Par Didier Sicard, Médecin

Le déni de la mort dans notre société qui confie son salut plus à la médecine qu’à la réflexion spirituelle crée les conditions de son éviction. L’hôpital, lieu le plus fréquent de la fin de vie, n’a pas d’attention particulière à celui qui va mourir. Il délègue à la médecine dite palliative le soin de son accueil. Cette césure curative/palliative assez unique en Europe est source d’angoisse pour les citoyens qui réclament de ne plus être dépossédées de leur mort ! Comment répondre à cette naïveté en termes qui ne soient pas simplement des paroles en surplomb désincarnées ?

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Nicolas Aumonier : C’est un honneur que vous nous faites, Monsieur le Professeur, de revenir dans notre Académie et c’est en même temps une joie de vous accueillir à nouveau à l’AES. Chacun sait ici qui vous êtes. Il n’est donc pas utile de rappeler que vous êtes ancien chef de médecine interne à l’Hôpital Cochin, professeur de médecine à l’université René Descartes, et ancien président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) de 1999 à 2007, que vous avez succédé à Jean Bernard (1983-1991) et à Jean-Pierre Changeux (1992-1999), et que vous en êtes maintenant le président d’honneur, aux côtés de votre ami Jean-Claude Ameisen, actuel président.

Sur le sujet qui nous occupe cette année académique, le 27 janvier 2000, le CCNE rendait un avis controversé, quelques semaines après le début de votre présidence, qui faisait le double éloge et des soins palliatifs dont la mise en œuvre devait « permettre, autant que faire se peut, à chaque individu de se réapproprier sa mort », et de « la liberté d’une personne consciente et libre d’être comprise puis aidée dans une demande exceptionnelle qui est celle de mettre fin à sa vie ». Pour sortir de ce dilemme, le comité proposait alors deux notions : celle d’engagement solidaire et celle d’exception d’euthanasie (Titre 4). La notion d’engagement solidaire, permettant de « faire face ensemble à l’inéluctable », reprenait le vocabulaire compassionnel des soins palliatifs, du respect de la personne, de la solidarité et de la fraternité, mais en le détournant de toute base objective (la vie de la personne), pour le mettre au service d’un désir de mort dont tous les professionnels de l’accompagnement des grands malades et des mourants soulignaient déjà les fluctuations et les contradictions, en montrant que l’expression de ce désir est celle d’un désir de ne plus souffrir, c’est-à-dire d’un désir de vie. Satisfaire ce désir de mort équivalait à la non-assistance à personne en danger, et l’incitation à cette non-assistance pouvait être qualifiée d’incitation au meurtre, fût-il compassionnel. La notion d’exception d’euthanasie venait alors répondre à cette objection. Il ne s’agissait nullement de dépénaliser l’euthanasie, mais seulement de créer une instance particulière, chargée d’examiner s’il y aurait lieu de poursuivre ou non le médecin qui a pratiqué une euthanasie. Cette instance judiciaire exceptionnelle aurait à se prononcer a posteriori, comme aux Pays Bas ou en Belgique, ce qui aurait constitué en pratique au moins deux bons moyens de protection juridique des auteurs d’euthanasie, et non de leurs éventuelles victimes, fussent-elles, avec ambiguïté, consentantes : d’une part, des magistrats d’ « exception » seraient venus expliquer qu’il ne faut pas ici juger ordinairement, mais seulement des mobiles d’un acte fait par compassion ; d’autre part, les médecins, a posteriori, auraient toujours pu dire ce qu’ils voulaient sans véritable crainte d’être démentis. Curieuse instance judiciaire dont la fonction semblait seulement de normaliser l’exception.

Et puis ceux qui sont favorables à l’existence d’une loi autorisant l’euthanasie se sont saisis de plusieurs cas médiatiques, et ont imposé ce débat dans l’opinion puis au Parlement. Une mission d’information parlementaire, présidée par le député-maire d’Antibes Jean Leonetti, a rendu deux fois ses travaux, la loi dite Leonetti du 22 avril 2005 a vu le jour, mais toujours pas de loi autorisant l’euthanasie. La promesse 31 du candidat François Hollande a relancé le débat après son élection. Vous avez été chargé par le Président de la République d’examiner à nouveau cette question et de lui rendre un rapport, ce que vous avez fait le 18 décembre 2012. Ce très beau rapport a été publié à la Documentation française sous le titre : Penser solidairement la fin de vie. Commission de réflexion sur la fin de vie en France. Rapport au Président de la République. Vous y constatez qu’on meurt en France bien plus mal qu’ailleurs, et vous soulignez en même temps l’extrême violence d’une programmation de la mort telle qu’elle peut avoir lieu en Suisse, aux Pays Bas ou en Belgique. Voyez-vous alors une solution pour réconcilier ceux qui sont opposés à toute forme d’euthanasie, et ceux qui y sont favorables, ou bien faut-il trancher, d’un côté ou de l’autre ? Le choix de la mort ? La mort peut-elle jamais être choisie sans risque d’aliénation ?

Didier Sicard : L’avis 63 de 2000 avait été rendu à une période où les soins palliatifs étaient relativement modestes et où l’acharnement dit thérapeutique était très présent dans la société.

Nous avions tenté de sortir de ce dilemme en proposant ce concept qui a été mal interprété, mal reçu et qui, avec le temps, paraît difficilement fondé parce qu’on ne peut pas proposer à la justice un concept d’exception parce qu’on peut toujours avoir une exception à la règle mais on ne peut pas proposer une exception comme une normalité.

Je pense que l’évolution treize ans après cet avis et après ces débats que j’ai mené avec la Commission pendant quatre mois en 2012 au-devant de milliers de Français, débats que j’ai continués pendant l’année 2013 m’a éclairé, a augmenté ma perplexité et surtout m’a montré le caractère un peu dérisoire du débat tel qu’il se présente actuellement en France, je dirai malheureusement. Avec ce paradoxe d’une société qui découvrirait soudain que la mort serait une liberté alors qu’elle demeure notre destin commun d’humilité et une reconnaissance d’avoir eu une vie, d’avoir existé.

Depuis toujours notre mort est le moment le plus intime, le plus tragique de notre faiblesse ; elle demande à l’autre sa présence, son aide, son appui et s’il y a un moment de la vie où l’autonomie est la plus réduite, c’est probablement au moment du mourir.

Je me posais la question avant de venir ici si, depuis l’artificialisation croissante de la naissance où la programmation des enfants liée à la médecine se confirme, la banalisation de l’interruption de grossesse qui contrairement à ce que la plupart des personnes pensent n’est pas un droit de disposer de son corps mais une aide médicalisée à ce que ce choix libre effectivement d’interrompre une grossesse ne soit pas un risque de mort, la question de l’euthanasie n’était pas une sorte d’artificialisation de la mort.

La mort donnée apparaît comme une étrange évidence pour la majorité de nos concitoyens mais la plupart des parlementaires que j’ai pu rencontrer à gauche et à droite n’ont pas tellement envie de s’interroger en profondeur sur cette question. Souvent leur répons est : « passez votre chemin, le débat est clos, la société a progressé » comme s’il y avait un droit dérisoire à mourir ; si le droit accepte ce droit à mourir, on est dans une étrange notion du droit.

Les thèses de ce débat sont faussées par l’alternative : droit de demander la mort qui est sans cesse réclamé sur le bruit des tambours ou bien interdiction de demander ce droit comme s’il avait une société progressiste/une société conservatrice.

Cette binarité pathétique, méconnaît la réalité tragique de notre pays ; dans notre société française très particulière ce qui explique à mon sens, à l’opposé d’autres pays européens, cette revendication des citoyens réitérée depuis plusieurs années, effectivement le mourir n’est pas, en France, à la hauteur de ce qu’il devrait être, à la hauteur de notre culture, à la hauteur de notre société, à la hauteur au fond de notre histoire.

Pourquoi ?

Je voudrais analyser, avant de proposer sinon des solutions au moins des portes de sortie, faire un constat très sévère que j’ai d’ailleurs fait dans ce rapport en essayant d’accumuler les raisons qui aboutissent à ces sondages indéfiniment répétés, parce qu’il n’y a rien de plus insupportable que de dire : oui, les gens, ils disent cela mais ils ne savent pas au moment de leur mort !… Il faut aller au-devant et j’ai entendu des centaines, des milliers de citoyens en même temps réclamer ce droit.

J’étais récemment à Vincennes sur un autre sujet et brutalement quelqu’un dans le public s’est levé et a dit : « Mais je ne comprends pas. Vous parlez de médecine mais vous empêchez cette liberté de faire de mon corps ce que je souhaite. Je trouve que c’est intolérable, votre raisonnement est totalitaire ».

Mais au lieu de leur répondre « cela n’a pas de sens », je voudrais les interroger sur leur ressenti parce que le mourir en France tel que j’ai pu le voir et tel que je continue de le voir est révélateur probablement de la plus grande inégalité sociale ! Inégalité qui a toujours existé entre les riches et les pauvres, les solitaires et les accompagnés, mais les conditions même du mourir ont abouti à ce que ce fossé entre ceux qui peuvent avoir accès à un accompagnement et ceux qui n’en ont pas devient de plus en plus grand.

La deuxième raison c’est l’importance croissante de la médecine.

Dans un sondage anonyme qui a été fait auprès de 3 000 médecins par l’INED qui a été rendu public en 2012, j’ai été impressionné par le fait que sur les 550 000 personnes qui vont mourir chaque année dans notre pays ( ce chiffre est stable dans le temps ou peut varier de 20 ou 30 000,) plus de la moitié ont une mort qui est en rapport avec la médecine.

Ce rapport à la médecine n’est pas un rapport de cause à effet, mais dans 50 % des cas, la médecine participe plus ou moins directement à la mort.
Dans ces 50 % il va y en avoir au moins 30 % qui sont liés à l’accentuation des thérapies qui vont calmer la douleur : antalgiques, morphine aux doses progressivement augmentées, les médicaments sédatifs.

Dans environ 5 % des cas, cela va être l’arrêt d’une thérapie, par exemple chez une personne qui ne survit que parce qu’elle a une tente à oxygène, une perfusion qui maintient son fonctionnement cardiaque, on interrompt ces prothéses et effectivement, quelques minutes ou quelques secondes après la mort va survenir.

Dans 15 % des cas, c’est la non mise en route d’une thérapie qui retarderait la mort, parce que la médecine considère que cela n’a pas de sens devant cette personne qui est en fin de vie ; on va donc lui donner des thérapies sédatives sans entreprendre de thérapie à visée curative

On peut donc dire que dans 50 % des cas la médecine est présente dans les conditions qui ont précédé la mort et si on prend les autres 50 % c’est intéressant, parce que dans 12 % des cas il y a des thérapies qui sont faites pour empêcher la mort et qui sont quelquefois ce qu’on appelle l’acharnement thérapeutique. Il y a la suspension de l’agonie avec des thérapies qui sont destinées à maintenir la vie pour elle-même avec ce débat très difficile à trancher entre ce qui peut paraître abusivement comme une frontière simple entre ce qui est déraisonnable, l’acharnement thérapeutique venant de la médecine ou de l’entourage du malade et puis tout simplement la demande du malade, de sa famille, mais c’est quelquefois reçu comme plutôt un empêchement cruel de mourir.

Dans 20 % des cas, la médecine est très neutre. Le maintien d’un traitement ne change rien.

Dans 15 % des cas, la mort arrive subitement ou en quelques minutes ou quelques heures ; et la médecine n’y est pour rien à domicile ou à l’hôpital.

Dans 0,8% des cas, les médecins reconnaissaient des actes d’euthanasie. Ils le reconnaissaient puisque leur information était confidentielle et par conséquent ils ne pouvaient être poursuivis.

Ce que l’on peut retenir de ce sondage qui, à mon avis, est extrêmement révélateur des pratiques médicales en France, c’est que d’un côté la société demande à la médecine d’être de plus en plus performante et de reculer la finitude et en même temps elle est redoutée.

Cette relation duelle, entre la demande à la médecine et la crainte de la médecine qui s’approprierait la fin de vie, suscite cet embarras d’autant plus important dans la société que la médecine est assez indifférente. Non pas qu’individuellement un médecin ne soit merveilleux, qu’une infirmière ne soit pas exceptionnelle, qu’un hôpital ne soit un lieu d’accueil mais dans l’ensemble, sur les 550 000 morts on peut dire que l’hôpital traite cette situation comme si elle n’avait rien à en faire.

L’hôpital n’est pas un lieu d’accueil de la mort. L’hôpital n’est pas, en France, un lieu d’accueil du mourir.

Et il l’est d’autant moins qu’il n’a aucune directive, qu’il n’a aucune préparation. C’est comme si la mort survenait à l’hôpital comme une éventualité imprévue.

Et cette étrange imprévision – je ne veux pas reparler du déni qui est un lieu commun face à la mort –, rejoint le fait qu’on ne parle pas de la mort à l’hôpital, qu’un étudiant en médecine pourra terminer ses études de médecine sans avoir jamais vu un mort.

Il y quelques semaines un de mes étudiants qui faisait son premier stage, – un stage d’infirmier parce qu’en deuxième année on fait un premier stage, quelques semaines au mois de septembre, pour être initié à la rencontre des malades, – arrive dans un établissement de gériatrie. Le cadre infirmier supérieur lui disait : « vous allez voir des choses pénibles, des personnes âgées, démentes, ça va être difficile. En tout cas ce que vous ne verrez pas ce sont les morts. Vous êtes privilégié, vous êtes étudiant en médecine, il ne faut pas que l’on vous bouleverse ».

Vision de la mort. L’hôpital a évacué la mort de ses préoccupations. Parce que, statistiquement dans 65, 70 % (cela dépend des départements) la mort survient à l’hôpital. Beaucoup plus à l’hôpital que dans d’autres pays européens.

On est donc dans une situation paradoxale : l’hôpital accueille la mort et l’hôpital est le dernier lieu d’accueil possible – je ne parle pas des urgences qui sont totalement inadaptées – mais cette situation n’est même pas pensée, il n’y a pas d’interrogation, je n’ai jamais vu dans ma vie professionnelle une seule fois une réunion médicale concernant la mort.
Cela n’existe pas. La mort est un non-sujet hospitalier.

II faut revenir à l’histoire. Car il est intéressant de voir qu’à la fin du XXe siècle, il y a eu un changement radical du rapport de la médecine à l’homme.

Dans les années 1960 la médecine, elle était inefficace : certes c’était le début des antibiotiques… Mais elle demeurait dans la majorité des cas impuissante.

Et puis entre les années 1960 à 1990, il y a un bond extraordinaire : les antibiotiques, les anti-hypertenseurs, les chimiothérapies qui n’existaient pas dix ans auparavant, qui ont véritablement changé le rapport de la médecine à l’homme.

Durant, non pas ces Trente Glorieuses économiques mais durant ces trente années qui correspondent effectivement économiquement à ce développement, la médecine a considéré que, puisqu’elle n’avait pas de capacité d’accueil de la mort, elle euthanasiait les malades, je ne dirai pas de façon complètement indifférente mais tous les internes étaient habitués à donner des cocktails lytiques (ce mot tragique). On considérait dans le cadre de la médecine que l’on pouvait mettre fin à la vie sans qu’il y ait demande ou réunion de collégialité.

Et puis dans les années 1980, 1990, la réflexion éthique est intervenue brutalement en médecine, sous l’influence d’ailleurs des Américains ; c’est très impressionnant de voir comment, au moment où la réflexion éthique intervient dans la médecine soudain cette dernière, non pas se ressaisit mais commence à penser. Elle commence à penser non pas le rapport à la mort mais elle commence à penser qu’il y a des gestes que l’on ne fait pas.
Depuis les années 1990 jusqu’à maintenant 2014, on peut dire que les conduites euthanasiques qui, en médecine étaient assez faciles, ont quasiment disparu.

Et le paradoxe c’est qu’au moment même où l’euthanasie disparaît la société la réclame.

Quand la médecine dans son indifférence prenait des initiatives non pensées – il faut savoir revenir quelquefois à des périodes qui sont un peu oubliées – la société considérait que la médecine avait cette responsabilité et ne demandait rien. Et au moment où la médecine devient très efficace, où elle prolonge la vie, la société demande des comptes à la médecine qui se retrouve dans une situation très embarrassée parce qu’elle ne pratique plus effectivement d’actes d’euthanasie mais n’a pas en même temps mis en route de stratégies.

Certes, me direz vous, ce n’est pas vrai parce que la médecine palliative dans les années 1990 a fait son apparition. Oui ! Bien sûr, la médecine palliative, mais je dirai que la médecine palliative est un cache-misère parce que, autant les médecins et infirmières de soins palliatifs sont des personnes extraordinaires, – je trouve qu’il n’y a pas de meilleurs médecins que les médecins de soins palliatifs ; j’ai une grande admiration pour eux, – autant leur rôle est marginal, ultra-marginal. Il ne va concerner que 2 % des personnes qui vont mourir. On peut estimer que, sur les 550 000 personnes qui vont mourir, il y en aurait 200 000 qui devraient en bénéficier. Il n’y en aura que 30 000 au maximum qui vont pouvoir en bénéficier parce que la médecine curative n’ayant pas de culture d’accueil de la mort, ne veut pas que les médecins de soins palliatifs viennent perturber leur ordre curatif qui accepte l’acharnement thérapeutique puisque, celui ci même s’il est discuté, n’a jamais entrainé de plainte devant la justice.

On est donc devant une situation où l’acharnement thérapeutique est tacite. C’est un non-dit et il continue. Les médecins disent : ce n’est pas seulement de notre fait, c’est quelquefois à la demande du malade, quelquefois à la demande des familles…

Je ne suis pas là pour stigmatiser les décisions plus ou moins difficiles d’acharnement thérapeutique, simplement l’acharnement thérapeutique est une situation qui demeure présente dans notre pays.

Et je me souviens que Paul Ricœur que j’ai bien connu disait : « Pour moi l’euthanasie et l’acharnement thérapeutique sont les deux sœurs jumelles d’une médecine qui décide, qui se retrouve dans une situation de refus ou d’acceptation ».

L’acharnement thérapeutique est un vrai problème.

Or la médecine de soins palliative est très vigilante vis-à-vis de l’acharnement thérapeutique.

C’est peut-être même la médecine qui réfléchit le plus et dit : n’entreprenez pas à mauvais escient cette thérapie, cette chirurgie, cette réanimation. Mais les médecins de soins palliatifs n’ont pas de statut universitaire mais un statut modeste de praticiens hospitaliers ou de l’hôpital, d’équipe mobile plus ou moins bien reçue avec quelquefois : « je ne veux pas la présence de soins palliatifs ! Je ne veux plus voir (comme je l’ai vu en province) de médecins de la mort » .

Il y a une idéalisation de la médecine palliative qui est remarquable en tant que telle, en tant que discipline mais elle n’a pas la place et elle n’a pas surtout la capacité d’intervenir pour changer la place de l’accueil de la mort, du mourir dans un établissement hospitalier. D’autant moins, et c’est le paradoxe de l’économie, que la médecine palliative coûte cher. Il faut qu’elle soit financée. Pour qu’elle soit financée, il faut qu’elle soit évaluée.

La loi lui a donné une évaluation chronologique de dix-huit jours !

Dix-huit jours, ce sont les deux dernières semaines de la vie. Si on meurt en soins palliatifs en moins de trois jours, on dit que le transfert en soins palliatifs ou la prise en charge a été trop tardif.

Si le malade ne meurt pas au bout de vingt-huit jours on considère que c’est peut-être qu’on a anticipé la mort de manière trop rapide. On considére à ce moment-là que la médecine en soins palliatifs n’avait pas sa place, ce qui est une absurdité !

La médecine palliative, la vraie médecine palliative telle qu’on la voit dans la plupart des pays d’Europe, c’est le premier soir du diagnostic d’une maladie mortelle, incurable. Si l’on s’aperçoit que j’ai mal au ventre un jour et que j’ai un cancer du pancréas ce 12 décembre, le 12 juin je serai probablement mort avec peut-être une possibilité que ce soit trois mois plus tôt ou plus tard Mais le fait est que je serai mort dans six mois.

Et la médecine palliative c’est aujourd’hui, c’est maintenant, qu’elle devrait être là.

C’est-à-dire que dès que le diagnostic est fait, la médecine palliative devrait être là pour penser, avec les médecines curatives, pendant ces derniers mois, comment vivre une qualité de vie, comment réfléchir à ce que les dernières semaines, les derniers mois d’un être humain ne soient pas confisqués par la médecine.

Il y a là quelque chose qui n’est pas suffisamment pensé en médecine par la médecine justement.

Or on n’a même pas franchi les premières marches puisque l’université ne forme pas de médecins de soins palliatifs, il n’y a pas d’enseignement obligatoire.

Bien sûr, il y a les diplômes d’université. Ce sont des cache-misère, des prétextes.

J’étais par exemple en Suisse, au CHU de Lausanne. La plus grande autorité du CHU de Lausanne qui est un grand hôpital, très célèbre, c’est un médecin de soins palliatifs. Le Pofesseur Borasio qui est un Italien formé en Allemagne, c’est lui qui est le médecin qui a la meilleure réputation, bien au-delà du chirurgien, de l’oncologue, du cardiologue.

Cela montre que la médecine palliative n’est pas une sous-médecine compassionnelle, humaniste pour que la mort soit plus facile. C’est une médecine qui réfléchit sur la meilleure stratégie.

Dans ce domaine, notre pays a fait le choix de confier les derniers jours de la vie, dans le meilleur des cas, 2 %, à la médecine palliative ; dans ce tri tragique des 2 %, qui y a accès ? Ce sont les malades atteints de cancer, plutôt les cancers bronchiques, plutôt les cancers digestifs, ce ne sont pas les accidents vasculaires cérébraux, les insuffisances respiratoires, les insuffisances cardiaques, les maladie d’Alzheimer.

Il y a un choix et ce choix est pris par certains malades ; comme il n’y a que 1 200 lits de soins palliatifs en France, ce qui est dérisoire, ce choix est très réduit. Mais ce n’est pas parce qu’on mettra des lits de soins palliatifs partout que cela changerait quelque chose.

Notre culture curative ne supporte pas, de fait, la culture palliative.

Cette situation est aggravée par la méconnaissance de la loi par les médecins – et j’en avais encore la confirmation hier soir – et par la société.
La loi Léonetti est une remarquable loi, admirée par un grand nombre de pays étrangers comme étant une loi qui a permis d’approcher le réel, mais c’est une loi parlementaire qui n’a pas fait l’objet de décrets, de pédagogie. Il n’y a pas eu d’application. C’est une loi restée en suspens, une loi votée à 100 % par les parlementaires, qui a fait plaisir à tout le monde, une remarquable loi mais qui n’a pas d’application concrète et une loi qui n’est pas appliquée est une loi bien étrange.

Cette loi disait, par exemple, qu’il devrait y avoir des directives anticipées. Il n’y a pas eu l’ombre d’une pédagogie. On en est à moins de 1 % des Français qui ont eu des directives anticipées. Les Allemands sont à 30 %, les Suisses à 40 % , les Anglais 20 %.

Donc, la culture des directives anticipées est une culture européenne, en France “directive anticipée” est un mot qui effectivement n’a pas d’application.

Les médecins sont très embarrassés. Je pense que les médecins devraient faire leurs propres directives anticipées pour convaincre la population de l’intérêt, de les remplir avec leur médecin ; il y a des modèles allemands, suisses, italiens, anglais. Que l’on fasse un modèle anticipé français différent, mais qu’il y en ait au moins un Qu’est-ce que je ne veux pas ?
Dans l’ensemble, on ne veut pas rester dans le coma pendant des années comme Sharon en Israël, on ne veut pas rester comme cela, un corps inerte sans possibilité de conscience parce qu’on a l’impression qu’on pèse sur tout le monde, sur son entourage.

Ne veut-on pas être réanimé quand on fait un accident vasculaire cérébral majeur, qu’on ne peut plus parler, veut-on par exemple, si on pense que c’est définitif, pouvoir continuer, est-ce que l’on a envie que la médecine vous aide à vivre le plus longtemps possible ?

Comme, il n’y a pas de formation médicale dans ce domaine ni universitaire ni post-universitaire, les médecins sont très seuls puisqu’ils vont à chaque fois, eux-mêmes, découvrir, comme chacun des citoyens, mais plus que d’autres, la présence de la mort sans avoir cette capacité d’avoir réfléchi en profondeur, sur le pouvoir de la médecine, sur sa propre mort ; il faudrait au moins que les expériences malheureuses des uns forment les autres. Mais la mort est un silence lourd à l’hôpital.

Je participe par exemple à la relecture d’un avis officiel sur l’hépatite C qui va sortir en février 2014. C’est un remarquable document, avec une bibliographie exceptionnelle. L’hépatite C s’accompagne dans 5 à 10 % des cas d’un cancer et de la mort, mais il n’y a pas un mot sur la mort. Pas un ! L’hépatite C qui meurt n’existe pas.

Je disais aux auteurs du livre : si vous faites encore, en 2014, un livre qui considère que la mort est une éventualité épidémiologique mais qui n’a pas de réalité concrète, comment faire pour qu’un médecin qui va voir un malade qui est en train de mourir d’une hépatite C accompagne cette mort le mieux possible ? Est-ce que la relation que le malade aura eu avec la drogue, avec la culpabilité d’avoir été toxicomane, influera sur sa fin de vie ? Comment approcher de façon autre que seulement compassionnelle, un peu légère, cette angoisse de mort de ce malade ?

Et cette absence de réflexion sur la mort est très lourde en France par rapport aux autres pays.

Peut-être d’ailleurs les Français ont-ils trouvé une façon étrange de mettre la mort à part. Peut-être que les autres pays ont moins dé-ritualisé la mort que nous avec cette tentation de la crémation qui a dépassé 50 %. Comme si disparaissait le sentiment que nous sommes chacun les héritiers d’une lignée et que nous somme à l’origine d’une lignée, comme si le citoyen avait l’impression que sa vie n’a plus aucune importance pour le futur puisque ce qui s’était passé avant n’avait pas d’importance, la dissolution dans le néant est alors peut-être préférable.

La mort a fini par être en même temps déniée dans sa réalité et plus angoissante que jamais.

Le plus tragique ce sont les établissements spécialisés pour les personnes dépendantes, ces établissements où la majorité des gens ont entre 80 et 90 ans, par conséquent il y a 20/30 000 personnes qui décèdent chaque année dans ces établissements, avec un rapport égal à zéro entre la société et ces personnes mourantes en établissement. Généralement, elles ont des troubles cognitifs ; mais quand à 2h du matin, elles ont un petit trouble respiratoire, elles ne peuvent plus avaler, il n’y a pas d’infirmière, il n’y a pas de médecin, au mieux une aide-soignante, qui n’a pas de formation, qui n’a pas de directive anticipée ; elle appelle le SAMU, le SAMU arrive, envoie la personne à l’hôpital où elle meurt généralement sur un brancard dans l’indifférence générale et la solitude.

Cette situation est confirmée par le SAMU et les pompiers qui m’ont dit qu’ils étaient très embarrassés d’arriver dans un établissement pour personnes âgées ou à domicile ; ils disaient : nous passons notre temps à être appelés pour réanimer des morts, car la société considère que la mort n’est plus la mort. C’est-à-dire qu’à partir du moment où la médecine a dit que l’on peut prendre les organes d’un corps dont le cœur bat car son cerveau est en état de mort cérébrale ; donc il est mort pour nous, mais il est vrai que son cœur bat et la société dit : il est tout chaud !

Comment arriver à ce que ce divorce entre la conception de la mort par la médecine qui dit : « il n’a plus de cerveau, son cerveau est en anoxie donc il est mort, on peut prendre ses organes » et la société qui dit : « peut-être qu’il est mort mais son cœur bat et ses poumons respirent, il n’est pas mort » se réduise ?

Quand en réanimation, la médecine dit : en cas de mort subite, on peut toujours faire quelque chose. Il y a des défibrillateurs dans la rue, partout.
La société a finit par s’habituer : on peut réanimer les morts.

Les pompiers le confiaient (il y a un peu d’humour dans cette aventure tragique), que leur hiérarchie leur disait de réanimer quelque personne que ce soit sauf (ils nous le disaient sans rire) si la tête est détachée du corps, si le corps est en décomposition avancée ou en rigidité cadavérique…

Autrement dit, on est dans une société où la mort est écartée, elle est un état transitoire que l’on peut éventuellement corriger par quelques manœuvres de réanimation.

Donc tout cela est un constat tragique qui explique à mon sens l’effroi d’une société qui a perdu tout espoir de voir un réel accompagnement, – dans ce moment ultime qui est probablement le moment le plus important de l’existence avec la naissance – dans cette banalisation de ce moment ; la société doit en en tirer les conséquences. Plutôt que de se retrouver dans un lieu anonyme, froid, isolé avec une perfusion dont la personne ignore éventuellement la teneur où elle se sent totalement abandonnée, c’est ce concept de ré-appropriation si légitime qui surgit.

L’expérience étrangère nous apporte des réponses qui nourrissent à mon sens de façon négative cette revendication.
En effet, les Hollandais depuis les années 1970, – les Belges beaucoup plus récemment dans les années 2000, les Luxembourgeois à peu près à la même époque, – qui sont une société très différente, surtout la néanlerdophone parce que 80 % d’euthanasie sont en pays flamand et 20 % seulement en pays wallon, ont introduit le concept de la bonne mort, comme cette mort donnée qui est une mort exécutoire qui se passe en une minute trente avec une injection de barbituriques, 11g de nitro penta phénobarbital suivie de curare. Le curare, on n’en parle pas trop, mais je l’ai vu directement.

C’est une exécution, c’est-à-dire que la personne demande à mourir par injection. Il est vrai que cela ne se passe pas clandestinement, mais de façon très ouverte.

Cette mise en scène de la mort donnée, au sein d’une famille avec une médecine qui programme celle-ci à quinze jours, trois semaines ou deux mois de la demande, apparaît comme une réponse que l’on peut parfaitement comprendre de la part des personnes qui le demandent.

La question est la réponse de la société qui finit par s’habituer à considérer que ces demandes sont légitimes et que cette facilité, cette normalisation de l’euthanasie – on a pu le voir même pour les enfants ou pour les transsexuels – a fini par s’introduire dans la société comme une bonne mort et même une sorte d’héroïsation de celle-ci. C’est-à-dire comme si l’euthanasie était le moyen de quitter la vie de façon élégante sans embarrasser les vivants.

Je ai fait une conférence à la Pitié, sur les états végétatifs : est-ce qu’il fallait interrompre ou pas interrompre ? À la fin de la conférence, un médecin belge me donne un livre sur l’euthanasie qui m’a vraiment glacé. Dans ce livre de 250 pages, il raconte son expérience et il passe son temps à regretter que les malades soient quelquefois morts avant l’euthanasie ! C’est-à-dire qu’il y a une situation où l’euthanasie est devenue, pour les Belges, non seulement un acte qui permet de mettre fin à la vie, mais c’est un acte bénéfique ! C’est un acte où il faut se dépêcher pour que le malade ne meurt pas avant l’acte.

Alors comment en arrive-t-on à cette obsession ? Je trouve qu’on est arrivé à une non-pensée, qui rejoint ce qui était la non-pensée de l’acharnement thérapeutique.
Quant à la Suisse, il y a une désinformation majeure dans la mesure où l’aide au suicide ne concerne que quelques centaines de personnes. En Bénélux, il n’y a pas de suicide, en Suisse c’est plutôt le contraire, il n’y a pas d’euthanasies.

L’aide au suicide en Suisse est déléguée à des associations militantes dans 3 cantons suisses sur les 19, il n’y a que 3 cantons… En effet les cantons suisses ont la capacité de décider, par votation, de leur destin en matière de santé. La santé appartient au canton, les affaires étrangères, l’armée, les finances appartiennent à l’État fédéral.

Donc 3 cantons ont demandé à exit et à dignitas de pouvoir les aider à se suicider. C’est d’ailleurs une association de l’ADMD.

Quand j’ai rencontré le vice-ministre de la justice à Berne, il m’a dit : il n’y aura pas de loi sur l’euthanasie en Suisse et il n’y en aura jamais.
Cela veut dire que la Suisse est très surprise de voir que dans la plupart des pays on pense que la Suisse a autorisé l’euthanasie. La Suisse non seulement ne l’a pas autorisée mais elle reste avec une fermeté hostile, au moins au niveau du gouvernement fédéral, bien plus importante que n’importe quel autre pays.

Mais ils ont délégué à ces associations la capacité de pouvoir intervenir dans le cadre d’une loi suisse qui permet que l’aide à un suicide altruiste, c’est-à-dire non-égoïste, est permise.

Le problème, c’est qu’à partir du moment où les associations se sont saisi de cette possibilité de la loi, elles en ont fait une activité sinon lucrative – mais il y a une partie lucrative non négligeable – et surtout un prosélytisme dans les tramways, à Genève on voit ces publicités de ces structures qui proposent d’aider à se suicider.

Je pense que là, à mon avis, la loi est détournée. Et quand je disais à Berne que leur loi était détournée, il me disait : oui, je suis d’accord avec vous mais qu’est-ce que vous voulez que l’on fasse ? On ne peut pas intervenir dans les choix cantonaux.

Pour terminer, que pourrait-on imaginer ? Quand on essaie de proposer quelque chose, on est toujours tenté par l’utopie.

D’abord ce serait ré-introduire la mort dans la cité comme un moment important en considérant que la société est redevable d’une aide à toute personne en fin de vie. Les citoyens au moment de leur mort ont une créance sur la société pour qu’ils ne soient pas abandonnés ce qui est malheureusement le cas en France.

Donc, réintroduire la mort dans la culture, c’est-à-dire de ne pas en faire un tabou, un non-dit ; mais on ne change pas une culture comme on change une loi.

On peut aussi travailler sur le domicile, c’est-à-dire organiser des soins palliatifs à domicile qui soient coordonnés ; parce qu’entre les structures publiques et privées qui passent leur temps à empiéter les unes sur les autres, le citoyen se perd. Les situations sont très inégales selon les régions ; dans le Pas-de-Calais vous avez à peu près 5,5 % d’unités de soins palliatifs pour 100 000 habitants, dans les Pays-de-Loire, où j’étais il y a huit jours , on est à 0,30 %.

Il y a donc un écart de 15 entre un département plus près de la Belgique et ailleurs dans l’ouest de la France où il n’y a quasiment rien.

J’aurais envie de prendre le problème à bras-le-corps pas uniquement sur le plan culturel mais sur le plan logique et de dire : puisque l’hôpital pour des raisons techniques sera difficile à changer, faisons tout pour que des structures équipées, publiques et privées, financées effectivement par l’Assurance Maladie – qui pourraient trouver des ressources dans l’économie majeure d’une médecine curative plus sobre, – mettent en route expérimentalement dans quelques régions un accompagnement ; alors qu’en France on est plutôt dans une thérapie sans fin. On est le seul pays au monde à faire des chimiothérapies « palliatives » pour ne pas décourager le malade, qui sont dénuées d’efficacité et qui coûtent une fortune.

Et puis, peut-être, faudrait-il accepter, comme il est dit dans la loi Léonetti, trois choses, que le malade (depuis la loi Kouchner) a le droit de refuser un traitement, il a le droit qu’on arrête un traitement, il a le droit d’être soulagé de sa douleur.

Mais d’abord, on peut très bien, en fin de vie, ne pas souffrir. On n’est pas obligé de passer par la case souffrance. La souffrance peut être psychologique, elle peut être aussi une lassitude de vivre.

On pourrait très bien imaginer qu’un malade, lorsqu’il est suivi par une équipe médicale, qu’il est véritablement désespéré parce qu’il n’a plus d’espoir dans la rémission de son cancer, dans l’amélioration de sa fonction respiratoire, de son cœur, puisse demander à ce que l’on arrête.

Et que l’on arrête cela veut dire ne pas le laisser mourir. Arrêter la nutrition, arrêter l’hydratation, si c’est un droit reconnu par la loi, à partir du moment où c’est un droit : on ne laisse pas pourrir quelqu’un vivant !

Les médecins disent : oui, mais quand on arrête la nourriture les gens n’ont plus faim. On n’est pas à ce niveau de réflexion Quand on dit : je ne veux plus vivre, je ne veux plus qu’on me ré-hydrate, je ne veux plus de perfusion je crois que l’on peut être aidé par une sédation terminale douce, de quelques heures, avec les médicaments jamais utilisés dans l’euthanasie, (c’est-à-dire les anesthésiques et le curare) comme les benzodiazépine, tranquillisants qui pourraient être utilisés de façon transparente à la demande de la personne, à la demande de la famille qui est là, en fonction d’une directive anticipée, au fond dans le respect de la personne. Ce n’est pas une euthanasie au sens violent du terme. C’est un accompagnement qui considère que laisser agoniser une personne au nom du principe : je ne touche pas à la vie ! peut être paradoxalement une cruauté.

Entre faire mourir et puis laisser mourir, il y a peut-être un espace de réflexion qui exige de la transparence… Nous avons interrogé des personnes vraiment en fin de vie. Que demandaient elles ? Elles demandaient que la médecine les écoute, que la médecine ne dise pas : écoutez, cela va aller mieux, ne vous désespérez pas on va vous envoyer le psychologue, le psychiatre.

J’ai appris hier qu’à l’Institut Gustave Roucy quand un malade allait mourir on lui envoyait un psychologue. Alors là, je me dis qu’on est dans le degré zéro de la médecine parce que s’il faut mourir avec un psychologue, je trouve que là on est dans une violence douce.

Au fond, que souhaiterait-on pour soi-même ? Un petit peu d’acharnement et qu’on ne dise pas : il est un peu vieux alors pfuitt… mais vous demanderiez qu’à un moment donné votre lassitude soit entendue, que vous puissiez parler de votre mort. Vous ne demanderiez pas éventuellement qu’on vous tue, mais vous demanderiez : je suis là, je veux dormir, je suis fatigué, je n’en peux plus et qu’on puisse être aidé.

Je pense que c’est dans l’esprit, – je ne suis pas dans sa pensée – du Président de la République que je crois très hostile à l’euthanasie. Mais le problème c’est que les parlementaires sont très vulnérables à l’ADMD qui fait un combat d’un prosélytisme extraordinairement fort !

Peut-être qu’accepter d’aider à mourir quelqu’un qui le demande de façon douce me paraîtrait être une voie française qui mettrait à bas tous ceux qui avec le bruit des tambours réclament comme Noëlle Châtelet que l’on puisse aider à mourir une femme de 92 ans qui ne veut pas déchoir.

Les Hollandais me disaient : nous sommes quand même très étonnés que l’ADMD française soit en avant de nous, comme si vous étiez au fond un pays qui réfléchissait toujours de façon très idéologique alors même que, au fond, nous n’aurions jamais accédé à la demande de madame Jospin qui a voulu faire de son suicide une médiatisation exemplaire.

Peut-être, est-ce un lieu commun, mais la médiatisation de tous les cas, que ce soit Vincent Humbert, Chantal Sébire, oublie que chaque cas est particulier… Il y aura toujours des situations dramatiques, des suicides insupportables.

Une loi n’est pas faite pour trouver les conditions idéales d’une aide au suicide.

Simplement, pourquoi avons-nous intitulé notre rapport Penser la solidarité en fin de vie ? pour réintroduire le rapport à l’autre, et qu’on ne soit pas dans cet égoïsme “moi, moi, mon corps, j’ai le droit de faire ce que je veux de mon corps”, car une société ne se pense que solidaire.
Il n’y a pas de plus grande solidarité que celle vis-à-vis de celui qui va mourir.

Au fond l’indifférence de notre société face à celui qui va mourir est probablement l’élément le plus troublant de la situation française actuelle.

Échange de vues

Nicolas Aumonier : Monsieur le Professeur, ne craignez-vous pas que cette solution éminemment équilibrée ne soit le cheval de Troie des libertariens pro-euthanasie qui n’enrôlent les malades dans leur cause que pour mieux démolir la société au nom de l’idée qu’ils se font de la liberté ?
Nous savons tous qu’entre la lettre d’une loi, aussi strictement bornée que le législateur voudra qu’elle soit, et la manière dont il en est fait usage, il y a un grand écart. Les successifs élargissements belges sont là pour nous le rappeler. Des conditions très strictes, le caractère exceptionnel d’une demande sont d’abord affichés, puis, très vite, la bureaucratie hospitalière vous demande à l’accueil de cocher la case : « voulez-vous éventuellement une euthanasie » : oui/non, cochez la case. Et, dans la conscience de tous, l’euthanasie devient une solution parmi les possibles. En clair, si la sédation est un acte de soin, elle peut durer tout le temps que dure la vie du patient, si vous souhaitez qu’elle soit utilisée pour mettre un terme à la vie d’un patient, c’est en réalité une euthanasie.

Didier Sicard : Moi, je ne crois pas du tout parce qu’on est sans arrêt dans la confusion.

En Europe, il y a 450 millions de citoyens européens, il y a 10 millions de gens qui ont choisi l’euthanasie.

L’euthanasie, c’est un geste réglementaire, légal, qui est inscrit dans le temps avec un registre : on va vous euthanasier le 21 mars ! C’est une situation de réalité qui n’est pas dans la continuité du soin. C’est une décision qui a été prise et qui d’ailleurs n’a jamais été évaluée puisque les Commissions nationales n’ont jamais trouvé à redire. (le contrôle en panne : La libre Belgique 9 Janvier 2014)

Parmi les citoyens que j’ai pu rencontrer certains ont découvert que dans leur famille des personnes ont été euthanasiés et ils n’avaient pas compris ce qui se passait.

La plupart des médecins à domicile que j’ai pu rencontrer savent très bien que, à domicile en particulier, quand une personne âgée atteinte d’un cancer agonise et que cette agonie n’en finit pas… une sédation terminale devrait être mise en route

Et il est vrai qu’au XXIe siècle, la société est devenue intolérante à l’agonie. Intolérante parce que les conditions de vie ayant exclu la mort, la famille qui entoure l’agonisant s’impatiente.

Nous sommes dans une société impatiente, une société qui est obsédée par le présent pour des tas de raisons et donc il y a un moment où les médecins considèrent que probablement la personne si elle le demande devrait pouvoir… Or, à domicile, aucun médicament n’est possible pour entraîner cette sédation terminale ; c’est uniquement un médicament hospitalier.

On est dans une situation assez étrange où, dans les années 1980, un médecin pouvait à domicile éventuellement donner une perfusion ou une injection qui, en quelques heures ou quelques jours, entraînait la mort. Maintenant, c’est interdit.

C’est interdit même pratiquement puisqu’un pharmacien ne peut pas délivrer un médicament non pas euthanasique mais un médicament qui entraînerait une sédation terminale comme l’hypnovel par exemple qui va entraîner la mort. Si quelqu’un est en train d’asphyxier, cela entraînera la mort en dix minutes ou quelquefois en quarante-huit heures mais une mort douce, une mort très calme.

Je crois que l’idée de la pente savonneuse, la pente glissante qui risquerait d’apparaître, à mon avis ne tient pas.

Elle ne tient pas parce qu’en Belgique, l’euthanasie concerne environ 2,8 % des malades, des morts. Mais il y a environ 15 % de sédations dites terminales. Autrement dit la sédation terminale, elle demeure. Elle n’a ni augmenté ni baissé. En revanche les euthanasies clandestines ont augmenté. C’est la paradoxe que les Belges ne veulent pas assumer.

Ce qui est particulier c’est que l’euthanasie est un acte qui ne témoigne pas de la solidarité d’une société. Alors que, paradoxalement, une sédation terminale qui a toujours existé et qui continue d’exister chez les nouveaux-nés. pose un problème parce que le nouveau-né ne parle pas.

Je pense que cet argument de la pente glissante, paradoxalement, rend service aux tenants de l’euthanasie qui disent : au fond vous voulez garder le pouvoir et nous obliger (ils disent le mot) à une peine de vie alors que la société, elle, demande qu’il y ait une attention. Le fait de refuser l’attention à cette situation crée, tel que je le crois, une sorte d’effroi.

L’écart entre des positions en surplomb d’interdictions – serment d’Hippocrate, “Tu ne tueras point”, disons la vision principielle qui est légitime pour une société comme référence et une position pensée dans son application concrète avec une stratégie qui est dans la continuité, – me semble réductible avec ce qu’est la médecine contemporaine. Car qu’elle le veuille ou non, elle a contribué à créer une situation qui n’existait pas chez l’adulte et chez le nouveau-né, il y a vingt ou trente ans.

Ce n’est pas une solution élégante. Ce n’est pas une solution misérable.
C’est s’approcher du réel. C’est s’approcher de ce que, peut-être dans 2/3 %
des cas, les personnes disent : si j’avais un cancer bronchique, que je ne peux plus respirer… C’est très effrayant même si l’oxygène est là, il y a quelque chose qui crée une angoisse.

Durant le débat, j’ai rencontré un homme de 30/35 ans qui avait une maladie neurologique épouvantablement douloureuse qui n’était soulagée que par des anesthésiques et qui nous a demandé au début du rapport au mois de juillet ou au mois d’août de pouvoir accéder lorsqu’il le souhaiterait à une potion létale.

Il a tenu un journal de ses souffrances pendant quatre mois. Au bout des quatre mois, il s’est suicidé. Il n’était pas demandeur d’une loi, il était demandeur d’une attention à sa souffrance et non pas qu’on lui oppose la loi. Comme on a pu le faire avec Chantal Sébire ; je ne l’ai pas rencontrée personnellement, elle. J’ai été appelé par le cabinet du Président Sarkozy et je leur ai dit : la loi est là, je ne vois pas comment on peut l’aider à mourir et j’étais dans une espèce de banalité de réflexion que je regrette. Parce que, après, j’ai rencontré les infirmières qui se sont occupé de Chantal Sébire et qui m’ont raconté : « quand elle nous a dit qu’elle voulait mourir on lui a opposé la loi. Brandir la loi à quelqu’un qui est dans une situation de détresse absolue, est très violent. Certes, elle ne voulait pas être traitée mais c’était son droit, elle avait une déformation du visage épouvantable…
La médecine pouvait l’endormir doucement sans que cela ne soit une blessure pour la société.

C’est pour cela que je pense que l’argument de la pente glissante me paraît un argument pas forcément recevable.

Henri Lafont : Merci pour tout ce que vous nous avez dit et, effectivement, les nouveautés depuis 1990. À l’époque, j’avais quitté l’exercice de la médecine.

J’ai été intéressé par beaucoup de choses mais ce sur quoi je vous interroge, c’est cette description de la médecine palliative à l’hôpital de Lausanne qui semble dirigée par un médecin qui n’est pas le médecin direct de la maladie et qui finalement gère un certain nombre de problèmes avant que le moment d’entrer dans un service de soins palliatifs soit arrivé.

Depuis longtemps je me dis : mais les soins palliatifs c’est une façon de raisonner et d’accompagner le malade, ce n’est pas une spécialité différente.
Par conséquent j’ai trouvé très bon cet exemple de soins palliatifs à Lausanne qui commence avec le traitement d’une maladie dont on sait qu’elle est longue mais pas éternelle.

Alors ce qui m’intéresse : ce médecin a une formation de médecine interne et il s’appuie sur un service qui n’est pas compartimenté dans telle ou telle chambre. Tout lit d’hôpital est un lieu où peuvent s’exercer des soins palliatifs. Par conséquent, on en arrive à dissocier les soins palliatifs d’une spécialisation locale.
Ma sœur est morte dans un service de soins palliatifs, une heure après son arrivée, parce que le moment où il a été décidé de la transférer dans une clinique de la Croix-Rouge aux soins palliatifs a été retardé par le fait que finalement elle avait peur de ce transfert. Qui n’aurait pas peur ?
C’est quelque chose de quasiment chirurgical. On vous met dans un service pour vous soigner…

Voilà, je voulais réagir à ce que vous nous avez dit en me réjouissant du plaisir de voir qu’il y a au moins un pays où les choses se passent comme cela.

Didier Sicard : Les Allemands, c’est pareil. La population allemande n’a pas de débat sur l’euthanasie parce qu’elle a l’impression que le malade n’est pas identifié “soins palliatifs” dans un lieu précis et que la relation médecine curative/palliative est en situation plus simple.

Il y a des lits palliatifs parce qu’on a besoin quelquefois d’une médecine hautement palliative. Cette césure qui est française est à mon avis très angoissante, quelle que soit la qualité.

Quand on va à Jeanne Garnier, quand j’y vais, je dis en partant aux infirmières : c’est un lieu où l’on a envie d’être. Il y a une espèce de douceur… Mais c’est un lieu où on n’a pas beaucoup de chance d’y être parce que les places sont rares et… cela ne fait qu’aggraver la situation.

Henri Lafont : À la fin de votre exposé, vous avez parlé du mot magique de Hypnovel.

En fait, je suis très attaché aux principes, mais néanmoins je pense qu’il y a un moment dans la vie de quelqu’un où la conscience profonde peut dicter un choix que l’on réprouve en fait.

Dans cette situation d’une agonie insupportable (nous avons tous connu cela chez nos parents, nos grands-parents, frères et sœurs), il y a un moment où l’on ne sait plus très bien où on en est et si on a un médicament qui nous permet de supporter tout simplement cette angoisse, cette douleur et surtout cette dyspnée parce que souvent cela compte, je crois que l’on ne peut pas appeler cela de l’euthanasie dans la mesure où cela fait partie effectivement de l’accompagnement.

D’ailleurs dans la morale catholique il est dit : s’il se trouve que la posologie d’un médicament prévue initialement peut avoir réduit quelques heures de vie, c’est au médecin d’en répondre devant sa conscience et non pas devant la loi.

Le Président : Ma réflexion prolonge l’interrogation du docteur Lafont sur l’exemple suisse.

J’ai bien compris votre propos ; j’ai bien retenu en particulier que la France a fait un choix qui se traduit par le fait qu’entre les soins palliatifs et la médecine curative, il y a vraiment une césure. Vous avez clairement souligné cette coupure qui serait une originalité française.

Mais ce choix a été explicitement fait par qui ? À quel moment ? Pourquoi y a-t-il différentes écoles de médecine à ce sujet ? C’est troublant.

Didier Sicard : Oui parce que la France est le seul pays européen qui n’a pas donné à la médecine palliative une place universitaire.

Le Président : Oui, mais pourquoi ?

Didier Sicard : Parce que la culture française n’est pas une culture adaptée au palliatif.

La culture anglo-saxonne, anglaise avec le St-Christopher Hospital est arrivée en France grâce au Professeur Abiven dans les années 1985-1990, mais au corps défendant de la médecine ; la médecine palliative, on dit : oui, c’est très bien mais il ne faut pas qu’elle empiète sur le territoire noble de la médecine curative.

Et encore, il y a même des services qui interdisent à leurs internes d’appeler les soins palliatifs.

On est dans une situation très étrange parce que quand j’ai demandé, par exemple, au ministère de la Recherche, qu’une section du CNU nomme des professeurs de soins palliatifs, que l’on fasse le pas et qu’on fasse un véritable enseignement de médecine palliative, celui-ci m’a répondu : oui, peut-être mais le CNU n’en veut pas. Mais il ne faut pas créer une section, comme l’a dit le docteur Lafont, toute médecine devrait comprendre en elle-même un comportement palliatif.

Mais cela ne pourra passer que par des universitaires qui sont capables d’avoir l’autorité parce que sinon ils resteront toujours des médecins “humanistes” sans influence aucune.

Et cela, cela m’est insupportable. Ce mot “humaniste” comme s’il fallait avoir à mourir pour qu’on écoute votre parole.

Père Jean-Christophe Chauvin : Il y a beaucoup de choses que j’ai appréciées dans votre exposé, notamment sur l’attention à porter aux personnes et les limites de la médecine curative : le fait que la médecine instrumentale est dépersonnalisante et que l’hôpital n’est pas envisagé comme un lieu où l’on va mourir.

Je me souviens d’un frère de 80 et quelques années qui a fait un accident vasculaire cérébral à la maison. On entre dans la pièce avec deux ou trois frères et on le trouve allongé par terre. On l’a mis d’abord dans un fauteuil. On s’est regardé et puis on a dit : « s’il doit mourir, autant qu’il meure ici ». On commencé par attendre dix minutes puis comme ça allait mieux, on a appelé les pompiers. Nous avions peur qu’il meurt de façon anonyme au milieu des tuyaux des appareils médicaux.

Bravo aussi pour ce que vous avez dit sur l’exemple allemand où il y a sans doute des solutions à prendre. Vous avez pu aussi parler de l’Angleterre, de la Suisse où les soins palliatifs sont heureusement intégrés.

On a l’impression qu’en France, on soigne beaucoup la maladie mais que l’on s’occupe peu du malade dans son ensemble. Or justement la mort, c’est précisément ce qui concerne le malade, la personne.

Didier Sicard : La mort n’est pas un problème médical.
Et je voyais encore récemment un cancérologue qui me disait : en 2013 pour moi la mort est un échec.

Père Jean-Christophe Chauvin : Alors que la mort fait partie de la vie. Il n’y a rien de plus commun et il s’agit de savoir comment on va la vivre. Telle est ma question.

Je voudrais encore rappeler la position de l’Église vis-à-vis de ce qu’a évoqué le docteur Lafont et qui, je crois, est plein de sagesse. Il s’agit d’une catégorie morale très particulière qu’on appelle l’acte à double effet. C’est un acte qui a à la fois un effet bon et un effet mauvais. L’Église dit : s’il y a proportionnalité entre l’effet bon et l’effet mauvais, si l’effet bon n’est pas conséquence de l’effet mauvais, si on recherche l’effet bon et non l’effet mauvais, alors l’acte est licite, même si on sait qu’il peut y avoir une conséquence mauvaise. Dans le cas qui nous intéresse, un médecin peut donc prescrire un médicament pour soulager son patient qui souffre gravement, même s’il sait que ce médicament peut accélérer la mort, tant qu’il ne recherche pas la mort directement. L’Église enseigne le principe et après on fait confiance au médecin car il y a des situations concrètes qui sont difficiles. En face d’un malade qui est en train d’agoniser le médecin, à partir du moment où il ne cherche pas à tuer la personne mais à soulager la douleur, peut donner des doses de médicaments qui risquent d’accélérer la mort et même de la provoquer de manière très sûre. Dans la mesure où son intention est de soulager le malade et non de le tuer.

Didier Sicard : Oui, mais la question c’est que 15 % seulement des personnes qui sont en fin de vie dans les derniers jours souffrent.

Le problème c’est que les malades ne demandent pas que l’on les soulage seulement de leur douleur. Le problème, c’est que si vous devez passer par la case douleur, on est très embarrassé.

Il y a un certain nombre de médecins qui disent : on ne va pas le tuer, on va laisser faire la nature. Il va mourir quand ce sera son heure. Et il y a là quelque chose qui est vécu par la société à tort ou à raison comme une violence.

Et là, peut-être devrait-on parler plus de la mort, car c’est un mot qui n’est pas prononcé, les gens ont peur d’en parler. Et les médecins disent : on ne nous en parle jamais. Èvidemment parce qu’il n’y a pas d’accueil.

Au fond la mort, quand il y avait l’extrême-onction, quand il y avait ce moment du mourir qui était un moment partagé, à ce moment-là, cet accompagnement était un sédatif en lui-même.

À partir du moment où il n’y a plus rien d’autre que la médecine, l’effroi de la société est très grand. Et je pense qu’il faut entendre cette revendication d’un temps de la mort, sans aller jusqu’au geste d’euthanasie qui me paraît être une catastrophe absolue dans la culture française et qui aggraverait la situation. Mais il ne faut pas opposer une sorte de : passez votre chemin, on ne vous donnera jamais la mort, on ne vous aidera pas.

C’est simplement une manière d’approcher le réel. Le rapport de l’être à la médecine a changé et pour le pire. Je dirai qu’il y a peut-être une façon – je ne dirai pas par la loi – mais une façon culturelle d’approcher cette question avec une certaine générosité.

Geneviève Boisard : Vous avez interrogé des aumônier d’hôpitaux ? Que vous ont-ils dit ? Je vais voir des personnes âgées dans un hôpital de gériatrie et je m’interroge quand l’aumônier dit au cours de la messe hebdomadaire : j’ai fait la levée de corps de madame untel, de monsieur untel… Dans quelle mesure était-il “près d’eux” pour les assister ? L’a-t-on appelé ou sont-ils morts tout seuls ?

Didier Sicard : J’ai eu une réunion avec les aumôniers d’hôpitaux dernièrement et je reste perplexe. Parce que ces personnes de bonne volonté cherchaient plutôt de l’aide et qu’ils étaient un peu désemparés.
Je me disais que les visiteurs étaient plus importants que les aumôniers. Et que les bénévoles – au sens des gens dans la vie – sont peut être plus utiles.
Le problème, c’est que le professionnel aumônier (ce que j’ai vu) me paraissait plus généreux mais en même temps perdu et au fond ne sachant pas exactement quelle était leur place.

Moi, je plaide plus pour que des gens qui soient dans la vie, qui soient jeunes, ne soient pas là forcément pour parler de religion mais pour être là, présents.

Et l’aumônier quelquefois peut être dans une situation très embarrassante.
Ce que j’ai vu, ce sont les aumôniers protestants parce que je suis protestant donc je ne connais pas le milieu catholique.

Il y a vraiment une réflexion en profondeur à avoir pour la mouvance protestante. Je ne porte pas de jugement sur les autres religions.

Mais j’ai auditionné durant les débats les représentants des aumôniers des 4 religions monothéistes et je suis resté un peu embarrassé parce qu’ils occupaient des positions posturales.

Et je me disais : ils sont confrontés à des situations réelles mais ils ne veulent pas aborder la réalité de la situation. Ils étaient en situation de représentation.

Et je me suis dit que cela n’allait pas faire avancer les choses.

Ils sont dépositaires d’une pensée a priori et un accompagnement ne doit pas s’arquebouter à une position a priori.

La faiblesse, en France, ce sont les bénévoles qui ne sont pas à la hauteur des autres pays européens.

La vraie question, c’est le monde de la solidarité face à la solitude et l’égoïsme de notre société.

Je terminerai là-dessus parce que pour moi c’est important : j’ai fait une conférence pour les infirmes moteurs cérébraux il y a un mois à Nanterre.
J’étais bouleversé par ces pauvres êtres. J’avais un interprète parce qu’il est très difficile de les entendre, leur difficulté d’élocution est considérable.

Quand je disais “pauvre” effectivement je me rends compte que je dis quelque chose de faux parce que eux disaient : notre qualité de vie est probablement comparable à la vôtre. La différence avec vous c’est le regard que la société pose sur nous. Nous, on est heureux de vivre mais la société nous considère comme des gens qui feraient mieux de pas exister. S’il y avait une loi sur l’euthanasie, on pourrait nous expliquer je ne sais quoi, mais on sait très bien que nous sommes une variable d’ajustement, on sait très bien qu’il y a mille et une raison pour nous faire disparaître : nous ne sommes pas capables d’exprimer un jugement et comme on devra passer par un interprète, on aura peur de ne pas être compris.

De la même façon j’ai vu des vieux Algériens, puisqu’il fallait quand même rencontrer d’autres populations, j’ai été bouleversé par ces hommes de 80 ans, qui restent en France puisque la médecine française leur donne confiance et qui disent : nous, parce qu’on ne parle pas bien français même si on est en France depuis quarante ans, on aura peur de ne pas être compris et puisque on a de petites retraites, il vaut mieux qu’on ne coûte pas très cher, donc…

L’idée qu’une euthanasie en France aurait des conséquences dramatiques pour la mise en danger des personnes les plus vulnérables me paraît un argument majeur contre celle ci.

En tout cas c’est ce que je défends devant les députés que je rencontre assez souvent, encore que je sois très frappé par le fait que je rencontre plus de députés socialistes et en particulier des socialistes qui ont un esprit civique remarquable, qui réfléchissent, qui sont parfois extrêmement hostiles à toute loi, des écologistes qui ne veulent surtout pas réfléchir. Quant à la Droite et à l’UMP, alors là c’est le silence total, en dehors de Jean Léonetti.

Je crains que s’il y a un moment de débat, cela va malheureusement se limiter à des slogans et que peut-être il y a une réelle difficulté pour les parlementaires de notre pays à aborder en profondeur ces questions.

Séance du 12 décembre 2013