Par François Content, Ancien Directeur Général des Apprentis d’Auteuil

Réussir sa vie de famille est le souhait principal des personnes sondées par les enquêtes d’opinion.
Et pourtant, un constat s’impose : les familles sont de plus en plus fragilisées, les couples à durée de vie limitée augmentent, le nombre d’enfants qui grandit dans des familles monoparentales est en forte croissance. Il y a urgence à accompagner les parents !
François Content, fort de son expérience professionnelle de près de vingt ans comme directeur d’Apprentis d’Auteuil et de ses engagements en pastorale familiale, veut nous faire partager la nécessité de venir en aide non seulement aux jeunes en difficulté mais aussi aux familles fragilisées. Au travers des expériences menées à Apprentis d’Auteuil, il nous fera nous rendre compte de la révolution de mentalités qui est en marche : il ne s’agit plus de se substituer aux parents mais de les aider, en se situant dans une posture de coéducation, à occuper pleinement leur rôle éducatif.

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Jean-Marie Schmitz : Nous avons le plaisir d’accueillir François Content, que des relations anciennes me valent de vous présenter.

A peu de jours près, à l’occasion de sa venue parmi nous, nous aurions pu fêter son soixante-cinquième anniversaire, puisque François Content est né à Grenoble le 30 Mars 1950. Diplômé d’HEC, il est père de sept enfants.
Pendant les douze premières années de sa carrière, François Content travaille dans la banque, au Crédit Commercial de France, dont il suit l’Ecole de banque. Il le quitte en 1987, alors qu’il est directeur de son agence centrale de Lyon, pour mettre jusqu’à aujourd’hui ses talents au service du monde associatif.

Durant huit années, il est secrétaire général de la Communauté de l’Emmanuel, présente déjà dans 35 pays et comprenant 22 associations, 2 sociétés commerciales et 40 secteurs d’activité. Il est responsable des domaines financier, juridique et ressources humaines. Avec son épouse, Élisabeth, il sont engagés au sein d’Amour et Vérité et interviennent en pastorale familiale.
En 1995, il rejoint les Apprentis d’Auteuil, comme directeur général-adjoint, en charge du secteur jeunes, éducatif et pédagogique. Deux ans plus tard, il en devient le directeur général, fonction qu’il exerce pour quelques mois encore.

Cette institution catholique a été créée en 1886 par l’Abbé Roussel. Le Père Brottier est en quelque sorte le second fondateur : il a très fortement développé l’œuvre, reconnue d’utilité publique en 1929.
Elle accueille en effet 23 000 jeunes et 4 000 familles au sein de 200 établissements en France ; elle compte 5 000 salariés et 2 000 bénévoles ; elle gère un budget annuel de 350 M€. Elle agit également à l’international, par le biais de près de 200 partenariats dans une cinquantaine de pays.

Lorsqu’on prend connaissance du rapport d’activité de la Fondation, deux traits essentiels méritent une attention particulière :

-  d’abord une orientation clairement affichée « d’accompagner les parents dans leur rôle d’éducateur, sans jamais se substituer à eux », même si leurs difficultés de vie ont souvent des conséquences pour leur enfant. On est là à l’opposé de la volonté exprimée par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, « d’arracher » le plus tôt possible les enfants « à tous les déterminismes », le premier d’entre eux étant « le déterminisme familial ».

-  ensuite par le souci de maintenir un lien fort, tout au long de la vie, avec les jeunes qui sont passés par les Apprentis d’Auteuil. En 2013, plus de 2000 anciens ont bénéficié d’un soutien de la Fondation.

Au cours de ses presque vingt années à la tête des Apprentis d’Auteuil, François Content a acquis une connaissance exceptionnelle de ces pauvres parmi les pauvres que sont les enfants qui grandissent dans des familles fragilisées, monoparentales ou dont la vie de couple est « à durée limitée ».
Dans le cadre de notre thème de réflexion de cette année, et en lien avec celui que nous avons consacré il y a trois ans à la famille, il s’imposait que nous lui demandions les leçons qu’il tire d’une expérience unique.

François Content :

1. Présentation de la Fondation

Tout d’abord, je ne suis ni un sociologue ni un docteur en sciences de l’éducation.

Je me situe, en tant qu’opérateur, observateur et praticien. Ce que je veux partager ce soir avec vous, c’est essentiellement ce que je vois, constate, observe dans l’exercice de mes fonctions.

Au lieu d’être dans une désespérance continue – car il vrai que beaucoup de situations sont très douloureuses, – je souhaite partager quelques expériences que nous avons tentées à Apprentis d’Auteuil. Elles montrent que, finalement, tout n’est pas totalement perdu pour ces jeunes et ces familles que nous accueillont.

Le statut d’Apprentis d’Auteuil

A l’image des politiques, je me situerai dans le « ni… ni ». Nous ne sommes ni une administration ni une société commerciale.

Que sommes-nous ? Nous sommes une entreprise au sens noble du terme, c’est-à-dire qui supporte un projet, fort, et avec l’ambition de le mener à son terme. Nous ne sommes ni au service des usagers, ni au service de la rémunération des associés. Notre action se fonde sur le bien-être de ceux dont nous avons la mission d’accueillir, de « servir ».

Nous ne sommes ni une œuvre charitable, strictement d’Église, ni un opérateur qui prolongerait la mission publique. Notre identité repose sur le fait que nous sommes une œuvre d’inspiration catholique au service de missions publiques. Du fait de notre identité, notre positionnement est toujours extrêmement délicat. La Fondation d’Auteuil est donc un lieu – et c’est une espèce de gageure permanente – dans lequel le divorce entre l’Église et l’État n’a pas encore eu lieu.

Son projet

Nous accueillons les jeunes avec beaucoup de professionnalisme puisque nous en assurons la formation, l’éducation et l’insertion. Mais surtout , nous avons la volonté d’agir avec charité, et donc avec amour. L’amour étant une vertu d’éternité, nous avons un engagement de fidélité à vie pour ceux que nous avons accueillis. Cette volonté se retrouve dans les statuts de la Fondation puisque son article premier stipule que nous avons un engagement de fidélité à vie pour ceux que nous avons accueillis.

En méditant ce sujet, nous avons compris que cet engagement à vie et pour l’éternité nous conduit même à une fidélité dans la mort. C’est pourquoi, pour manifester cette intention de fidélité, nous consacrons nos anciens décédés à l’OEuvre perpétuelle de Montligeon, dédiées aux âmes du Purgatoire.

2. Des expériences qui interrogent… et qui mettent en mouvement

Tout d’abord, quelques expériences personnelles qui m’ont extrêmement frappé et qui ont irrigué mes actions au sein d’Apprentis d’Auteuil.
La première histoire se déroule dans l’un de nos établissement qui accueille les enfants, petits, à partir de 4-5 ans. Un petit garçon ne cessait de poser ses mains sur le poêle. Il se brûlait en permanence. Son attitude était incompréhensible pour ses éducateurs, jusqu’au jour où il nous a expliqué qu’il voyait son père saisir les mains de sa maman et les coller sur le fourneau. Cette situation s’acheva par un drame où cet homme tua sa femme, avec un fusil de chassse, sous les yeux de son enfant.

Après un tel récit, je me disais que l’enfant devait détester son père et souhaiter ne plus avoir aucune relation avec lui. Or tous les vendredis, il nous demandait d’écrire une carte à son papa incarcéré à la prison de Fleury-Mérogis.
Cette rencontre m’a profondément frappé ! Le lien d’amour d’un enfant avec ses parents est d’une puissance qu’on ne peut pas imaginer. Et on ne peut pas juger à l’avance.

Autrefois, Apprentis d’Auteuil s’appelait « Orphelins Apprentis d’Auteuil ». Le terme d’orphelin était très ambigü. Car en dehors des guerres, des épidémies et de quelques cas isolés, nous nous occupons d’enfants dont les parents, temporairement ou durablement, ne sont pas en capacité de les élever. Ces enfants sont à l’image de Cosette… La mère de Cosette la laisse car elle n’est plus en capacité de l’élever et de la faire élever. Mais la petite Cosette n’est pas pour autant orpheline !

Avec l’appelation « orphelins », notre projet pédagogique tendait à dire : « nous oublions ton histoire. Tu arrives chez nous et nous te donnons une famille de substitution ». Le terme d’orphelin orientait notre projet éducatif.

Or, 80% des enfants que nous avons accueillis, quel que soit la lourdeur de leur passé, rejoignent leur famille à leur majorité, quand le placement prend fin.

La deuxième histoire. Dans un de nos établissements, une jeune maman de 13 ans et demi, placée, avait décidé de garder son bébé. Je lui ai demandé de voir son bébé.

Or cette jeune maman avait déjà maltraité son enfant. Il lui avait été retiré et confié à une aide familiale. Nous avions obtenu qu’elle puisse, tous les vendredis, en présence de l’assistante maternelle et sous notre surveillance, recevoir son bébé afin de préserver les liens.

Quand elle m’a présenté son bébé, je me suis rendu compte que cet enfant était autiste. Quel drame ! J’étais scandalisé. Après une enfance difficile, elle était à nouveau confrontée à une histoire lourde. J’étais dans le jugement.

Ce genre de situation m’a conduit à m’interroger sur le travail autour de la parentalité : il est nécessaire de protéger l’enfant, d’ éviter les sévices, voire le mettre à distance. Mais en même temps, il est impératif de préserver les liens parent/ enfant.

Dernière histoire. Nous avions organisé un rassemblement à Lille un certain nombre d’entre nous pour placer nos apprentis en stage ou leur rechercher des opportunités d’emploi. A cette occasion, nous faisions témoigner des anciens.

Arrive l’un d’entre eux, beau gars, avec une femme ravissante, trois beaux petits. Je me suis félicité intérieurement : « Bon sang, nous avons fait du bon travail ! ». Le jeune papa monte sur l’estrade . Il commence son discours et fond en larmes. Il était encore profondément blessé de ce qu’il avait vécu dans sa jeunesse.

Et je me suis demandé : comment faire pour essayer de soigner ces blessures, comment permettre une guérison intérieure ? La formation interne et le diplôme ne suffisent pas. Comment lui permettre de surmonter le mal ? Comment prendre en compte l’impact des traumatismes ?

3. L’observatoire des familles : constats et paradoxes

Historiquement, nous venions sutout en aide à des familles confrontées à de lourdes difficultés économiques. Or, aujourd’hui, l’éclatement de la cellule familiale et des modèles familiaux nous conduit à repenser nos modes d’actions. Et toute famille peut avoir besoin de recourir à nous pour faire face à des problèmes de drogue, fugue, phobie scolaire…

Très rapidement, j’ai ressenti la nécessité de créer un Observatoire des familles, afin de connaître leurs demandes, leurs besoins. Nous avons donc mis en place un numéro vert, Ecoute info famille, où toute famille en difficulté d’éducation, quel que soit son problème, peut appeler. Nous pouvons ainsi mieux cerner les questions et les demandes des parents.

L’Observatoire est un outil scientifique où nous listons les profils et les attentes des jeunes et des familles que nous accompagnons. Nous les situons par rapport à un panel de la population française et mettons en évidence les points communs, les distorsions, les différences entre ces populations.

Nous avons demandé, au travers de l’Observatoire, comment ces jeunes se projettent dans l’avenir.

➢ La famille comme clé du bonheur

Pour la moitié des jeunes d’Apprentis d’Auteuil, le plus important dans la vie demeure la famille. Ce résultat est frappant quel que soit l’histoire du jeune. J’ai le souvenir d’une petite fille violée par son père. Nous lui demandons : « Quel est ton rêve ? » Elle nous répond : « Retrouver la maison avec papa et maman, mes deux frères et que les choses se passent doucement ».

Nous constatons donc un attachement massif des jeunes à la famille, perçue comme un refuge, un lieu de protection et de sécurité.

La famille est aussi vécue comme un lieu de gratification affective, alors que les autres relations sociales sont souvent vécues sur le mode de l’indifférence.

Mais la réalité en est souvent bien loin. Nous constatons une forte instabilité des couples (30 à 50 % des enfants que nous accueillons ont des parents divorcés). 30 à 50 % des jeunes placés dans le cadre de la protection sociale n’ont jamais connu leur père. Il a disparu, dès la conception, ou bien il s’est séparé de la mère pendant la grossesse ou encore il est parti alors que l’enfant était très jeune. Pour beaucoup d’entre eux, c’est une souffrance terrible que de ne pas avoir été reconnu par son père. C’est à vif. C’est pourquoi quand nous accompagons des jeunes femmes qui veulent garder leur bébé, nous mettons tout en œuvre pour que le père puisse reconnaître l’enfant.

Nous rencontrons aussi beaucoup de familles extrêmement vulnérables sur le plan économique. Nous sommes, par exemple, implantés dans les Ardennes. C’est la troisième génération de chômeurs que nous y accompagnons ! Certaines familles vivent des situations économiques dramatiques qui les contraignent à vivre d’expédients.

Ces jeunes manquent évidemment d’une vision d’avenir : comment se projeter alors que toutes les usines disparaissent et que l’environnement est marqué par un chômage omniprésent ? Comment se construire quand le cadre de vie se résume à un logement précaire ?

➢ La famille comme un lieu de repères éducatifs et de construction sociale

Quand on interroge les jeunes ou leur famille, les interviewés nous présentent la famille comme « un lieu où l’on se sent en confiance » (pour 7 jeunes sur 10). Pour les deux tiers d’entre eux, « la famille est un lieu de communication et d’échanges ».

La réalité est évidemment complètement différente : les familles que nous accompagnons sont en difficulté sur le plan éducatif. Nous rencontrons des mamans terrorisées par leurs enfants, parce qu’ils les battent, parce qu’ils les volent, parce qu’ils se drogent. Des mères de familles viennent nous dire : « Protégez-moi ! »

Certains parents sont vraiment en très graves difficultés dans leur acte éducatif. Peut-être parce que la confrontation avec le monde est de plus en plus complexe est diffficile ?

Le Maire de Chanteloup-les-Vignes nous avait demandé de mettre en place un système qui accueillerait des jeunes en décrochage scolaire. Un jeune « décrocheur » est venu frapper à notre porte. Il avait plus de 16 ans, sa scolarité n’était donc plus obligatoire . Il n’avait aucune possibilité de stage ou de formation. Sa mère travaillait en horaires décalés. La situation paraissait sans espoir.

Nouer une relation dans ce type de situation est toujours très délicat : il faut autant de temps avant de rétablir le contact que de mois passés dans la rue ! Peu à peu, le jeune s’est senti en confiance et il nous a avoué qu’il avait des difficultés de lecture, et qu’il ne savait pas vraiment compter. Il a fallu remettre ce garçon à niveau, l’aider à définir son projet professionnel et petit à petit lui permettre de choisir un type d’orientation.

Il était impossible à cette mère toute seule de faire tout ce travail. Et nous, c’est fort du crédit de confiance qu’a notre Institution que nous avons pu lui obtenir d’accéder à quelques établissements pour qu’il puisse s’y inscrire.

J’ai été témoin de scène inimagineable ! La maman d’un enfant de 13 ans rencontre son fils placé à Apprentis d’Auteuil par décision du juge. En quittant son fils, la mère l’embrasse sur la bouche, en lui pinçant les fesses.
Ce genre de situation est très dérangeant et questionnant : la conscience morale semble complètement perdue. Le rapport à l’autorité et l’adulte est malmené, il y a confusion des repères.

Malgré ces réalités difficile, le rêve des jeunes reste celui d’une famille vécu comme un lieu de construction . Quelle distance par rapport à la réalité à laquelle certains enfants sont confrontés !

➢ Une conception élargie de la famille

Les jeunes rêvent d’une famille élargie qui inclue les grands-parents, les cousins, les amis avec des relations familiales évidemment plus complexes. Et en réalité, on a des familles extrêmement fragilisées.

Je n’avais jamais imaginé la violence de certaines situations. Une maman m’a confié : « Le jour où mes deux filles ont été placées dans une famille d’accueil, j’ai perdu tous mes amis ». Ce placement l’a totalement isolée, y compris de sa propre famille. La décision administrative et/ou judiciaire d’un placement est souvent vécue comme une honte.

Les liens sociaux sont fragiles. Beaucoup de mères sont seules, très isolées. Elles sont les premières victimes de la pauvreté et certaines vivent des situations extrêmement difficiles.

4. Un monde déboussolé dans la réalité de la vie… en quête de repères

Mon propos s’appuie sur un ouvrage que je vous recommande : L’homme de sable, de Catherine Ternynck, docteur en psychologie et psychanalyste. J’emprunte même dans ce propos certains de ses termes. Cet auteur relève notamment que « dans le fond, nous sommes placés dans une espèce de phénomène de déconstruction, auquel nous participons nous-même ».

➢ La déconstruction de l’identité

Comment être homme, femme, père, mère ? Aujourd’hui, la société nous pousse à croire nous sommes invités à choisir notre identité. Ce qui est très frappant, c’est que ces doutes identitaires pénètrent l’esprit de tous les jeunes, y compris nos enfants comme ceux que nous accueillons. Vous pouvez imaginer les conséquences de telles interrogations sur des enfants en difficultés.

➢ La déconstruction du rapport au réel

Pour certains jeunes, l’espace virtuel peut constituer un évitement du réel. Le rapport au réel se dégrade et les jeunes évitent les relations interpersonnelles. Beaucoup de maladresses naissent de cette fuite de relations.

Le virtuel est devenu, au même titre que la pornographie, une addiction. Et comme toute addiction, elle nécessite d’être prise en charge.

➢ La déconstruction du positionnement dans la relation

Tout devient suspect aujourd’hui. Une amitié masculine ( ou féminine) interroge. Si un garçon a un ami garçon, la question de l’homosexualité se pose tout de suite. Et pourtant, ces relations d’amitié sont indispensables à la construction. Elles permettent le partage, le questionnement
Les relations entre jeunes sont aussi victimes de l’hypersexualisation ambiante. La bonne distance est difficile à préserver.

➢ La déconstruction du rapport au temps

Nous sommes victimes de la culture de l’immédiateté, du règne du court terme. La prise de recul devant l’évènement devient difficile. Le silence fait peur. L’homme est occupé par l’immédiat qui le dévore à la hâte. Ce rapport au temps lui fait oublier l’essentiel.

En conclusion, ni la société, ni la politique, ni la culture sociale n’aident les jeunes et les familles à rapprocher leurs rêves de la réalité. Cette distorsion crée une dépression collective et détruit tout espoir.

5. Quelques repères grâce aux textes de l’Eglise
Je vous propose de retracer notre cheminement au sein de la Fondation d’Auteuil. En tant que chrétiens, nous n’avons pas le droit de rester dans la désespérance.

Nous avons fait souvent une expérience assez étonnante : soit nous étions en avance sur le magistère de l’Église, soit nos réalisations étaient confirmées par les textes ecclésiaux. Comme s’il y avait un va et vient entre ce nous vivons et l’enseignement de l’Eglise.

➢ Le Concile Vatican II (1961-1965)

En relisant les actes de Vatican II, une phrase sur l’éducation m’a étonné. Il est dit d’une manière extrêmement claire : « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, ils doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs. »

Cette phrase, qui date de 1965, est très dérangeante pour le directeur de l’œuvre « Orphelin Apprentis d’Auteuil” ! En maintenant le terme « Orphelins », alors que nous n’avions plus que très peu d’orphelins dans nos maisons, n’était-ce pas une manière de justifier le fait que les parents étaient exclus de l’éducation des jeunes qui nous étaient confiés ?

➢ Exhortation apostolique Familiaris Consortio – Jean-Paul II (1981)

L’Exhortation apostolique Familiaris Consortio rappelle que « l’Église et l’État ont le devoir d’apporter aux familles l’assistance nécessaire afin qu’elles puissent exercer comme il convient leurs tâches éducatives ». Et qu’« en vertu de ce principe l’État ne peut pas et ne doit pas enlever aux familles les tâches qu’elles peuvent fort bien accomplir seules ou en s’associant librement à d’autres familles ; mais il doit au contraire favoriser et susciter le plus possible les initiatives responsables des familles. »

Toutes ces recommandations de Jean-Paul II ont profondément interrogé nos pratiques et nous ont conduits à modifier certaines d’entres elles.

➢ Lettre du Pape Jean-Paul II aux familles (1994)

« Quand la famille manque, il se crée dans la personne qui vient au monde une carence préoccupante et douloureuse, qui pèsera par la suite sur toute sa vie. » Ce que nous avions pressenti par l’expérience, le Magistère le confirmait.

Pour un enfant, personne n’a le droit de juger ses parents. Je me souviens de mes premiers temps au sein de la Fondation d’Auteuil : un enfant est placé dans un foyer. Toute la semaine, l’éducateur veille à ce qu’il prenne de bonnes habitudes : qu’il fasse sa toilette, qu’il prenne des repas, qu’il aille en classe, que son travail scolaire soit fait… Une tache ingrate et très exigeante, parfois très dure, car l’enfant lui répond fréquemment : « Tu n’es pas mon père, tu me fiches la paix ! »

Le garçon part en week-end avec son linge propre et repassé… Et le dimanche soir, il nous revient négligé, ses affaires perdues, il a pris un seul repas en famille et n’a pas dormi toutes les nuits. Que pense l’éducateur ? «

Mais qu’est-ce que c’est que cette famille ! » La tentation de juger et de porter un discrédit sur les familles est très forte ! Le professionnel a le sentiment que son travail éducatif est mis à mal, il peut être tenté de prendre de la distance par rapport aux parents, d’éloigner l’enfant de sa famille. Mais il ne s’agit que de mauvaises solutions !

➢ Message du Pape François dans la perspective de la 49e Journée Mondiale des communications sociales (2015)

La famille est le « lieu où l’on apprend à vivre ensemble dans la différence ». Les membres d’une famille s’aiment malgré leurs limites et leurs péchés, la famile devient une école de pardon.

6. Quelques éléments de réponse d’Apprentis d’Auteuil

La Fondation n’est pas étrangère à la société. Elle s’inscrit dans son temps et ses pratiques rejoignent celles des autres institutions.
Pendant longtemps, l’orphelinat était le modèle d’éducation. L’institution s’emparait du jeune. L’enfant était coupé de de sa famille, de son histoire, de son passé. Il y avait substitution : l’institution prenait la place de la famille.

➢ De la substitution à la suppléance et de la suppléance à la co-éducation : associer les familles.

La suppléance consiste à constater tous les manquements de la famille dans son éducation, l’institution y pallie en apportant au jeune tout ce que les parents n’ont pas été capables de lui apporter. Si vous observez les lois sociales, elles sont souvent construites autour du principe de suppléance.

Puis est venu le temps de la co-éducation. Si tous les textes en parlent, la co-éducation est peu mise en pratique. Nous avons essayé au sein d’Apprentis d’Auteuil de la mettre en œuvre, non pas comme une théorie mais au travers de cas concrets

Comme cette femme qui a fait un casse dans une banque. Elle a été condamnée à treize ans de prison. Trois de ses enfants ont été placés dans des maisons d’enfant. Cette maman n’avait pas démérité dans sa fonction maternelle. A sa sortie de prison, il fallait l’aider à renouer le lien avec ses enfants. Nous avons proposé au Conseil Général du Bas-Rhin de l’accueillir dans un appartement et d’organiser une rencontre avec ses trois enfants. Une après-midi, puis un journée, puis un week-end, puis des petites vacances.

Ce genre d’action redonne de la dignité aux parents. Ils nous le disent : « C’est du bonheur ! ». Ils nous confient leur souffrance d’avoir été trop souvent dépossédés de leurs enfants et nous, très simplement nous les aidons à se reconstruire en tant que parents.

Certains vivent aussi dans des conditions économiques extrêmement difficiles : ils ont un travail très précaire, logent dans une chambre de bonne avec leurs 4 ou 5 enfants où il leur est impossible d’héberger leur famille. Nous mettons tout en œuvre pour les aider à vivre une vie de famille. Et c’est possible !

Nous avons réussi à mener à bien des projets très novateurs avec le Conseil Général du Bas-Rhin et nous avons invité d’autres présidents des conseils généraux voisins pour les convaincre : « Venez, voyez ».

Nous constatons que ces parents fragilisés, avec qui nous avons noué une relation de confiance ont pu retrouver leur dignité. Nous sommes témoins qu’ils deviennent acteurs de leur vie : il s’engagent dans un chemin de changement et de conversion !

➢ Oser dire la famille : reconnaître la famille comme un bénéficiaire à part entière.

J’aimerais partager avec vous quelques actions mises en œuvre

Je vous ai parlé du numéro vert « Écoute infos familles ». Ce service traite de plus de 3 000 situations par an. Beaucoup d’appels concernent des situations d’ urgence ! Les parents, les grands-parents nous confient « Ça ne va pas, on vit un drame ».

Nous avons formé des écoutants pour qu’ils soient en capacité de traiter les demandes . Nous avons également tissé un réseau d’une centaine de partenaires pour venir en aide aux personnes qui nous appellent. Les conseils que nous donnons sont de qualité et ce service est digne de confiance.

Nous avons aussi senti la nécessité de proposer aux enfants que nous accueillons une éducation à la vie. Ce sujet est difficile à aborder : beaucoup d’adultes sont mal à l’aise pour discuter des questions liées à l’affectivité, des sentiments, du corps, et même de sexualité. Les parents peuvent aussi être gênés d’aborder ces sujets.

Quand nous avons voulu mettre en place une éducation sexuelle et affective avec des jeunes, nous nous sommes rendus compte que l’urgence était de former nos collaborateurs. Pour les inciter à se former, , nous leur avons même octroyé une prime d’exercice volontaire.

Notre volonté est que tout jeune accueilli à Apprentis d’Auteuil puisse bénéficier de temps de développement humain et sprituel. Cette formation est destinée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine ( 65 nationalités se cotoient au sein de la Fondation) et leur appartenance religieuse (60 % jeunes sont d’origine catholiques, d’autres sont musulmans ou encore agnostiques) Ce parcours est proposé à tous. Et un cheminement spécifique est offert aux jeunes chrétiens.

Nous avons mis également en œuvre des démarches de médiation. Elle concerne tout le monde, adultes comme jeunes. Les médiateurs agissent lors de conflits dans une classe. Ce sont les adversaires qui choisissent leur médiateur. A eux de décider si ce sera un jeune ou un adulte, mais dans tous les cas cette personne aura été formée à la médiation

Je me souviens d’une maman rencontrée en Savoie : elle ne voulait plus parler à son fils, qui ne ne voulait plus parler à sa mère. La relation était définitivement rompue ! Nous avons fait intervenir un médiateur externe. En six mois la situation s’est rétablie et le placement n’a plus été nécessaire. La médiation peut avoir des résultats absolument fantastiques !

➢ Faire redécouvrir le pouvoir d’agir : résilience des jeunes et pouvoir d‘agir des familles

On parle beaucoup de résilience des jeunes et du pouvoir d’agir des familles. Il ne s’agit pas d’une option : le pouvoir d’agir des familles est inscrit dans la loi. Mais sa mise en œuvre est plus compliquée.

Cette démarche du pouvoir d’agir des familles s’inscrit dans la continuité de l’appel de l’Eglise de France « Diaconia 2013 » dont l’objectif était d’appeler les communautés à vivre davantage, dans la réciprocité, la fraternité et l’espérance avec les personnes en situation de fragilité, proches ou lointaines. Apprentis d’Auteuil est au début de cette dynamique, mais cela devrait nous transformer profondément.

Nous sommes appelés à transformer nos postures professionnelles : vis-à-vis du jeune ou de sa famille, nous ne sommes plus les « sachants », mais nous répondons à une autre personne. Notre choix ne s’impose plus, mais la solution proposée est le fruit d’une analyse de situation, au cours de laquelle nous aurons pris le temps de l’écoute.

Nous avons par exemple le « Café des familles ». Nous y invitons des familles autour d’un café et de petits gâteaux. Une personne est venue, puis deux, puis… C’est toujours très lent de faire venir les parents. La peur, la honte les maintiennent dans leur isolement…Peu à peu, le bouche à l’oreille fonctionne, le groupe de parents se constitue.

Le temps est sympathique, la confiance grandit. Et les parents commencent à se confier, à nous interroger. Comme par exemple : « J’ai deux filles placées chez vous. Vous leur faites faire, à toutes les deux, du cheval. Je sais qu’elles aiment beaucoup çà mais moi, je n’ai pas les moyens qu’elles continuent ». Ce genre de réaction est loin d’être anecdotique . Au contaire, ces échanges nous permettent d’asssocier les parents aau choix éducatifs des enfants.

Le volet délicat de cette démarche est d’y associer les collaborateurs et de changer leur regard sur les familles. Jusqu’à maintenant, les familles étaient très souvent considérés comme incapables, voire dangereuses. C’est un aspect de la réalité : les parents peuvent être violents, malsains et à l’origine d’agressions physiques, sexuelles. Mais les parents ne sont pas tous nuisibles et travailler avec eux est une obligation

Ce changement de posture a également des conséquences sur notre fonctionnement managérial. Nous devons convaincre tout le personnel et toute la hiérarchie : prendre en compte la parole de l’autre signifie aussi qu’un éducateur face à un jeune doit avoir des marges de manœuvre pour lui répondre.

Dans une institution comme la nôtre, la transformation du management est extrêmement complexe et lente. Il faut convaincre, faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle marotte du directeur général. Mais peu à peu, les changements s’opèrent et il n’est plus possible de faire marche arrière !

Autour de la résilience des jeunes, nous pratiquons “la pédagogie institutionnelle” : il s’agit d’amener l’enfant à percevoir l’école comme un endroit de repères, de sécurité, de vie. L’élève est invité à prendre en charge progressivement sa vie d’écolier . Le goût d’apprendre renaît à travers l’ engagement et les initiatives…

Cela ne s’improvise pas. Nous avons lancé cette dynamique dans une école , il nous a fallu quatre ans de formation pour y arriver. Au travers cette expérience, les enfants saissisent la vie, les règles, appennent le respect… Leur transformation est visible et profonde.

Ces changements s’affontent dans un premier temps aux résistances des enseignants mais nous sommes tous convaincus qu’ à une époque où l’école est trop souvent en échec, il est impératif d’inventer de nouvelles approches.

Les familles les plus démunies ont quelque chose à partager.
C’est ce que nous avons découvert en créant des Maisons des famille. Ce projet inité par la Fondation regroupe d’autres partenaires comme le Secours catholique.

Pour chaque maison créée, il nous faut trouver un financement. Nous invitons des mécènes à venir assister à des temps de réunion des parents originaires des cités. A priori ce sont deux mondes qui n’ont rien en commun

Ce jour là, parmi les parents, il y avait un patron de petite entreprise. Sa présence a surpris les mécènes potentiels. Il s’est expliqué tout simplement : « Rien n’aurait fait que je parle au nom des autres parents. Je vis bien, mais j’ai un problème avec ma fille. Cela ne va pas du tout. J’ai consulté psychiatres, psychologues, rien n’y fait. Mon couple était au bord de la catastrophe.

Ici, on partage J’ai trouvé la solution. Compte tenu de ma formation, j’étais supérieur aux parents qui m’entourent sur le plan économique, sur le plan de l’éducation. Mais, j’étais en difficulté, comme eux dans ma vie familiale.
J’étais sur le même pied qu’eux et j’avais besoin d’aide ».

Ces partages inter-familiaux sont extraordinaires : le groupe permet une analyse très riche et constructive des situations.

Conclusion : qu’est-ce qu’on gagne en se transformant ?

Nous sommes tous gagnants :
Les parents retrouvent l’estime d’eux-mêmes, ils deviennent acteurs de leur vie. La relation parents- enfants s’améliore.

Le contribuable y gagne : les nouvelles formes d’interventions sont beaucoup moins coûteuses. Parce que quand vous dites : « je prends l’enfant, je le mets en internat et la famille on n’en parle plus », on passe son temps à se bagarrer avec les parents parce qu’on n’a pas échangé avec eux sur le projet éducatif. Et la structure coûte très cher en raison des 35h et des conditions de sécurité, qui ont majoré les coûts. Les coûts d’internat sont pharaoniques. Personne ne veut le dire publiquement.

Je me souviens de Jack Lang qui avait dit, quand il était ministre de l’Education : « Il faut refaire les internats ». Immédiatement, j’ai pris rendez-vous avec son cabinet. Je lui ai dit : « Nous, l’internat, cela fait cinquante ans qu’on le fait, on est partant ! » « Combien ça coûte ? » « Je lui donne le prix » « On peut en reparler plus tard »…

Les règles changent en permanence. Nous avons par exemple eu l’injonction de doter tous nos bâtiments d’un accès pour les handicapés. Cela coûte une fortune : 40 millions d’euros ! Je ne sais pas où on trouve 40 millions… Et les collectivités locales ne nous donnent pas de réponse sur leur engagement.

Les nouveaux modes de prise en charge sont moins coûteux. Nous allons jusqu’à l’action éducative en milieu ouvert, où nous rencontrons les familles chez elles.

Nous proposons aussi de l’internat alternatif : la prise en charge est courte durée : deux jours de respiration, des petites vacances, quand les tensions sont trop fortes au sein de la famille. L’internat classique continue à exister quand il faut protéger l’enfant.

A cela s’ajoute le suivi à l’age adulte. Certains des auteurs d’attentats récents sont issus de la protection de l’enfance. Ils ont été pris en charge par l’Etat jusqu’à 18 ans, voire 21 ans, et puis tout s’est arrêté.. Cependant, si le jeune adulte ne veut pas rester en lien avec nous, nous ne pouvons rien faire.

Qu’est-ce que cela engage du point de vue des professionnels ?

Nous sommes appelés à des changements de posture considérables : le travail de nos 2 000 éducateurs va profondément évoluer.

Jusqu’à maintenant, un éducateur travaillait dans une unité de vie où les jeunes étaient totalement pris en charge. Désormais, l’éducateur prend sa voiture et se rend dans les familles rencontrer le jeune. La compétence reste la même, mais le travail a considérablement changé.

Les enseignants sont appelés à se concentrer sur les jeunes déscolarisés ou en très grande difficulté. Il va falloir rénover tout les enseignements.

Les enseignants qui ont accepté la transformation sont très satisfaits. Pour rien au monde, ils reviendraient en arrière. Ils sont passionnés, même si cela peut être difficile.

Nous n’avons pas la prétention de traiter tous les problèmes de la société française. Nous nous occupons de 23 000 jeunes sur 2 millions. C’est une goutte d’eau. Environ 160 000 sont en danger, chaque année. Et 140 000 sortent du système scolaire sans diplôme.

Nous procédons par essais, nous cherchons de nouvelles voies, nous innovons. Cela est possible car nous avons presque autant de fonds privés que de financements publics.

Pour conclure, notre mission est d’aider les familles et de redonner une perspective d’avenir aux jeunes. C’est notre mot d’ordre : la confiance peut sauver l’avenir ! Ce n’est pas simplement la marque d’Apprentis d’Auteuil , c’est une dynamique qui peut entrainer des partenaires comme l’Oréal , ou la SNCF. Chaque fois qu’on retisse du lien, ça marche !

Échange de vues

Jean-Luc Bour : Dans votre exposé vous avez dit deux choses qui entraînent un écartèlement pour vous.

La première, c’est le besoin de proximité et la deuxième, c’est le besoin de se mettre à des normes ce qui entraîne forcément une concentration, une centralisation pour diminuer les coûts.

Est-ce que vous avez une taille maximum ou optimum d’établissement au-delà de laquelle vous ne voulez pas aller pour ne pas perdre la proximité, mais en-deçà de laquelle vous ne pouvez pas être pour des questions d’équilibre de coûts ?

François Content : Nous sommes effectivement en permanence en tension entre la nécessité d’une vie collective et l’écoute des besoins personnels de chaque enfant. Si le jeune n’a pas besoin de la scolarité que je lui propose, il faut que j’accepte de ne pas l’inscrire dans mon établissement, avec le risque de ne pas avoir suffisamment d’élèves dans la classe et donc de perdre des heures d’enseignement. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place une organisation avec une optimisation des charges dont l’élément régulateur est le parcours personnalisé du jeune.

Ce parcours comprend un processus d’admission, dans lequel est impliqué un comité d’enseignants, de pédagogues, de psychologues… Le jeune est accueilli avec sa famille, le travailleur social si besoin, et un « contrat d’accueil » est signé par toutes les parties prenantes (le jeune, les parents, le travailleur social, le juge, etc.).

En résumé, la régulation du collectif se fait par ce parcours personnalisé du jeune. En réalité, nous faisons du travail à façon, ce qui rend difficile l’équilibre économique de notre activité.

Anne Duthilleul : J’avais une question à vous poser sur les jeunes adultes qui partent parce qu’ils ont 18 ans. Vous disiez que c’est une très grande difficulté parce qu’ils n’ont plus du tout d’obligation pour leur suivi.

Alors comment est-ce que vous assurez ce suivi ?

J’ai compris dans votre exposé que c’était une des conditions très importante du succès durable de votre Fondation, de savoir ce que deviennent les jeunes qui vous quittent.

François Content : Nous sommes assez unique car nous agissons et dans le domaine de la protection de l’enfance, nous avons plus de 3 000 jeunes placés par des juges ou des travailleurs sociaux et dans le domaine scolaire et de la formation où nous avons prés 20 000 jeunes placés par les familles.

Pour le suivi, le champ de la protection de l’enfance est le plus compliqué. Si le jeune dépend de la protection de l’enfance, il est « géré » par le conseil général.

Il y a quelques années, il existait une certaine générosité. Les conseils généraux prolongeaient leurs actions par le biais de “contrats de jeunes majeurs”. Cela permettait au jeune d’achever sa formation et nous pouvions l’accompagner jusqu’à l’emploi. Mais en raison des restrictions budgétaires, ces contrats ont été supprimés _ sans nous le dire. Nous avons ainsi perdu 300 enfants.

Il a fallu trouver des solutions. Nous nous sommes tournés vers des fondations qui nous nous ont financé des bourses d’étude, etc.

En ce qui concerne les enfants placés par leur famille, c’est différent. Nous les soutenons jusqu’à la fin de leurs études. Certains nous disent : « J’ai été accueilli ici, sinon j’allais directement en prison. C’est ma dernière chance et je ne veux pas la perdre ».

Jean-Marie Schmitz : Il y a une chose tout à fait étonnante dans ce que vous nous avez exposé c’est que votre travail concerne presqu’autant les familles que les enfants dont vous vous occupez.

J’aurais deux questions à vous poser.

La première : est-ce que les familles, en particulier celles dont les enfants vont chez vous suite à une décision de justice qu’elles n’ont pas cherchée ou souhaitée, coopèrent et collaborent avec vous ?

Une deuxième question : c’est peut-être le réflexe de l’homme d’entreprise pour juger de l’efficacité de ce que vous faites, quelle est la proportion des jeunes qui passent chez vous dont vous vous dites : en nous quittant ils sont à peu près sortis d’affaire ?

François Content : C’est désormais assez compliqué. Autrefois, le jeune était placé chez nous durant dix à onze ans. Il arrivait petit, restait toute sa scolarité et nous le placions. Cela, je savais l’évaluer.

Aujourd’hui, vous pourriez être étonné sur le chiffre que je vous avance : 23 000 jeunes pris en charge et non plus 12 000, comme nous le disions jusqu’à présent. Pourquoi ? Ce n’est pas du tout par enflure, c’est que la donne a complètement changée.

Les 23 000, c’est le flux de jeunes qui sont passés chez nous dans l’année. Les durées de placement qui ne cessent de baisser. Cela s’explique essentiellement par les restrictions budgétaires des Conseils généraux.

Pour autant, nous essayons d’avoir quelques indicateurs pour mesurer la portée de notre travail. Nous suivons par exemple les résultats aux examens. Nous sommes assez fier de constater qu’avec des jeunes en grande difficulté, nous arrivons à des résultats supérieurs à ceux de l’Education nationale pour la réussite aux examens. L’Education nationale nous consulte d’ailleurs chaque fois qu’il y a un projet sur les codes de réussite, le seuil des compétences, etc.

Sur l’insertion, il est plus difficile d’estimer notre réussite. Nous venons de lancer une enquête pour suivre sur trois ans les jeunes sortant d’Apprentis d’Auteuil. Cela devrait nous permettre de mesurer précisément l’impact social de notre travail à l’avenir.

Le suivi des familles est aussi délicat. Nous espérons qu’en travaillant davantage avec elles, nous les mettions en confiance pour qu’elle maintiennent l’échange avec nous.

Par exemple, nous insistons sur le travail avec les parents des tout-petits : nous avons désormais plus de 1 000 bébés dans nos crèches. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait 20 000 enfants dans la rue en métropole. Dans la plupart des cas, ce sont des mamans seules qui n’ont pas de travail, pas de logement, pas de solution de garde.

Nous avons ouvert les crèches sociales, qui accueillent prioritairement des enfants de mamans en grandes difficultés, à la seule condition qu’elles acceptent des formation en matière d’actes éducatifs, premiers soins à l’enfant, etc. Le but est de faire le point avec elles, de tisser une relation de confiance qui les conduira à faire appel à nous rapidement en cas de difficulté.

Nous avons aussi créé des foyers mère-enfant qui permettent de trouver un logement, une solution de garde, un travail. Ces prises en charges sont très efficaces, mais pour le moment, c’est assez empirique. Je ne peux pas vous donner des chiffres.

Marie-Joëlle Guillaume : une question, puis une remarque.

La question : tout à l’heure vous avez beaucoup insisté sur le fait que les enfants, même dans une vie très cabossée, voyaient la famille comme le lieu idéal de construction, etc. Or en vous écoutant, je me suis demandé : d’où tiennent-ils cela ? Est-ce par une sorte d’instinct, de chose naturelle ?
Est-ce parce qu’ils voient l’exemple d’équilibre donné par leurs éducateurs ou d’autres familles autour d’eux ? C’est quand même curieux.

La remarque : j’ai été très frappée par deux exemples que vous avez cités : la jeune maman prisonnière, et le papa très ému qu’on lui demande son avis pour l’orientation de son enfant. Cela m’a frappée, car lorsque nous réfléchissons et travaillons sur la famille – notamment dans notre Académie -, nous avons coutume d’insister sur l’importance de la famille pour l’enfant. Vous l’avez encore redit ce soir, et c’est tout à fait normal.

Mais on ne voit peut-être pas à quel point la famille est importante pour les parents. Or vos exemples montrent que, d’une certaine façon, vous arrivez à rendre l’estime de soi à un parent à travers l’exercice de son rôle de parent. C’est très remarquable. Je trouve qu’il faut insister là-dessus, finalement. C’est vrai pour le père comme pour la mère, mais pour le père c’est particulièrement frappant. Il a besoin de se retrouver lui-même. Or, d’une certaine façon, même s’il est encore en prison, vous le remettez presque dans le circuit normal à travers l’exercice de sa paternité.

François Content : Je vous répondrais que pour moi c’est un mystère. Je n’ai pas la réponse. Mais je me suis dit : « comment fait-on ? Il faut aider ce rêve ». Même si Apprentis d’Auteuil n’est plus une famille de remplacement pour orphelins, cette institution doit porter des valeurs proches de la vie familiale. Cela engage le rapport des personnes entre elles pour que l’enfant nourrisse son rêve.

La Fondation, à ses débuts, c’était des dortoirs, tête-bêche, etc. 200 jeunes, un pauvre pion derrière un rideau. Désormais, c’est une vie dans des petites maisonnées à l’image d’une vie de famille. Ce n’est pas sa famille de remplacement, mais un lieu dans lequel se vivent authentiquement des rapports familiaux de respect, de confiance, de partage. C’est ça qui va pouvoir porter l’enfant et le construire.

Séance du 12 février 2015