Par Nicolas Aumonier, Maître de conférence en Histoire et Philosophie des Sciences à l’Université Joseph Fourier (Grenoble I), membre de l’AES

Le Président : J’ai un travail particulièrement aisé à faire aujourd’hui. Je dois, en cette première séance de notre année académique, vous présenter dans ses grandes lignes le thème retenu et la façon dont nous allons l’aborder, et je dois aussi présenter celui qui va nous aider à réfléchir aujourd’hui comme nous le faisons à chacune de nos séances. Or cela m’est doublement facile. D’une part, notre « invité » est chez lui puisqu’il s’agit d’un de nos membres, connu de chacun d’entre vous, d’autre part c’est essentiellement à lui, au sein de notre conseil, que nous devons l’élaboration de notre programme, de telle sorte que sa communication sera la meilleure façon de l’introduire. Je devrais me contenter de lui donner la parole !

Laissez-moi seulement le plaisir de vous rappeler que Nicolas Aumonier, ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, est agrégé et docteur en Philosophie.

Il est actuellement Maître de conférences à l’université de Grenoble, où il enseigne l’histoire et la philosophie des sciences et la bioéthique.

Je ne vais pas égrener toutes ses publications mais simplement mentionner celles qui se rapportent au thème de notre année.

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l est co-auteur d’un Que sais-je ? sur L’euthanasie. Il a été à plusieurs reprises consulté, auditionné par la Mission d’information parlementaire sur la fin de vie. Il a pris position pour une évaluation des arguments en présence (Regard éthique sur l’euthanasie, Editions du Conseil de l’Europe, 2003) et contre la légalisation de l’euthanasie (Regards sur l’actualité, La Documentation française, n° 299, mars 2004). Tout récemment, il a coordonné le numéro d’octobre 2012 de la Revue catholique internationale Communio, intitulé « Mourir ». Il était donc très bien placé pour animer notre réflexion sur le thème de cette année et je tiens à le remercier devant vous pour sa précieuse contribution à notre réflexion au sein du conseil de l’AES, et à notre programme.

Son intervention « Le déni de la mort » sera donc la meilleure des introductions de notre réflexion de l’année sur « La mort, un temps à vivre ».

Nicolas Aumonier : La brève oraison funèbre – « On naît…On vit…On trépasse… » -, qui salue l’annonce de la mort d’Henri, au tout début des Tontons flingueurs , distingue avec justesse trois temps de la vie. Celui qui trépasse est encore acteur de sa vie. Mourir, ce n’est donc pas être mort. Pour être mort, il faut avoir trépassé. Mourir, c’est être encore en vie.

De la mort, nous ne savons presque rien, à la différence de ces derniers instants de vie, qui durent plus ou moins longtemps pour chacun d’entre nous, et dont l’épaisseur de temps constitue ce que nous appelons mourir. Même dans le cas extrême d’une mort subite, mourir prend toujours un peu de temps. Ordinairement, ce temps est inconfortable, pesant, angoissant. Proches et mourant le fuient le plus souvent, voudraient qu’il soit déjà passé. Et pourtant, ce temps ne nous est pas donné pour que nous n’en fassions rien. Que pouvons-nous en dire, qu’y aurait-il lieu d’en faire ? Il convient auparavant d’essayer de le comprendre pour ce qu’il est, en évitant quelques uns des contresens les plus fréquents qui en dénient radicalement le sens. Le premier déni de la mort consiste à dire que mourir est un processus biologique incessant ; le second affirme que mourir serait un temps inutile ; le troisième, que mourir serait le temps de la déréliction la plus grande.

1. Mourir, un temps unique

Le temps du mourir ne se laisse pas si aisément délimiter du vivant même de la personne qui y entre. Ceux qui meurent sentent souvent leur fin proche, en préviennent parfois leur entourage, qui peut ne pas entendre, tant il est difficile et contre nature pour un vivant de prendre au sérieux ou, simplement, d’entendre d’un être aimé l’annonce de sa mort prochaine. Inversement, ceux qui croient mourir peuvent aussi se tromper et recouvrer quelques forces. Les mêmes erreurs de perception peuvent affecter les proches, et parfois les médecins eux-mêmes. C’est pourquoi il est plus facile, une fois la mort advenue, de ressaisir le moment où une personne a commencé de mourir.

Élargissant alors la perspective du côté de la vie morale, certains croient pouvoir dire que nous n’avons cessé toute notre vie d’expérimenter des petites morts de nous-mêmes, à mesure que nos forces déclinent et qu’il nous faut renoncer à l’image plus vigoureuse que nous pouvions avoir de nous-mêmes, au point que vivre, ou partir (en voyage), ou philosopher nous apprendrait à mourir. Que toute éducation cherche à former la volonté et qu’une suite de petits ou grands renoncements librement acceptés puisse nous mettre sur la voie du renoncement total ne signifie pas pour autant que la mort puisse jamais être apprivoisée. Cette voie pourrait nous incliner à renoncer trop vite à la vie, à vivre comme si nous étions déjà morts, en anesthésiant la vie, comme Nietzsche reprochait aux Stoïciens de l’avoir fait, Stoïciens dont les partisans de l’euthanasie sont si proches. Nous perdrions ainsi la différence radicale qui sépare des renoncements partiels d’un renoncement total.

Dans une perspective élargie du côté de la biologie, mourir apparaît intimement lié au fait de vivre. Claude Bernard, pour construire son concept de milieu intérieur, affirme ainsi que la vie est à la fois création et destruction organiques : « L’existence n’est (…) autre chose qu’une perpétuelle alternative de vie et de mort, de composition et de décomposition. Il n’y a pas de vie sans la mort ; il n’y a pas de mort sans la vie ». Mais cette perpétuelle alternative de vie et de mort suppose la vie au sens fort, c’est-à-dire l’existence d’un organisme entier, sans lequel les processus partiels de composition et de décomposition n’existeraient pas. Ces petites morts partielles ne sauraient être confondues avec le moment où l’organisme entier est confronté à sa mort. Inversant l’équilibre bernardien, certains théoriciens de la mort cellulaire programmée reprennent l’idée que la mort se trouverait tapie au sein de la vie, et la régulerait en étant le vrai sujet de la vie. Dans La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice , Jean-Claude Ameisen, actuel président du CCNE, reprend la thèse selon laquelle « Chaque jour, plusieurs dizaines de milliards de nos cellules s’autodétruisent, et sont remplacées par des cellules nouvelles. Nous sommes, à tout moment, pour partie en train de mourir et pour partie en train de renaître » (p. 17). Cette autodestruction dont l’apoptose est un cas particulier peut être décrite comme un processus régulé dans l’organisme , qui peut faire l’objet d’une caractérisation génétique. Trois gènes principaux, codant respectivement trois protéines, sont impliqués dans la régulation de l’apoptose chez Caenorhabditis elegans (qui a servi de premier modèle pour l’élaboration de la théorie de la mort cellulaire programmée) : le gène du destructeur (ced-3) , le gène de l’activateur (ced-4) et le gène du protecteur (ced-9) (ced pour cell death). Chacun de ces gènes permettant de fabriquer la protéine qu’il code, la protéine Ced-4 joue le rôle d’activateur d’une sorte de paire de ciseaux, la protéine Ced-3, qui est empêchée d’agir par un protecteur, la protéine Ced-9. Au-delà d’un seuil critique, il n’est plus possible de s’opposer à la destruction opérée par Ced-3. La cause de la mort cellulaire programmée tient à l’activité de cisaille de Ced-3, mais le déclenchement de cette action peut être soit la neutralisation du protecteur Ced-9, soit l’activation de l’exécuteur Ced-4. A partir de ce premier modèle, le phénomène de mort programmée a été étudié dans les neurones de souris, et, chez l’être humain, lors de la sélection des lymphocytes T au moment du développement embryonnaire. Le nom des protéines impliquées diffère, mais les trois fonctions (activateur, exécuteur, protecteur) à l’œuvre dans la mort cellulaire programmée restent remarquablement conservées . Certains croient alors pouvoir conclure que la mort cellulaire programmée est le véritable sculpteur des formes vivantes, le véritable sujet de la vie. En réalité, les événements qui surviennent au sein d’une cellule donnent lieu à des réponses métaboliques précises par lesquelles un fragment d’organisme s’adapte constamment aux modifications de son environnement. Cette adaptation constante est ce en quoi consiste précisément la vie d’un organisme vivant, seul support réel des forces, même de destruction, qui peuvent s’exercer contre certaines de ses parties. La mort cellulaire programmée ne saurait donc être une véritable cause, ni une force de néantisation autonome, venant bouleverser le primat logique, ontologique et biologique de la vie sur la mort. La mort cellulaire programmée n’est pas le vrai sujet de la vie, ni la force vitale secrète de la vie. Il n’y a pas de vitalisme de la mort. Par suite, le mourir à l’œuvre dans un processus de mort cellulaire programmée n’a rien de commun avec le mourir de l’organisme tout entier. Ces phénomènes de morts partielles sont des moyens au service des intérêts vitaux d’un organisme. Bien différent est, pour un organisme entier, le fait de mourir, qui met un terme à tous les processus de vie dont il était le siège. Mourir est donc un terme qui ne concerne proprement qu’un organisme entier. C’est, pour lui, le moment unique de la fin de sa vie.

Ce moment unique dont il n’est pas toujours aisé de remarquer le commencement a-t-il une fin plus aisément repérable ? Il n’est pas si facile de délimiter l’achèvement de ce processus qui a sa temporalité propre pour chacun d’entre nous. Nous nommons mourir le processus entier dont le terme est la mort. Or la définition des critères de mort a évolué au cours de notre histoire. Pendant longtemps, ces critères ont été construits pour s’assurer que le mort était bien mort. Depuis l’apparition des différentes techniques de réanimation, puis de greffes, le but de ces critères s’est dédoublé : ils doivent permettre de vérifier que le mort est juste assez mort pour être bien mort, tout en ayant des organes suffisamment vivants pour être éventuellement prélevés et greffés à des receveurs histocompatibles. Du fait des techniques de réanimation, l’arrêt cardiaque et respiratoire irréversible a perdu de sa pertinence. Il est désormais remplacé par celui de mort encéphalique (ou mort cérébrale), vérifiée, dans le cas d’un arrêt cardiaque et respiratoire, par une absence totale de conscience et d’activité spontanée, par l’abolition de tous les réflexes du tronc cérébral, et par l’absence de ventilation spontanée, et, dans le cas des personnes assistées par ventilation mécanique, par le contrôle de l’irréversibilité de l’arrêt respiratoire et par deux électroencéphalogrammes plats à 20 minutes d’intervalle ou par une angiographie montrant que le cerveau n’est plus irrigué .

La délimitation des critères de mort n’est donc pas totalement séparée des éventuelles pratiques que ces critères sont susceptibles de permettre. Si le respect inconditionné du mourir d’une personne doit aller jusqu’à la rigidité cadavérique (rigor mortis), les prélèvements permettant de sauver des vies deviendraient impossibles. A l’inverse, si la décision est prise de prélever aussitôt la mort cérébrale déclarée, lorsque le corps est encore chaud, le corps du défunt est utilisé, certes, mais pour sauver des vies . Dans le code de droit canonique (1983), « S’il y a doute que le malade soit parvenu à l’usage de la raison ou que sa maladie soit dangereuse, ou qu’il soit décédé (vel mortuus sit), le sacrement sera administré » (canon 1005). Or la limite du doute est la rigidité cadavérique. Ce qui signifie concrètement qu’un mourant tout juste mort peut encore recevoir le sacrement des malades si sa main reste encore souple. Les catholiques doivent donc faire tout leur possible pour que toute personne à laquelle seront prélevés des organes après mort cérébrale mais avant mort clinique, reçoive les derniers sacrements et soit libérée de tout péché avant de paraître devant Dieu. Si aiguë soit-elle, cette question ne concerne cependant qu’une toute petite minorité de mourants.

Le premier déni de la mort consiste donc à ne pas la voir arriver, ou à la croire semblable aux petites morts cellulaires qui rythment nos vies et à en perdre la radicalité, ou à en manquer la délimitation, pour une part, observée, pour une part, supposée. Mourir est donc le moment unique d’un organisme encore en vie qui cesse brutalement, mais en un peu de temps, de vivre. Qu’y a-t-il donc à vivre dans ce moment unique ?

2. Mourir, un temps unique à vivre

Toute personne est singulière et vit de manière singulière l’amenuisement de ses forces et la progression d’éventuelles maladies dont le développement est en partie prévisible. Mais nous vivrons tous physiquement à peu près la même mort, par arrêt du cœur ou des poumons, par une sorte de commune simplification. A défaut de savoir comment nous vivrons ces derniers instants, nous savons au moins à peu près en quoi ils consisteront.

Souffrirons-nous ? En principe, non, pour ce qui est de la douleur physique, puisqu’il est possible aujourd’hui de la soulager à 100 %, la sédation pouvant pendant quelque temps prendre le relais d’une antalgie qui ne serait plus efficace. Mais lorsque la douleur physique est insupportable, c’est, trop souvent, qu’elle n’a pas été suffisamment prise en compte. Les moyens humains de lutte contre la douleur restent encore notoirement insuffisants dans les hôpitaux, où il n’est pas rare que le médecin référent antidouleur soit un chirurgien, un oncologue, un anesthésiste-réanimateur qui ont bien d’autres choses à faire que d’être disponibles pour adapter au mieux à un malade un traitement morphinique ou antalgique qui nécessite surveillance et doigté. Ce temps de souffrance, d’amenuisement, de rétrécissement, de dépendance, voire d’inconscience, n’y aurait-il pas lieu de nous en dispenser et de devancer la déchéance de la mort naturelle par une mort librement acceptée, consciente, entourée de tous nos proches au moment que nous aurions choisi ? Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, affrontée aux souffrances de la tuberculose et des soins dérisoires de son époque, a connu la tentation du suicide : « Si je n’avais pas eu la foi, je me serais donné la mort sans hésiter un seul instant » (CJ 22.9.6) . Qu’y aura-t-il là à vivre d’essentiel, même si cela sera peut-être redoutablement difficile ? Même diminués, nous vivrons une vie libre, au lieu d’être aliénés à une date et à des modalités que nous aurions arbitrairement choisies. Cette liberté, nous la vivrons jusqu’à l’extrême de ce qu’il nous sera donné de vivre , au lieu de la rétrécir aux limites de nos désirs plus ou moins ego-enfermés. Ce rétrécissement ultime de nos forces sera ce qui ouvrira le plus notre cœur à la possibilité d’aimer entièrement. Quelqu’un qui meurt est aux avant-postes de l’humanité. Il l’est pour lui-même et pour tous les autres. Les chemins de traverse sont une vraie tentation. Peut-être le réflexe de ne pas souhaiter être un déserteur, pour soi et pour ses proches, peut-il nous encourager à tenir bon.

Notre mouvement naturel de vivants est d’euphémiser la mort et de fuir l’agonie. Il n’est pas toujours facile de trouver les mots et, parfois, ne rien dire est une manière de se parler. Mais il nous faut sauver l’agonie et la considérer avec bienveillance. Mourir nous ouvre d’une manière paradoxale, mais radicale. C’est la raison pour laquelle il importe de maintenir le plus de conscience qu’il sera possible en fonction de la souffrance vécue. Loin que l’approche de la mort soit fuie par les mourants eux-mêmes, ou leurs proches, ou les médecins, il serait heureux que les médecins, qui sont souvent les premiers à la voir venir, puissent délicatement prévenir les familles d’avoir à être là, si le mourant le souhaite, ou non, s’il ne le souhaite pas, pour que les capacités d’aimer du mourant et de sa famille ou de ses proches puissent être encouragées jusqu’au bout.

Contre bien des dilutions possibles, mourir est un temps unique. Contre toute forme de prétendue maîtrise de nos vies, mourir est un temps unique à vivre, et à vivre jusqu’au bout, afin d’aimer mieux et plus complètement. Enfin, contre la tristesse qui se rencontre fréquemment chez les défenseurs de l’euthanasie, qui donnent souvent l’impression d’être accablés par le désespoir de leurs positions, nous pouvons aussi constater que mourir en allant jusqu’au bout de la vie qui nous est donnée nous rend souvent plus joyeux et plus aimant. Les défenseurs de l’euthanasie commencent par constater qu’une situation est, à leurs yeux, sans issue – ils sont passés maîtres dans l’art de médiatiser des cas apparemment dramatiques, de personnes en réalité enfermées dans un huis-clos, ou un refus de soins, ou un refus d’antalgiques, ou un refus de la sédation -, et produisent alors un jugement de type stoïcien ou aristocratique par lequel une volonté condamne son propre corps à mort. Il semble pour le moins aventureux de condamner à mort le support même de cette volonté, qui ne peut rester libre – y compris de changer d’avis – qu’en étant portée par un corps. Il est pour le moins paradoxal, au moment où la peine de mort est supprimée dans bon nombre de démocraties, de vouloir la rétablir à usage personnel, déguisée en liberté, voire en droit politique, sous les encouragements de ceux qui croient pouvoir économiser le pourtant si faible coût réel des soins palliatifs. Enfin, au lieu de chercher à être soulagées, ces personnes ne vont voir que des partisans de l’euthanasie ou du suicide assisté qui les enferment un peu plus dans leur décision, et leur procurent illégalement les moyens d’en finir. Une loi qui encouragerait cet enfermement dans le désespoir n’inciterait pas les médecins à s’occuper vraiment de la douleur (ni à en demander les moyens réels aux autorités politiques), ruinerait la confiance des malades en leurs médecins sans pour autant sortir de la clandestinité les décisions de ceux qui s’obstineraient à vouloir emprunter des chemins détournés. La société ne saurait céder au chantage politique de groupes de pression souvent libertariens qui, sous couvert d’affirmer un prétendu droit de propriété des sujets sur leur corps, semblent vouloir développer les nouveaux marchés du suicide assisté et de l’euthanasie, et y assujettir les corps. Une société qui fournirait à une volonté les moyens légaux de mettre à mort son propre corps cesserait tout simplement d’être une société solidaire, ruinerait toute justification de la lutte contre le suicide, et imploserait en autant d’individualismes qu’elle compterait de sujets.

Toutes les fois qu’une personne ou ceux qui l’entourent cessent de considérer le mourir comme un temps unique à vivre, l’essentiel est oublié. Souvent, la souffrance, l’angoisse ou l’unique préoccupation de la lutte contre la maladie et le déclin des forces entraînent un véritable déni du mourir, chez le mourant ou ceux qui l’entourent. La priorité devient alors de calmer la souffrance et l’angoisse, pour favoriser une avancée aussi paisible que possible sur le chemin escarpé, difficile, mais essentiel, du mourir, en maintenant, autant que l’intensité de la souffrance le permet, la conscience. La souffrance et l’angoisse du mourant ou de son entourage sont donc la première cause d’un déni du mourir comme temps unique à vivre. La seconde cause de ce déni vient de la douleur morale de se sentir si diminué que la vie ne paraît plus à beaucoup digne d’être vécue. Il faudrait qu’il puisse nous rester assez de force et de joie pour penser tout le contraire. C’est lorsque le périmètre physique se rétrécit de manière dramatique que peut advenir la conscience simple, joyeuse de recevoir la vie comme un don, d’autant plus grand que nous ne l’avons pas choisie. Pour autant que l’agonie puisse être le plus possible débarrassée de souffrance et d’angoisse, elle est ce moment de rétrécissement commun à tous les êtres humains, marque d’une fraternité essentielle abolissant toute différence d’âge, de condition, de pouvoir, de fortune – et l’on comprend bien pourquoi ce sont surtout des personnes ayant exercé toutes formes de pouvoir qui souhaitent le plus être dispensées de ce qu’elles jugent être un intolérable abaissement – ; et l’agonie est aussi ce moment de concentration de la personne sur l’essentiel de ce qui a fait sa vie : aimer en vérité, se donner – ce pourquoi il est si important de pouvoir vivre en vérité ce grand moment de rétrécissement décisif, et, dans la mesure du possible, d’en partager l’intensité avec ceux qui peuvent la comprendre – ce que souvent la famille ou les plus proches ne peuvent ou ne veulent. En somme, il y a dans le déni du mourir une forme de tristesse, à l’opposé de la joie de celui ou de celle qui, en mourant, se prépare à tout donner.

Tout donner, pourquoi pas, mais comment ?

3. Mourir, un temps unique à vivre avec le Christ

Se concentrer sur l’essentiel, ce n’est certainement pas vouloir, en mourant, être vraiment soi-même, accéder enfin à la vérité de soi-même, et, comme le dit Rilke, « mourir sa propre mort ». Cette vision égocentrée nous fait manquer l’essentiel, qui est de se donner tout entier. Pour un chrétien, l’imitation du Christ éclaire d’un sens précis cette action de se donner. Si « ce qui est chrétien dans les chrétiens, c’est le Christ » (Saint Augustin), la mort du Christ est l’unique mort chrétienne, à laquelle nous avons à nous conformer. Mourir, c’est mourir avec le Christ, « comme acte d’amour pour Lui ». Le Christ est parole du Père, il correspond à chaque instant, librement, par amour, à ce que veut dire Son Père qui L’envoie. Or, dit le Christ, « ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne » (Jean, 5,3 ; 6, 38 ; 7, 17). La vraie marque de ce don radical, c’est mourir (« Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean, 15, 13) signe de l’obéissance totale au Père. En mourant, le Christ se tourne tout entier vers Son Père, reprenant son mouvement intra-trinitaire de totale dépendance dans la charité. La mort n’apprend donc rien au Christ qu’Il n’ait vécu dans la Trinité. Ce sont les hommes qui ont besoin de ce passage qu’est la mort, qui traduit dans le créé le passage trinitaire d’une hypostase (ou personne) à l’autre. Pour un être humain, la mort est l’unique moyen de vivre ce passage de charité qu’est la vie divine. Seul le passage par la mort peut nous permettre d’imiter le don de la vie divine dans la Trinité, et d’y participer ainsi. La mort n’est alors, si l’on veut, ce que nous avons de plus propre que parce qu’elle est le lieu de la désappropriation de nous-mêmes . En mourant, le Christ rend l’esprit (Jean, 19, 30), c’est-à-dire nous donne l’Esprit Saint, relation du Père au Fils devenue personne. « Le don de l’Esprit, et lui seul, rend possible une mort chrétienne, une mort qui puisse être vécue comme le fait de se mettre à la suite du Christ. Le don de l’Esprit fait de la vie un don qui ne devient irrévocable qu’au moment de la mort ». Mourir avec le Christ, c’est passer par la mort pour se rendre entièrement disponible au dessein de charité révélé par le Père qui est de faire de nous ses fils. Approfondissant ce mystère de charité, Bernanos va jusqu’à dire, dans le Dialogue des carmélites, que nous mourons aussi les uns pour les autres .

Si la mort chrétienne est un passage, elle n’est pas l’instant que la foi du charbonnier nous présente parfois comme bien vite passé avant de demeurer en Dieu pour la vie éternelle. Elle est passage par le don de soi comme dépouillement total à la suite du Christ. Comment nous y prendre, et combien est juste l’effroi plein d’esprit de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : « Ma Mère, est-ce l’agonie ?…Comment vais-je faire pour mourir ? Jamais je ne vais savoir mourir !… » (CJ 29.9.2). C’est pourquoi le Christ Lui-même nous y aide, par sa présence constante à nos côtés, par ses sacrements , qui font de ce temps une veillée d’armes, pour le mourant comme pour ses proches, qu’ils soient physiquement présents, ou seulement présents par la prière. Le temps du mourir est un temps de combat. Le premier de ces combats est de nommer ce temps, de demander aux professionnels de santé qu’il ne soit ni dénié par une inutile euphémisation, ni confisqué par des gestes ultimes souvent bien inutiles qui font que la famille est tenue à distance de celui qui meurt. Celui qui meurt, comme ceux qui vont bientôt être seuls ont mutuellement besoin de la prière les uns des autres. C’est le Christ qui les réunit. Masquer la mort au moment où elle risque le plus de survenir, c’est masquer le don que le Christ nous fait de Sa vie. À chacun de trouver le ton juste d’efficace discrétion qui aide à avancer avec le Christ.

Ce combat est aussi un combat contre la tristesse et en faveur de la joie. Que celle-ci soit ou non ressentie, elle est présente dans la foi de celui qui meurt à la suite du Christ. L’euthanasie et l’acharnement thérapeutique soulignent par contraste cette joie. Elles cherchent à devancer la mort ou à la reculer pour mieux la fuir. Dans ces deux tentatives de maîtrise, symétriques et identiquement vaines, mourir est d’une tristesse infinie. Le mourant est empêché de se donner, il est écarté de la joie de pouvoir se donner en mourant. A ces différentes manières de fuir sans joie une manière proprement humaine de mourir, la foi au Christ cherche à retrouver une manière véritablement humaine de mourir, qui n’est pas un simple consentement stoïcien à l’inéluctable, mais l’espérance joyeuse qu’implique de donner sa vie à Dieu en suivant le Christ dans sa mort et sa résurrection. Le chrétien n’accepte pas seulement de mourir naturellement, mais cherche à se donner tout entier en mourant. Cela peut ne pas exclure une certaine peur naturelle devant la mort, mais cette peur naturelle est distincte à la fois de la lâcheté irrationnelle devant la mort, et de l’angoisse que peut éprouver une créature chosifiant la nullité de son être sans référence à la bonté de son Créateur, angoisse dont nous sauvent le baptême et l’angoisse rédemptrice du Christ. Ce qui importe n’est donc pas la quantité ni même la qualité d’une vie humaine, mais sa forme accomplie, qui implique le don de soi par amour, et qui s’appuie sur la victoire du Christ sur la mort par son sacrifice d’amour. Ainsi, vivre sa vie jusqu’à son terme naturel en se donnant soi-même ouvre à l’espérance pleine de joie d’accepter de mourir, et d’accepter que mourir soit un don qui nous sauve, le chrétien voyant dans la survie de l’âme l’expérience du dépouillement radical d’une vie en Dieu qui nous sauve .

C’est pourquoi le temps du mourir n’est pas encore achevé lorsqu’une personne vient d’être déclarée morte. Commence ou continue pour elle le temps de sa remise à Dieu, de sa pleine acceptation de la vie en Dieu comme âme bientôt séparée de son corps . Ce temps doit être un temps calme, concentré et priant : le oui définitif à Dieu s’y décide, les conversations, les téléphones et le règlement des futures obsèques peuvent bien attendre quelques heures. Marthe Robin disait que, pour une personne malade et très affaiblie, ce oui que la Sainte Vierge, avec les saints, aide de toutes ses forces l’âme du défunt à prononcer peut ne prendre qu’une demi heure, tandis que, chez un être en pleine santé que la mort surprend à l’improviste, ce temps peut durer jusqu’à cinq ou six heures. La récitation du chapelet devant le corps du défunt est alors l’une des prières les plus fortes et les plus décisives que l’Église propose en cette occasion. Mourir prend donc un peu de temps. Ce temps est bien occupé. Le mourant suit le Christ dans son dépouillement total. Après l’arrêt des fonctions vitales, l’âme est librement appelée à répondre un oui définitif à Dieu. Puissent alors les opérations de prélèvement, lorsqu’elles surviennent chez des personnes jeunes, ne pas troubler ce temps de la remise libre et confiante d’une âme à Dieu.

Nous avons examiné trois dénis de la mort, ou plutôt trois dénégations du mourir : ce qui le dilue dans la continuité de la vie ou en fait le sujet réel de la vie, dans une sorte de vitalisme de la mort ; ce qui le prend pour un temps inutile dont le suicide ou l’euthanasie auraient alors de bonnes raisons de nous délivrer ; ce qui le prend pour un temps d’abandon en prétendant le vivre sans le Christ, sans la joie du don de soi ni celle de l’entrée dans la vie surnaturelle. Notre Académie d’éducation a souhaité toute cette année, dans les différentes communications que nous entendrons, nous éduquer à sortir de nos peurs pour comprendre que mourir est un temps unique, un temps unique à vivre pour mieux aimer, et à vivre avec le Christ pour nous donner entièrement à Lui. Si nous chassons les peurs dont ces trois dénis sont le signe, nous savons que, lorsque notre tour viendra, nous serons alors, dans l’état qui sera le nôtre, bien affairés, mais aussi, bien entourés, peut-être de nos proches, ici, s’ils le peuvent, mais surtout du Christ, de sa mère, et de tous les saints.

Échange de vues

Francis Jacques : Merci, cher Nicolas, de nous avoir fait passer par la biologie, les sciences sociales et même par l’économie, dans l’éthique, et même par instant dans la christologie. Je pense que votre souci a été de passer effectivement par le Christ, par la théologie et du même coup de faire passer notre mourir de la vie à la mort, d’une certaine façon. C’est en effet un moment affairé, que le moment du passage, c’est un moment bien entouré par ceux qui nous aiment, par le Christ et sa mère et par tous les saints. Vous avez su l’évoquer avec force. De là notre émotion grandissante à mesure que vous parliez. Merci cher Nicolas.

Je griffonnais pendant ce temps-là une première remarque. La suivante : que non seulement le théologien est sensible au fait de l’événement insigne qu’est celui de la venue de la mort et de la Résurrection du Christ, mais il est également sensible au fait que notre propre cœur est habité par la mort. Du même coup, il faudra, quand il ne pourra plus contenir notre amour, que cet amour revienne à sa source primitive en Dieu. « Maintenant et à l’heure de notre mort », comme nous prions en boucle dans le rosaire. Or, si je prends le moment où je vais être séparé de ceux que j’aime et qui m’aiment, c’est alors que cette inférence nécessaire devrait avoir lieu de la façon la plus effective. Il faudrait tout faire pour que cet amour revienne à sa Source authentique.

Ma deuxième remarque est d’ordre éthique ou plutôt existentiel.
Tout se passe comme s’il ne nous suffisait pas, avec le souci de la bonne vie, de traverser la vie, il nous fallait aussi passer par la mort. C’est une manière de recentrer sur la mort au lieu de l’euphémiser. Il nous faut passer par la bonne mort. En éthique, il y a le bien vivre et voici qu’il y a aussi la bonne mort. Peut-être débordons-nous l’éthique stricto sensu. Mais pas l’éthique chrétienne.

Il y a évidemment des circonstances qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous. On repasse par le thème stoïcien. Mais je l’entends aussi chez Simone Weil. Quand la vie est souffrante, dit-elle, à force de souffrir on use le “moi”, on use le “je”, on l’abolit même quand la souffrance va jusqu’à la mort. D’où la raison d’être de l’appareil des soins palliatifs. Ils conditionnent concrètement et de façon assez directe le bien vivre la mort. L’aspect de médicalisation de la mort, que nous avions semblé contester en insistant pour dire que c’était la christologie qui était au centre, revient maintenant au premier plan.

Dernière remarque, la troisième que je ferai est la suivante. On peut se demander si tout ce qu’il y a de profond vient au vieillard de la proximité de la mort.

C’est vrai, le vieillard est sur le seuil. Il y a en a d’autres. Socrate aussi a été un homme sur le seuil. On écoute avec une attention particulière son questionnement sur la mort et l’immortalité de l’âme parce que le philosophe du Phédon qui a dû boire la ciguë attendait la mort qui s’approche. Ce qui me frappe, c’est qu’on interroge volontiers des vivants, des mourants, des vieillards mais aussi des malades condamnés, et tous ceux qui nous donnent l’impression de ne pas vouloir laisser partir leur cœur dans l’ombre pour toujours. Etant sur le seuil, ils ont quelque chose à dire.

Il y a donc des textes sur lesquels j’aurais tendance à insister, de ceux qui sont de la génération aînée, qui sont de plus en plus sur le seuil. Et plus généralement le texte de ceux chez qui je peux lire un témoignage sur le rapport extrêmement profond qui existe entre l’amour et la mort.

À cet égard, j’ajoute un bref commentaire de méthode. Sur une question aussi grave que le déni de la mort, comme sur toute question essentielle, je trouverais bon qu’il soit tenu compte équitablement, dans toute la mesure du possible, des quatre types de textes véridictoires, avec leur référence distincte à la vérité : les textes scientifiques bien sûr, mais aussi les textes poétiques, philosophiques et théologiques qui portent sur la part non problématisable de notre interrogativité. Il revient au modérateur de nos débats d’y veiller et de rétablir l’équilibre si d’aventure il était rompu. D’ailleurs il est très remarquable qu’ici à l’AES il le fasse le plus souvent.

Nicolas Aumonier : Merci beaucoup, cher Francis, de votre présence et de votre si riche intervention.

Ce qui me frappe dans ce que vous avez dit, c’est le thème du continu.
Il y a une correspondance profonde et continue entre le sérieux de l’amour et celui de la mort. C’est pourquoi la foi chrétienne tient à la continuité de l’âme entre le temps où elle est unie à notre corps, et le temps où elle vit en Dieu de la vie surnaturelle qui est la sienne après la mort, dans l’attente de la résurrection de nos corps.

Il y a une seconde continuité dans le souci de maintenir la conscience aussi vive que possible, grâce aux soins palliatifs, au service de la bonne mort.
Il y a une troisième continuité dans la très belle métaphore du texte de la génération aînée compris comme témoignage, à partir du seuil, sur le rapport entre l’amour et la mort.

Il y a enfin une continuité dans la saisie du rapport entre l’amour et la mort par les quatre dispositifs véridictoires que vous avez nommés : scientifiques, poétiques, philosophiques et théologiques.

Lorsque notre cœur ne pourra plus contenir notre amour, dites-vous, il sera bon qu’il revienne à sa source, qu’il revienne en Dieu. Mais si nous mourons avec le Christ, ne pouvons-nous pas dire aussi que tout l’amour que nous avons pu recevoir et donner n’a jamais, en principe, cessé d’être en Lui ?
En ce sens, la recherche éthique de la bonne mort n’est pas seulement le symétrique ou le complément de la recherche du bonheur dans une vie accomplie jusqu’à son terme, elle fait partie de notre exigence éthique fondamentale : recevoir comme un don la vie jusqu’au bout, s’efforcer d’aimer toujours plus, d’élargir notre capacité d’aimer pour aimer même lorsque notre corps sera sans force.

Pourrons-nous jamais manquer notre mourir ? Oui, en un sens, si nous manquons de passer de la mort à l’amour. Mais comme, d’une certaine manière, nous manquerons tous quelque chose de ce passsage, nous croyons que le Christ nous sauvera.

Néanmoins, ce qu’il y aura à vivre sera de l’ordre de l’inférence continue, comme vous l’avez très bien dit, de la mort à l’amour.

Or ce qu’il y a ici de véritablement continu, c’est notre vie elle-même. Notre vie est continue parce qu’aimer est ce qui nous fait vivre. Et sans que nous sachions très bien comment, nous pressentons cette continuité en pensant à la manière dont le Christ nous aime.

Vous avez remarqué que je me suis efforcé d’être assez bref pour que, dans cette première séance qui est un peu une introduction à notre cycle annuel, nous ayons un long moment pour échanger.

Louis Lucas : Je voudrais vous interroger sur le troisième point de votre exposé quand vous avez dit, si j’ai bien compris, que, après que la mort ait été déclarée, restait un temps où l’âme encore liée au corps, en quelque sorte « temps de remise à Dieu », que vous avez chiffré de une demi heure à six heures.

Sur quoi peut-on s’appuyer pour dire cela qui est très important ? Dans notre monde, ce serait très bien de pouvoir le faire, mais il faut être armés.

Nicolas Aumonier : C’est Marthe Robin qui affirmait cela, avec simplicité et autorité, puisqu’elle le tenait de source sûre…. Mais ceux qui ont vécu une expérience de mort immédiate, que l’on a cru mort, et qui sont revenus à la vie décrivent tous une grande lumière, un appel à aimer plus encore…

Jean-Paul Guitton : Il me semble que dans nos familles, dans notre culture, on avait bien cette idée que l’âme quitte le corps un certain temps après la mort corporelle, et que pour cela il fallait veiller les morts. On y passait des nuits entières. Cela pouvait aller je crois jusqu’à trois jours. On pourrait à ce propos évoquer Malbrough s’en va t’en guerre :
…./….On vit voler son âme,
Mironton, mironton, mirontaine,
On vit voler son âme
A travers les lauriers.

Jean-François Lambert : Avant tout, je veux insister sur le fait qu’en tant que personne et en tant que chrétien, je partage complètement le point de vue défendu par Nicolas Aumonier sur le caractère unique et singulier de la mort d’une personne, même si ce que je vais dire maintenant semble contradictoire.

Une demi-heure, six heures, trois jours… Combien de temps dure le « passage » dans la mort ? Un récent travail scientifique – qui fait d’ailleurs l’objet de trois pages dans le numéro d’octobre 2013 de La Recherche – chiffre à 30 secondes après l’arrêt cardiaque définitif, le moment de la mort cérébrale. Il s’agit d’une expérimentation chez le rat, mais il existe des élements de comparaison suffisants avec les données recueillies chez l’homme (forte activité cérébrale constatée pendant 30 à 90 secondes après le prélévement d’organes et l’arrêt cardiaque). Ainsi, entre l’arrêt définitif du cœur et la mort cérébrale, chez le rat, il s’écoule trente secondes pendant lesquelles on constate un emballement considérable de l’activité électroencéphalographique avec des tracés qui correspondent à des niveaux d’hyper-vigilance et qui, chez l’homme, sont associés aux états de conscience augmentée (rêve, méditation, états d’extase).

Les journalistes qui présentent cet article et les auteurs du travail eux-mêmes, prétendent ainsi expliquer d’une manière rationnelle et quasi définitive les expériences dites de mort imminente (EMI ou en anglais NDE, near death experience). En effet, la plupart des personnes ayant vécu un tel état disent avoir vu défiler en un temps très court l’ensemble de leur vie sous forme de flashs successifs récapitulant leur existence. L’épisode d’hyper-activité cérébrale, censé accompagner un état d’hyper-conscience, serait particulièrement propice à ce type d’expérience. Finalement, ce travail expérimental plaide plutôt en faveur de l’existence d’un vécu personnel singulier au moment de la mort. Plus globalement, c’est la question du rapport entre un événement cérébral objectif et le vécu subjectif qui est ici en question.

Puisque j’ai pris la liberté de demander le micro, je voudrais ajouter que je regrette beaucoup de ne pas avoir entendu le premier point de l’exposé de Nicolas Aumonier, parce que l’existence de « petites morts » semble pourtant bien nécessaire à la vie, qu’il s’agisse du fonctionnement cellulaire, du développement embryonnaire, de l’élimination sélective des synapses ou de la mort cellulaire programmée (apoptose). Je conviens, bien sûr, que ces « petites morts » ne nous apprennent rien sur notre mort personnelle et je sais que le débat porte ici sur notre mort singulière, mais je pense quand même qu’il convient de ne pas oublier que la permanence de la vie suppose le renouvellement continu de ses composants, et donc leur élimination.

Nicolas Aumonier  : Merci, cher Jean-François, de vos deux questions si profondes.

Pour la seconde, par laquelle je commence, je ne conteste pas du tout, je l’ai dit, le rôle régulateur de ce qu’on appelle la mort cellulaire programmée, dont l’apoptose est un cas particulier.

Je conteste simplement la thèse philosophique que certains croient pouvoir en tirer, à mon avis à tort, qui consiste à faire de la mort le sujet de la vie, comme on a pu le faire de l’évolution, ou encore des gènes égoïstes censés être les véritables sujets de la vie. Or il me semble que, dans l’apoptose, c’est bien la vie qui agit (en utilisant pour cela, par exemple, des éléments de cisailles), et non la mort, et que c’est donc bien la vie qui est le sujet de la vie.

De même que les matérialistes ont souvent alerté sur le danger que présentait un certain vitalisme, il me semble qu’il y a sous la plume de Jean-Claude Ameisen, actuel président du Comité consultatif national d’éthique, et d’autres, une sorte de vitalisme de la mort qui ne tient pas logiquement. La vie est ontologiquement première, et la mort, seconde.

Quant à votre première question, portant sur les expériences de mort imminente chez l’être humain et l’animal, et les trente secondes critiques que l’on pense exister chez le rat, il y aurait beaucoup à dire.

Ce qui me semble le plus important, c’est que, entre l’arrêt du cœur et la mort cérébrale il y a déjà une véritable continuité. Il y a des processus qui se passent, qui sont enchaînés, cohérents. Ce n’est pas le grand trou noir quand le cœur s’arrête et de ce fait ce n’est pas non plus le grand trou noir quand le cerveau s’arrête.

Et c’est peut-être tellement peu le grand trou noir qu’un non médecin ayant la chance d’assister au processus entier de prélèvement d’organes ne peut manquer d’être frappé de ce que, comme pour se rassurer, le chirurgien préleveur dit bien à l’anesthésiste de mettre la dose qu’il convient pour vraiment sédater, sédater, sédater…
Pourtant, au début de l’histoire du prélèvement d’organes, on n’administrait aucune anesthésie puisque les corps sur lesquels ont prélevait des organes étaient morts.

Or si nous faisons un tout petit peu d’histoire des sciences, ou d’histoire de la médecine, nous pouvons nous rappeler l’époque à laquelle les enfants n’étaient pas anesthésiés parce qu’ils étaient censés ne pas ressentir la douleur, dépourvus qu’ils étaient des fibres C nécessaires pour la ressentir.
Si, de la même façon que nous l’avons fait pour la douleur des enfants, nous devions un jour réviser notre jugement à propos des personnes qui sont en état de mort cérébrale, et découvrir que la sensation de la douleur pourrait persister un certain temps après la mort, parce qu’une sorte de mémoire de l’activation des fibres C persisterait encore un certain temps, voilà qui justifierait la pratique de sédater un corps lors d’un prélèvement en vue d’une greffe, non pas seulement, comme le disent les spécialistes, pour éviter les réflexes médullaires, dits aussi « de Lazare », ou à un Saint Denis de porter sa tête sur une certaine distance, mais bien pour éviter à ces corps, qui ont besoin d’un peu de temps pour passer de l’activité au repos éternel, une douleur d’autant plus atroce qu’elle ne pourrait pas être signalée.

Cette prudence ne contredit pas notre foi chrétienne, qui n’est pas en désaccord avec ce que l’on peut imaginer d’une simple continuité raisonnable, c’est-à-dire d’un état réel dont les effets visibles, palpables, tangibles ou perceptibles à l’aide d’instruments ne seraient pas (encore ?) détectables.

Henri Lafont : À propos des personnes entrées dans un coma profond, je crois important, à l’usage des familles, d’insister sur l’incroyable difficulté d’apprécier la capacité du malade comateux à percevoir les sons. Un livre récent, « Une larme m’a sauvée » décrit le cas d’une malade entée progressivement dans un coma très profond, sans aucune réaction aux manœuvres les plus douloureuses, trompant le médecin lui-même, qui prédisait une mort prochaine. Il s’agissait d’un syndrome connu mais très rare.

À propos de la disposition spirituelle devant la mort, vous insistez sur le don de soi, laissant de côté la disposition à l’abandon. N’avez-vous pas été frappé par l’extraordinaire attitude de cette enfant, atteinte d’une paralysie progressive de toutes les fonctions motrices et sensorielles ? À chaque étape de ce lent cheminement vers une mort inéluctable, l’enfant réagissait, sans se plaindre, avec un abandon, une sérénité impressionnante. Il me semble que, à l’approche de la mort, l’apprentissage de l’abandon est une attitude opportune, et nullement étrangère à celle du don.

Nicolas Aumonier : Merci beaucoup, cher Docteur, de nous avoir rappelé ces deux histoires tout à fait bouleversantes.

Il est vrai que le don et l’abandon se complètent, s’humanisent mutuellement, s’équilibrent. C’est un fait aussi que tout ce qui nous éloigne, tout ce qui nous décentre de nous-même nous fait progresser, et que, si nous appelons abandon ce décentrement, il nous est très nécessaire. Il me semble pourtant que ce que nous pouvons décrire comme un abandon peut encore ontologiquement être pensé comme un don. Il resterait alors à mieux distinguer plusieurs modalités de dons, parmi lesquelles se trouve l’abandon.

Dirons-nous cependant que le Christ s’abandonne ou qu’Il donne Sa vie ? Il me semble que le vocabulaire employé par Saint Jean est plutôt celui du don. « Ma vie, nul ne la prend, je la donne ». Et il la donne d’une manière tellement radicale que ce don est obéissance totale.

Jean-Paul Guitton : Oui, il y a le don et l’abandon, à l’appui duquel on peut rappeler la belle prière de Charles de Foucault : « Oh Père, je m’abandonne à Toi ».

Bertrand de Dinechin : Je suis officier du cadre de réserve, lorsque j’étais dans les services actifs, on m’a demandé de renforcer un peu l’équipe dirigeante qui luttait contre la mucoviscidose.

Donc j’ai circulé pendant huit ans en province, j’ai rencontré des familles, j’ai rencontré des médecins et j’ai rencontré en particulier des jeunes dont on avait transplanté le cœur et le poumon de quelqu’un qui venait de mourir.

Ceci m’a toujours chiffonné. Car à partir du moment où on prélève le cœur et les poumons d’une personne, elle est en principe morte mais on maintient des organes en vie pour pouvoir en faire bénéficier une autre personne.

Alors, est-ce qu’il n’y a pas un problème de conscience ? Est-ce qu’il était vraiment mort ? Celui accidenté en général. Est-ce qu’il était vraiment mort lorsqu’on lui a pris, ce n’est pas une main, ce sont des organes vraiment capitaux.

Jean-Paul Guitton : Il est sûrement arrivé quelquefois que l’on prélève des organes vitaux sur un corps « pas tout à fait mort ». C’est le paradoxe de la greffe : il faut prélever des organes vivants sur un corps mort, sur un corps dont le cerveau est mort.

Nicolas Aumonier : L’Église a toujours été nette et n’a jamais interdit en rien la greffe et l’a même encouragée grâce à la distinction entre les soins ordinaires et les soins extraordinaires, d’après laquelle personne n’est obligé de délivrer des soins extraordinaires à quelqu’un lorsque quelqu’un d’autre a besoin de soins ordinaires.

On pourrait donc dire que, à vue humaine, ceux dont on a prélevé les organes n’étaient pas sauvables. Et même si un peu de vie leur restait, on considère que c’était de la vie en quelque sorte mécanique, semblable au réflexe d’une patte de grenouille (appelé réflexe médullaire : telle est la détente musculaire d’une patte de grenouille séparée de son tronc), et non de la vie personnelle.
Mais il y a Saint Denis. Il y a Lazare. Et en médecine, on parle aussi du réflexe de Lazare.
Un de mes étudiants a assisté de bout en bout à un prélèvement d’organes et m’en a fait le récit.

Il semble qu’il y ait parfois comme une sorte de gêne de la part du corps médical qui insiste parfois lourdement sur l’aspect mort du corps, comme pour être bien sûr qu’il s’agit d’un corps bel et bien mort.

La médecine affirme aujourd’hui que la mort du cerveau est la véritable mort du sujet. Or la foi chrétienne affirme pourtant que sa vie personnelle, humaine n’est pas stoppée par la mort.

On peut même, sans être croyant et sans croire à la Résurrection du Christ, croire qu’il y a une vie après la mort.

Et on tient donc deux énoncés qui sont : le corps est mort mais quelque chose de la personne continue à vivre, avec la question de savoir si ce qui continue à vivre, l’âme, a déjà quitté le corps, ou , au tout début de la greffe, continue encore à vivre dans ce corps dont on prélève tous les organes utiles que l’on peut.

Pour éviter toute dérive, la greffe est une pratique très encadrée. Dans l’Antiquité, les corps étaient réputés appartenir aux dieux. Dans le christianisme, les corps appartiennent à Dieu. Mais pour Auguste Comte, les corps appartiennent à la société. Feu le sénateur Henri Caillavet a donné son nom à une loi en 1978 qui présumait l’accord du défunt pour donner ses organes s’il n’avait exprimé aucune opposition de son vivant. Cette loi reprenait l’intuition d’Auguste Comte d’une société qui, face aux demandes de greffes, serait propriétaire des corps mort.

En réalité, cette loi n’a jamais été appliquée parce que les médecins impliqués dans la greffe ont toujours préféré perdre quelques greffons plutôt que d’exposer la greffe au moindre reproche d’avoir pu être pratiquée contre l’avis de la famille ou des proches. Sauf si la personne décédée a explicitement exprimé le désir de donner ses organes, un peu plus de 30 % des personnes consultées lors d’une demande de prélèvement refusent que les organes de leur proche soient prélevés.

Cependant cette demande et la réponse des proches ont lieu dans un temps en quelque sorte suspendu pendant lequel on maintient le fonctionnement des organes – comme on dit avec un pluriel un peu dépersonnalisé – tout en sachant que la vie (personnelle, individuelle) a déserté ce corps. Tout repose sur la définition de la mort cérébrale. Il faut espérer, et surtout faire en sorte, si nous avions le moindre doute à ce sujet, que les gestes de prélèvement n’empêchent pas la remise sereine de l’âme à Dieu.

Jean-Marie Schmitz : Qu’est-ce que le syndrome de Lazare, médicalement ?

Nicolas Aumonier : Il ne faut pas confondre le syndrome de Lazare, ou syndrome du survivant, qui est la douleur de celui qui pensait mourir, celui dont l’entourage pensait qu’il allait mourir, et qui n’est pas mort, mais qui se sent en sursis, avec le risque d’enfermement et de sur-exigence de celui qui est incapable de reprendre sa vie d’avant comme si de rien n’était, et dont l’entourage ne comprend pas qu’il ne le puisse pas ; et le réflexe de Lazare, dans l’état de mort cérébrale, qui est un mouvement réflexe, le plus souvent des avant-bras qui peuvent se replier brutalement sur le sternum, et contre lequel le chirurgien préleveur doit se prémunir.

Pour savoir si quelqu’un est mort cliniquement, il faut observer deux encéphalogrammes plat à vingt minutes d’intervalle.

Je connais un anesthésiste auquel un de ses collègues a demandé un service, dans l’urgence d’une greffe possible à réaliser : « Tu sais bien qu’à 90% cet homme est mort, mais ne pourrais-tu pas le déclarer plus vite mort pour gagner du temps » Or l’anesthésiste se montre intransigeant et lui refuse le prélèvement d’organes en lui disant : « Il peut y avoir des faux positifs ; donc je tiens aux deux encéphalogrammes plats à vingt minutes d’intervalle ». Or le second encéphalogramme a révélé que la personne n’était pas du tout en train de mourir, et qu’elle pouvait être sauvée, ce qui fut fait.

La France est en train de mettre en place, sous l’égide de l’Agence de la Biomédecine, un essai d’extension des prélèvements à des personnes hospitalisées, pour lesquelles une limitation ou un arrêt de traitement actif ont été décidés. Des procédures très précises ont été prévues pour séparer l’équipe médicale qui accompagne la fin de vie, et l’équipe chargée de réaliser les prélèvements d’organes et une greffe à une personne en attente de greffe, ainsi qu’un temps au-delà duquel, si la personne n’est pas morte, le prélèvement ne pourra plus être réalisé. Malgré toutes ces précautions, l’avenir dira si les proches vivent le supplément d’analyses et le transfert en salle d’opération du futur mort clinique comme une violence ou comme une belle œuvre de solidarité.

Jean-François Lambert : Ce n’est pas pour chipoter mais je connais bien le cas de cette dame (Angèle Lieby) qu’une « larme a sauvée ». En fait, cette personne n’a jamais été dans le coma, et c’est bien là le problème. Il s’agit, à l’origine, d’une erreur de diagnostic. Les médecins ont reconnu avoir été « trompés par les symptômes ». Cette dame était atteinte d’une pathologie rare, le syndrome de Bickerstaff, une maladie auto-immune réversible mais spectaculaire puisqu’elle paralyse rapidement tout le corps, y compris les yeux. Même si elle a pu en présenter les apparences, cette patiente n’a jamais été dans le coma. La question qui se pose ici est bien celle de l’existence de critères objectifs de la subjectivité. A cet égard, il convient plutôt de parler de comas au pluriel. Ainsi, entre le coma profond (associé à la mort cérébrale) et la conscience plénière, on distingue les états végétatifs persistants et désormais un état dit de conscience minimale ou état pauci-relationnel, dans lequel l’activité cérébrale du patient est modifiée en réponse à des stimuli, même si cette réactivité cérébrale ne s’accompagne d’aucune réponse comportementale. Les méthodes traditionnelles ne peuvent donc en rendre compte. Plusieurs équipes, dont celle de Steven Laurey, de l’Université de Liège, ont développé de nouveaux protocoles utilisant soit l’IRM fonctionnelle, soit l’EEG avec ou sans stimulation transcranienne. Il ressort de ces observations que près de 40% des patients ont été jugés à tort en état végétatif (sinon en coma profond), alors qu’ils étaient en état de conscience minimale.

Pour terminer, je voudrais évoquer un fait rapporté par la psychanalyste Hélène Oppenheim-Gluckman dans son livre La Mémoire de l’Absence . L’auteure a passé près de deux ans dans un service de réanimation pour étudier les sorties de coma. Elle voulait tester par elle-même l’intuition de Freud selon laquelle, dans le coma, quelque chose de l’ordre de l’inconscient devait perdurer. Elle souligne notamment que les limites de la conscience sont difficiles à définir de façon satisfaisante car elle « ne peut être appréciée chez autrui qu’à travers l’apparence de l’activité ». Elle rapporte, par ailleurs, les termes d’un jugement de la 20ème chambre correctionnelle en date du 30 mars 1989, suite à la demande de réparation formulée par la famille de la victime d’un chauffard, maintenu en état végétatif. La justice a considéré comme recevable cette demande de réparation, formulée au nom de la victime, du fait d’être dans le coma, attendu que « Rien n’établit que la victime [dans le coma] n’a pas conscience de sa misère ». Certes, mais rien n’établit non plus formellement le contraire. Bref ! s’il n’existe pas de critères formels de la présence, il n’en existe pas non plus de l’absence !

Père Jean-Christophe Chauvin : Une question de béotien. Est-ce que, quand vous parlez du réflexe de Lazare, cela veut dire que des personnes ont “repris” vie après deux électro-encéphalogrammes plats ?

Nicolas Aumonier : Non, c’est simplement un mouvement réflexe d’un corps dont le cerveau est mort, et qui peut connaître quelques mouvements réflexes, surtout des avant-bras.

Henri Bléhaut  : À propos des statistiques qui sont toujours un peu dangereuses.

Une jeune femme qui s’était suicidée en forêt de Saint-Germain-en-Laye en se bourrant de barbituriques et en se bouchant le nez a été retrouvée dans un fossé le lendemain matin par un automobiliste dans un état de mort apparente, on a donc commencé la réanimation. Au bout de deux heures, il n’y avait aucun signe de vie, on a donc abandonné et on l’a mise à la morgue.

Au bout de deux heures on nous a appelé en disant : une larme a coulé.
On a redémarré la réanimation et en fait, cela était très particulier, parce que, comme elle avait pris des barbituriques, elle s’est protégée en étant au froid. En fait, elle s’est mise en hibernation et du coup elle avait un battement de cœur toutes les dix minutes.

Ce genre de cas qui est complètement extrême ne peut pas être pris en compte… On trouve toujours des exceptions à tout. Et la statistique n’est pas un bon système pour juger des cas extrêmes.

Donc vous répondriez mieux que moi sur le syndrome de Lazare, si vous vouliez préciser. Je ne connais pas le réflexe de Lazare mais le diagnostique standard de la mort en France c’est deux encéphalogrammes plats à vingt minutes d’intervalle.

Nicolas Aumonier  : Je voudrais, si vous le permettez, que nous puissions resituer cette discussion un peu pointue par rapport à notre thème d’aujourd’hui. Nous discutons en ce moment du tout petit nombre de cas de quelque cinq mille personnes en France en état de mort cérébrale, auxquelles on prélève, après avoir recueilli l’avis de leur famille ou de leurs proches, un ou plusieurs organes. Ces personnes ne sont pas guettées par un déni de la mort, puisqu’elles sont déclarées mortes cliniquement, mais le sont éventuellement par le déni d’un quelque chose de leur vie qui aurait besoin d’un petit peu de temps encore pour mourir complètement. Cette éventualité exprime la possibilité que, malgré toutes les précautions prises, et la grande qualité humaine des équipes, un malaise puisse être parfois ressenti par certaines familles, qui choisissent, malgré tout, de prêter encore au défunt un peu de sensibilité ou de présence, et pourraient rétrospectivement penser que les choses sont allées bien vite.

Pour situer les choses, il y a en France, pour le rein, un peu plus de 14.000 demandes de greffes par an, et un peu plus de 3.000 greffes réalisées, dont environ 400 à partir d’un donneur vivant. Il y a environ 400 greffes du cœur par an, environ 300 greffes de poumon, une dizaine de greffes cœur poumons, environ 1250 greffes du foie, moins d’une centaine de greffes du pancréas, et deux ou trois greffes d’intestin. Au total, plus de cinquante mille personnes vivent actuellement en France avec un greffon .
Même dans les situations de greffe, c’est bien le déni du mourir comme réalité à vivre qu’il convient d’essayer de prévenir dans la mesure du possible.

Jean-Paul Guitton  : le professeur Jacques a parlé de la « bonne mort » dont vous n’avez vous-même pas parlé.

Dans le déni de la mort qui marque la société actuelle, et en tout cas dans la perversion des termes, qu’est-ce aujourd’hui que la bonne mort pour les gens : c’est de mourir subitement sans souffrance. Est-ce que c’est cela qu’il faut retenir ?

Nicolas Aumonier : Il y avait une vieille prière : « Seigneur, gardez-nous de la mort subite »

Or, de nos jours, la mort subite est plutôt désirée, du moins pour quelqu’un dont la vie est chargée d’années, car elle est censée épargner bien des tracas de fin de vie, de souffrance, ou d’amenuisement des forces.
Pie XII insistait sur le fait qu’il fallait lutter contre la souffrance.
Contrairement à ce que certains soutiennent, L’Église n’aime pas du tout la souffrance. Elle cherche seulement à la transformer en amour lorsqu’elle ne peut être complètement maîtrisée.

Mais la lutte contre la souffrance doit chercher à maintenir, chaque fois que c’est possible, la vigilance de la conscience, pour qu’une personne puisse, en pleine conscience, choisir, au sens des deux voies exposées au Deutéronome 30, 19, la vie et non la mort. Alors, vivre sa mort, ou du moins le temps de mourir, c’est encore vivre, et choisir la vie.

Séance du 10 octobre 2013