Cardinal Jean-Louis Tauran, alors à la Secrétairerie d’État, disant que le seul pays qui soit vraiment laïc, où il n’y a même pas un bureau des cultes, ce sont les États-Unis.

Bénédicte Bernard : Mais ils sont nés pluriels à l’origine, alors qu’en France, nous avons dû acquérir cette liberté par une Révolution ! Je suis d’accord avec vous en ce qui concerne le dialogue avec les musulmans que vous avez évoqué et je pense au nouveau défi à relever, qui est quand même assez intéressant : celui de réunir tous bords, tous horizons, pour défendre les valeurs fondamentales. Je pense à la « Manif pour tous ». C’est un fait que des personnes d’horizons religieux et culturels ont réussi à se mettre d’accord sur une valeur fondamentale : celle de la constitution de la famille. Il y avait aussi des musulmans dans la manifestation et je trouve que c’est un succès car il y avait un accord sur des valeurs fondamentales. En revanche, lorsque vous évoquez le chrétien citoyen, cette notion supposerait que les chrétiens se purifient de toute forme de cléricalisme, ce qui n’est pas du tout évident. Elle implique aussi de reconnaître le pluralisme politique entre chrétiens, ce qui n’est pas toujours le cas. On critique très facilement le laïcisme et on oublie le cléricalisme parce que c’est plus commode. Mais il faut aussi travailler de notre côté à ce qu’on ait une attitude vraiment citoyenne et cela suppose d’assumer ses responsabilités, c’est-à-dire se former en amont auprès de l’Église et des pasteurs, d’obéir à l’Église sur le plan éthique, d’écouter son jugement concernant les affaires temporelles et de les concrétiser en les assumant, sans forcément s’étiqueter « catholique » ou former des partis chrétiens. Par ailleurs, vous savez qu’il existe un parti politique musulman en France, finalement fondé sur des principes similaires à ceux d’un parti chrétien. Alors pourquoi le leur interdirait-on alors qu’on ne l’interdit pas aux chrétiens ? La difficulté n’est pas mince. Dans le cas de l’Islam – je crois avoir compris que vous parliez de cela –, la difficulté réside dans le fait qu’ils ne distinguent pas le temporel et le spirituel. La charia est une seule et même loi. Par conséquent, la laïcité est difficilement compatible avec les textes fondamentaux de l’Islam.

Mgr Philippe Brizard : Il n’y a pas d’État où la charia s’applique directement. Contrairement à ce que l’on pense, vu d’ici. Il y a un droit de l’État et puis il y a un droit religieux.

Bénédicte Bernard : Oui, mais les deux restent liés, donc c’est quand même difficile de parler de laïcité et de faire la distinction des deux ordres.
Ghislain Lafont : Je crois qu’il faut beaucoup vous remercier de votre éclairage, et je voudrais aussi mentionner dans les évènements de ces derniers jours, que si nous sommes dans un État laïc, la perspective d’un hommage à Johnny Hallyday dont le corps va descendre les Champs-Élysées et qui va se terminer par un office à l’église de la Madeleine est très intéressant. Que l’on parle de la foi de Johnny Hallyday, et que l’État français prenne la parole par la voix de son Président au bas des marches de l’Église, est un beau signe d’une société en quête de direction et de sens. Même si l’affect et l’émotion occupent aussi la scène des fans désemparés. Ce qui est une autre question…

Séance du 7 décembre 2017