Par Suzanne Rameix, Maître de conférence, spécialiste de l’éthique médicale

De l’éthique médicale des années 1950-80 à la loi du 4 mars 2002, la décision médicale qui était l’affaire des médecins est devenue celle des patients. Comment analyser cette évolution ? Quels en sont les enjeux moraux et politiques ? L’hypothèse de travail se décline en trois moments. L’évolution de la relation médicale se lit comme le passage d’un modèle moral paternaliste, bienfaisant, centré sur le bénéfice thérapeutique à un modèle autonomique, centré sur le respect de la liberté des personnes. Mais un modèle autodéterministe, tel ceux d’Europe ou d’Amérique du Nord, n’est pas, comme tel, compatible avec certaines des représentations et valeurs partagées de la société française. Un modèle mixte semble se dessiner. Comment le penser et le justifier ? La décision médicale nous renvoie ainsi à une réflexion sur la nature de l’activité de soin, dans un Etat démocratique, et sur l’équilibre « bien pesé » entre le respect de l’autonomie et la protection des citoyens que la maladie met en situation de vulnérabilité.

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Henri Lafont : L’honneur de présenter Suzanne Rameix, se double pour moi du plaisir de dire quelques mots de cette philosophe, qui a exploité avec une grande profondeur les ressources de sa discipline au service d’une éthique jeune et actuelle, l’éthique médicale.

Suzanne Rameix est mariée, mère de cinq enfants.

Après des études secondaires au lycée Montaigne, dans la première classe mixte de ce lycée de garçons puis à Fénelon, elle entre à l’Ecole Normale Supérieure-Ulm (1972-76), d’où elle sort agrégée de philosophie.

Pendant 15 ans, elle enseigne cette discipline en Ecole Normale d’instituteurs et dans les classes terminales, notamment au lycée Roger Verlomme, qui accueille des élèves en difficulté.

A l’occasion de la préparation des lois dites de bioéthique, en 1992, elle organise des Journées universitaires de formation des enseignants du secondaire et des classes préparatoires consacrées à l’éthique médicale. C’est le début d’une longue collaboration avec Anne Fagot-Largeault. Elle commence alors à enseigner l’éthique médicale au sein de la faculté de médecine de Créteil-Paris XII, CHU Henri Mondor, en lien avec le service de soins intensifs créé par le professeur Rapin, et collabore avec les médecins réanimateurs au sein de la commission d’éthique de la Société de Réanimation. Elle organise plusieurs Journées d’éthique médicale Maurice Rapin, marquées par de nombreuses publications. Citons parmi celles-ci :

La médecine prédictive : liberté ou fatalité ? Le corps : à qui appartient-il ?
L’aléa thérapeutique. Consentement aux soins, vers une réglementation ? Nouveaux droits des patients. Accès aux soins et justice sociale.

On doit mentionner enfin l’ouvrage magistral publié en 1996, Fondements philosophiques de l’éthique médicale. L’auteur explore les multiples aspects de cette jeune discipline dans ce cours de philosophie appliquée où se rencontrent l’art médical et la philosophie, la connaissance approfondie des sources et la pédagogie. Heureuse la faculté Paris XII où les étudiants peuvent acquérir un enseignement de cette qualité.

C’est à juste titre qu’elle est considérée comme une spécialiste de l’éthique médicale.

Elle est actuellement maître de conférences, détachée sur le CHU Henri Mondor où elle dirige le Département de sciences humaines. Elle est depuis septembre 2008, membre du conseil d’orientation de l’Agence de la Biomédecine.

Malgré le soin avec lequel Suzanne Rameix respecte la liberté de ses lecteurs, nul ne peut ignorer ses prises de position sur l’euthanasie, à laquelle elle s’oppose clairement :

« On ne doit pas demander à la médecine de répondre à la demande individuelle de quelqu’un qui souhaite mourir », avez-vous déclaré en 2008 devant la Commission parlementaire d’évaluation de la loi dite Leonetti. Son expérience de formatrice lui fait dire : « Il faut beaucoup de temps pour apprendre aux étudiants en médecine des notions comme le respect du secret médical ou de la pudeur. Je ne vois pas, en tant qu’enseignante, comment on pourrait leur apprendre à aider à se suicider, voire à tuer. »

Je laisse cette philosophe courageuse vous en dire plus, sur la relation médecin-malade, un sujet en évolution, donc très actuel, et où elle fait autorité et qui marque un tournant de société : celui du passage du paternalisme médical à l’autonomie du malade.

Suzanne Rameix : La question sur laquelle je vous propose de travailler aujourd’hui est la suivante : dans un Etat démocratique, au XXIe siècle, comment doit-on penser le soin ? Quelle éthique doit sous-tendre la relation entre les citoyens qui soignent, les professionnels de santé, et ceux qui sont malades ? Évidemment la question se pose également au plan individuel : quel rapport doit se nouer entre celui qui souffre et celui qui le soigne ?

Je prendrai comme point d’appui la loi que vous connaissez peut-être sous le nom de « loi Kouchner », c’est-à-dire la loi du 4 mars 2002 relative au droit des malades et à la qualité du système de santé qui sera complétée par la loi du 22 avril 2005 dite « loi Léonetti » conçue dans le prolongement de la première – loi relative aux droits des malades et à la fin de vie.

Que penser de la construction dans un état démocratique au XXIe siècle de la notion de droits des malades comme point focal de la relation entre celui qui souffre et celui qui soigne ?

L’objet de mon exposé est de vous présenter l’évolution qui a conduit à ce point mais également de vous montrer que cette évolution n’est pas achevée et qu’elle est plus complexe qu’il n’y parait. Le soin est-il simplement un contrat ou une prestation de service entre un client d’un côté, – le malade devenu patient, puis client ou usager du service publique – et un prestataire de services qui a une compétence particulière, celle de soigner ? Dans un Etat démocratique, le soin n’est-il pas, au contraire, une relation entre deux citoyens d’un type particulier, qui relèverait d’une morale spécifique ?

1) Position du problème

Partons de deux citations. La première de 1950, reprise dans les ouvrages d’éthique médicale des années 50/70.

« Tout patient est et doit être pour lui (le médecin) comme un enfant à apprivoiser non certes à tromper – un enfant à consoler, non pas à abuser – un enfant à sauver, ou simplement à guérir »

Dans cette métaphore de l’enfant, il ne s’agit pas de tromper le patient mais de le protéger comme on protège un enfant. Nous sommes dans un modèle de type paternaliste au sens noble du terme : les parents étant bien-veillants, ils veulent le bien de leurs enfants, et bien-faisants, ils font leur bien. Le patient est vulnérable, fragilisé par la maladie, et on est en droit pour des raisons morales, pour le protéger, par exemple, de ne pas lui dire toute la vérité si une part est trop anxiogène.

Donc on admet comme moralement bon de ne pas donner des informations sur le risque, non pour tromper le patient bien entendu mais parce que, au contraire, on doit préserver toutes ses forces pour lutter contre la maladie, pour accepter les traitements qu’on lui propose.

De la même façon on estime moralement bien de décider à la place d’un patient s’il y a un choix à faire entre plusieurs traitements. On ne fera pas peser sur lui le poids de la décision, et éventuellement ensuite du regret ou de la culpabilité s’il y a eu des complications post-opératoires, par exemple, ou des effets secondaires très lourds.

Mettons en regard la deuxième citation, un des articles centraux de la loi de mars 2002 :

L.1111-4 : « Toute personne prend, avec le personnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé … Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. […] Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111, ou la famille, ou, à défaut, un de ses proches ait été consulté. »

La perspective a complètement changé « le médecin doit respecter la volonté de la personne ». Et rien ne peut être fait « sans le consentement libre et éclairé » donc sans toutes les informations, même si elles sont très anxiogènes. Et c’est le patient qui a la responsabilité de la décision, le poids de la décision.

Essayons de comprendre ce qui est en jeu.

2) Rappel

Dans la morale professionnelle, il y a déjà cette tension.

Aux dires des professionnels de santé eux-mêmes, le choix de leur métier repose d’abord sur l’idée que la vulnérabilité appelle une sorte d’empathie, de compassion, de participation à la souffrance du malade et de bienfaisance et responsabilité pour lui. Ils l’expriment ainsi : « Que va-t-il lui arriver si, moi, je ne veille pas sur lui ? »

Mais on sent la limite de cette empathie. Elle peut être tout à fait injuste, inégalitaire, instable.

Une forme de contrepartie au pouvoir médical amène au contraire les professionnels à se dire : cette personne que je soigne, c’est sa maladie, c’est sa vie qui est en jeu. C’est elle qui entre dans ce parcours, ce cheminement dans la maladie grave et je dois respecter sa liberté, je dois considérer qu’elle gère elle-même sa vie avec la maladie. D’où cette autre phrase entendue : « Mais de quel droit puis-je, moi, décider à sa place pour sa vie ? »

Mais le risque de cette position apparaît immédiatement : ce respect de l’autre peut se muer en indifférence.

La tension est donc présente dans la pratique quotidienne du soin. Est-ce que je regarde l’autre comme quelqu’un de vulnérable et j’agis à sa place pour le protéger ou, au contraire, est-ce que je me dis : c’est sa maladie, c’est sa vie, son histoire, ce n’est pas parce que, moi, j’ai une compétence de soignant, que je dois savoir et décider à sa place ?

Des exemples de cas cliniques proposés par des professionnels le montrent bien.

Supposons une dame âgée souffrant de troubles neurologiques importants, qui est prise en charge le matin par un personnel paramédical. Elle a été très agitée pendant la nuit, divagant dans la maison de retraite ou le service de gériatrie. Elle est tombée, heureusement sans conséquence, et on attend le médecin qui doit prescrire un traitement en fin de matinée.

La question se pose pour le professionnel de santé qui la prend en charge au matin de savoir s’il fait une contention au fauteuil ? Sur le plan légal, elle a été prescrite, il est en droit de la faire si nécessaire.

Le professionnel est dans une situation de malaise moral fort. La contention au fauteuil protégerait cette dame d’une chute avec le risque avéré de fracture chez la femme âgée, comme par exemple, une fracture du col du fémur dont les conséquences en termes de morbidité, voire d’entrée en fin de vie, peuvent être dramatiques. Mais faire une contention sur une personne c’est la priver de sa liberté d’aller et de venir, de circuler dans sa chambre ou l’établissement. Inversement cette liberté est risquée comme l’a montré l’affaire récente de cette personne âgée qu’on a retrouvée morte de froid dans le parc d’un établissement. Pourtant une privation de liberté est difficile à justifier, hors le cas de personnes sanctionnées pour une atteinte à la loi.

Prenons un autre cas : un jeune homme de 18 ans, jeune majeur, vient d’avoir la révélation de sa maladie grave chronique, par exemple un diabète insulino-dépendant grave. Lors d’une consultation liée à la prévention des risques de sa maladie grave, vous le percevez courageux comme on l’est à 18 ans mais très fragilisé par la révélation de la maladie grave. Vous vous apercevez qu’en fait il n’a pas compris sa maladie, sa gravité, les risques auxquels il est exposé ni la prévention qu’on lui propose. Il est dans une forme de déni, mécanisme de défense devant ce qui est in-supportable. Faut-il lui imposer une information très anxiogène pour qu’il comprenne les risques, pour le traiter comme une personne adulte responsable qui gère sa maladie, ses complications, etc. ou, au contraire, faut-il le protéger parce qu’il est fragilisé ?

Remarquons que l’entrée dans le modèle autonomiste est attribuée, par les sociologues, en partie au mouvement des patients diabétiques qui ont revendiqué très fortement, dans les années 80, en association avec les endocrinologues qui les prenaient en charge, de gérer eux-mêmes leur vie avec la maladie.

Est-ce que le malade est un autre que l’on traite comme un égal en respectant son droit à l’information, en respectant sa liberté de gérer sa vie ou est-ce qu’au contraire on se donne, un peu comme des parents à l’égard d’un enfant, un droit d’ingérence dans la vie de l’autre au nom de la bienveillance et de la protection ?

Cette tension est très classique dans la philosophie morale.

Si nous analysons le fonctionnement de notre conscience morale, nous avons deux façons fondamentales de juger la valeur morale de nos actes.

Nous pouvons juger nos actes à partir de leurs effets, à partir de leurs conséquences. Est-ce que j’ai fait du bien ? Si mon acte a produit du bien, du bonheur, a évité du mal, de la souffrance, de l’injustice, du mal-être etc. alors j’ai eu raison de faire ce que j’ai fait. Je considère que mon acte est bon parce que sa finalité a été la réalisation du bien dans le monde. J’ai rendu le monde meilleur par mon acte en produisant du bien et du bonheur. C’est une position qu’on nommera téléologique, du grec télos, la fin, la finalité. Quand nous raisonnons de façon téléologique nous sommes très sensibles au cas singulier et à la situation. Par exemple, pour la contention de la dame âgée nous la justifions pour cette dame là, ce jour-là, à cause de son état d’agitation particulier. Il ne s’agit pas de faire une contention à tous ni tous les jours

Mais dans notre conscience morale surgit immédiatement la question : « Est-ce que la fin justifie les moyens ? »

Par exemple, si on ne donne pas toute l’information au patient pour ne pas l’angoisser, pour qu’il accepte le traitement ou les examens nécessaires, même s’ils sont risqués, la fin bonne est atteinte mais a-t-on le droit de cacher une vérité à quelqu’un ? N’est-ce pas un mensonge par omission ? A-t-on respecté la liberté de décision du patient ?

La conscience raisonne alors très différemment : elle juge les actes non au résultat et en fonction d’une situation singulière mais en fonction des principes que l’on a respectés ou non à l’égard d’autrui. L’a-t-on regardé comme un être libre, comme un être qui est notre égal ? Si nous revenons au second exemple, savoir quelque chose sur la vie d’autrui, à son insu, et ne pas le lui dire peut dériver vers un rapport de domination, une forme de supériorité à son égard. La conscience ici juge l’acte « en amont » ; le raisonnement est déontologiqque, du grec déontos c’est-à-dire le contraire de ontos. Ontos, participe présent du verbe « être » signifie « ce qui est, le monde tel qu’il est » alors que déontos signifie « ce qui doit être, le monde tel qu’il devrait être ». La conscience déontologique se dit « le monde tel qu’il est avec la domination des forts sur les faibles, la violence, etc., ce monde-là je n’en veux pas, je veux le changer, je veux le remplacer par un monde tel qu’il devrait être ». La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de l’ONU, de 1948, est un texte purement déontologique.

La même tension se retrouve sur le plan politique. Qu’il s’agisse de l’interruption médicale de grossesse ou de l’information de la parenté en matière génétique (on attend les décrets d’application de la révision de la loi de juillet 2011 sur cette question), le législateur est soumis au même dilemme : faut-il adopter une position téléologique, du moindre mal, au prix d’exceptions aux principes, ou une position déontologique, respectant les principes fondamentaux mais indifférente aux conséquences ?

3) Hypothèse de travail

L’hypothèse de travail est de vous montrer d’abord que nous passons, en France, d’un modèle paternaliste bienfaisant à un modèle autonomiste, mais aussi qu’un modèle autonomiste pur tel qu’il fonctionne – pour schématiser beaucoup pédagogiquement – par exemple aux Etats-Unis, n’est pas compatible avec les valeurs partagées de la République française. Les professionnels de santé et les citoyens, usagers du système de santé, semblent élaborer un modèle mixte.

Tout d’abord, caractérisons le modèle paternaliste.

La forme morale est téléologique, il s’agit de faire le bien. Le principe prioritaire est le principe de bienfaisance. Le paradigme familier c’est-à-dire l’exemple de la vie courante qui sert de modèle implicite au malade comme au professionnel de santé qu’il rencontre, c’est la responsabilité parentale bienveillante non réciproque. Le fondement de ce modèle, ce qui le justifie, c’est que l’on suppose que le bien pour le patient et pour le médecin est le même bien et que ce bien est donné par une loi de la nature, c’est le retour de la santé, un état de normalité à distinguer du pathologique. Comme patient et soignant veulent la même chose le soignant peut ne pas tout dire au patient, voire décider à sa place.

I – L’EVOLUTION

Regardons les textes fondamentaux qui marquent cette évolution qui s’est dessinée en quelques années.

L’une des lois de bioéthique de 1994, celle relative au respect du corps humain, modifie l’article 16.3 du code civil, « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité thérapeutique pour la personne » en ajoutant : « Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement ». Autrement dit, pour un acte de soin sur autrui la nécessité thérapeutique n’est plus suffisante, il faut le consentement de la personne.

S’en suivra la fameuse Charte du hospitalisé, qui énonce ses droits, et la modification de certains articles du Code de déontologie médicale, relativement au respect du refus de traitement exprimé par un patient.

Le ministère des Finances, par un arrêté du 18 octobre 96, impose l’affichage des prix dans les cabinets médicaux. L’activité de soin est une prestation de services comme une autre et les prix sont affichés comme dans un commerce, par exemple.

Enfin le judiciaire, troisième forme du pouvoir politique, suit la même évolution par le fameux arrêt Hédreul de la Cour de cassation, du 25 février 1997, qui renverse la charge de la preuve en matière d’information médicale. Quand un patient n’avait pas été informé d’un risque et que ce risque se réalisait sans faute, le patient ne pouvait obtenir d’indemnisation de l’aggravation de son cas qu’en plaidant le défaut d’information, défaut dont il devait apporter la preuve, ce qui était extrêmement difficile. La Cour de cassation suivant le droit des contrats – le patient est devenu un client, un usager – fait reposer la charge de la preuve de l’information sur le professionnel de santé, vu comme un prestataire de service qui, donnant des informations, a l’obligation d’en fournir la preuve. Le médecin, ici, sera condamné parce qu’il ne pourra apporter la preuve qu’il avait informé son patient des risques d’une perforation intestinale et de ses complications au cours d’une coloscopie.

Et enfin le quatrième pouvoir, les media, suivent cette évolution. En octobre 1997 la revue Science et avenir publie le premier classement de services hospitaliers, classement qui relève d’un consumérisme dur, proche d’un appel au boycott : « Maternités : 77 cliniques et hôpitaux à fermer. Chirurgie, 100 hôpitaux où la mortalité est la plus élevée. Anesthésie, 141 centres hors normes. 418 centres à éviter » !

Le Conseil d’Etat, en droit administratif, suit la Cour de cassation. En janvier 2000 l’arrêt Guilbot versus l’AP-HP, l’arrêt Telle versus Hospices civils de Lyon imposent le renversement de la charge de la preuve et l’obligation d’information sur les risques même exceptionnels.

On entre dans un modèle autonomiste très affirmé.

Evolution que traduit la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite « loi Kouchner ». Elle impose l’information exhaustive du patient sur tous les risques même exceptionnels, le renversement de la charge de la preuve, le consentement obligatoire, l’obligation de respecter tout refus de traitement, la possibilité pour le patient qui craint de ne pouvoir être en situation d’exprimer sa volonté de nommer une personne de confiance qui le représentera et qui exprimera sa volonté à l’équipe médicale, l’accès direct au dossier médical – jusque là l’accès au dossier médical était indirect en France, le patient choisissant un médecin qui lui en rapportait ensuite certaines informations – dans un délai bref (8 jours après la demande exprimée par le patient), la création dans les établissements d’une Commission des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge.

On est dans une logique nouvelle non pas de devoir des soignants mais de droits des malades.

Citons rapidement les raisons factuelles de la sortie d’un modèle paternaliste : évolution de la société et évolution de la médecine.

Nous sommes sans une société de plus en plus pluraliste qui revendique « le droit à la différence », la reconnaissance de projets et modes de vie extrêmement variés. De son côté la médecine est de plus en plus efficace mais aussi plus invasive, avec des effets secondaires très lourds. Les maladies du XXIème siècle sont les maladies chroniques. S’il s’agit de sauver un jeune de 20 ans d’une crise d’appendicite il n’y a pas beaucoup de questions sur le modèle moral en jeu. Quand il s’agit de la prise en charge de personnes qui vont avoir des traitements lourds, à assumer eux-mêmes, toute leur vie, avec des choix professionnels, familiaux, procréatifs, très variés, etc., on comprends bien que c’est aux personnes de prendre les décisions, de choisir, donc d’être complètement informées des divers traitements, leurs risques et avantages, etc.

Mais les fait ne justifient pas le droit et ne suffiraient pas à justifier le passage à un modèle autonomiste. L’évolution se justifie aussi parce que le modèle paternaliste en lui-même est risqué moralement. Il repose sur l’idée qu’il y a une autorité de certains sur d’autres, comme celle des parents sur les enfants.
Le professionnel de santé a une autorité sur le patient en raison de sa compétence et, d’autre part, en raison de sa légitimité à agir, conférée par l’Etat dans le recrutement et la formation des professionnels et l’organisation du système de santé. Malheureusement les relations humaines dissymétriques et qui sont fondées sur l’exercice d’une autorité peuvent se pervertir et dévier vers une relation de pouvoir et de domination et d’abus de pouvoir. A partir des années 70 et jusqu’à maintenant encore on dénonce malheureusement le « pouvoir médical » et les maltraitances des soignants vis-à-vis des patients.

Faut-il passer à un modèle autonomiste ?

Caractérisons-le, en opposition au modèle paternaliste, sur les quatre points précédemment cités.

La forme morale est déontologique : la valeur morale du comportement du soignant est fondée sur les principes qu’il va respecter dans sa relation à l’autre. Le traite-t-il comme son égal ? Le regarde-t-il comme un être libre qui gère sa vie avec la maladie et ses choix personnels, procréatifs, familiaux, sociaux. Le principe moral c’est le respect de l’autonomie. Le paradigme familier c’est le contrat. Les contrats supposent des co-contractants libres et égaux en droits et devoirs réciproques. Enfin, au niveau méta-éthique la justification du modèle autonomique, c’est la thèse que les hommes posent eux-mêmes – du grec autos soi-même et nomos la loi – les règles, les principes qu’ils vont suivre. Par conséquent ce que le malade considère comme son bien, sa vision de la vie bonne, ne coïncide pas nécessairement avec la vision de la vie bonne pour le soignant. À plus forte raison, dans le cas d’équipes pluridisciplinaires dont les membres peuvent avoir des origines sociales et géographiques, des engagements politiques, des croyances religieuses, des engagements matrimoniaux, des façons de voir la vie, très divergents. Dans le modèle paternaliste, au contraire, il était supposé que malade et médecin voulaient le même bien, naturellement déterminé c’est-à-dire la santé ; le médecin pouvait donc choisir à la place du patient puisque même si le patient avait été informé et avait pris les décisions il aurait fait les mêmes choix.

II – FAUT-IL ADOPTER UN MODÈLE AUTONOMISTE PUR ?

C’est l’enjeu de notre réflexion aujourd’hui.

1) Critique du second modèle

Le modèle autonomiste est lui aussi dangereux sur le plan moral. En effet, sous prétexte du respect de l’autonomie d’autrui on peut sombrer dans la pire indifférence, le désengagement à l’égard de l’autre qui souffre. Donner un document d’information en 4 ou 5 pages sur les examens, les traitements, leurs avantages et inconvénients, la médiane de survie à tant d’années, …, peut être fondé sur le respect de l’autre – c’est lui qui vit avec cette maladie – mais ce peut être aussi la plus hypocrite indifférence à l’égard de l’anxiété, de la douleur, de l’angoisse de mort de celui qui est dans la maladie grave.

Du côté du patient, c’est également un modèle dangereux car il est consumériste. Le consumérisme c’est la recherche du risque zéro. Or il n’y a jamais de risque zéro en médecine. L’actualité récente nous indique que certains inhalateurs contre le rhume ont des effets neuro-toxiques à long terme : on ne peut même pas soigner un rhume avec un risque zéro. La déception devant les risques ou les effets secondaires peut alors se transformer en agressivité à l’égard des professionnels de santé considérés comme incompétents. Les professionnels, quant à eux, risquent de pratiquer ce qu’on nomme aux Etats-Unis « la médecine défensive » : les informations données, les actes faits ne le sont que dans l’optique d’une éventuelle défense en justice contre une mise en cause par le patient. (Présentation d’un document d’information de chirurgie réparatrice du col du fémur – faisant suite à l’arrêt Hédreul de 97 – bien fait et pédagogique au début mais indiquant dans les pages suivantes un risque de 4/1000 de paralysie du membre inférieur !)

Donc le modèle autonomiste est risqué aussi : il peut être immoral. D’ailleurs aux Etats-Unis il est mis en question depuis les années 95 par divers articles.

2) Les présupposés politiques du modèle autonomiste

Je voudrais également montrer qu’un modèle autonomiste pur serait incompatible avec nos valeurs républicaines partagées. Il y a une grande différence entre les pays de tradition romano-germanique, le Sud de l’Europe marqué par le code Justinien, et les pays du Nord de l’Europe, de tradition de de Common Law, droit coutumier, dont les Nord-Américains sont les héritiers.
La valeur première de la philosophie politique britannique et nord- américaine c’est le respect de la liberté individuelle. La société est juste et l’Etat respecte son rôle si d’abord et avant tout il assure le maximum de libertés individuelles sans y apporter d’entrave. Cette thèse remonte à la Grande Charte de 1215 qui affirme le pouvoir prioritaire du juge, y compris sur la police, les municipalités, le Parlement, le roi, voire même la raison d’Etat, puisque le juge est le défenseur des libertés individuelles. Ceci se traduira par l’Act d’Habeas corpus. Au sens propre, c’est un billet rédigé par le juge – « aies le corps, amène-moi le corps » – pour faire comparaître n’importe quel prisonnier n’importe où sur le territoire, à n’importe quel moment pour vérifier que le prisonnier est vivant, qu’il n’est pas torturé et lui assurer un procès équitable. La conception britannique du politique est différente de la nôtre, elle est « horizontale » : il y a d’abord des individus sur un territoire et ces individus nouent des rapports entre eux. Ils passent des contrats, se syndiquent, ont des rapports de voisinage, créent des associations, …, ils « font société ». Cette conception se traduit par le principe de subsidiarité : on ne passe à un niveau hiérarchique supérieur pour régler un problème, prendre une décision, valider un règlement, … que si le niveau inférieur ne peut le faire. L’État doit s’ingérer le moins possible dans tout ce que les individus ou les communautés ou les groupes arrivent à régler par eux-mêmes. Donc la valeur première, c’est vraiment la liberté de l’individu. Les droits sont conçus pour se protéger de l’Etat et de son ingérence dans la sphère individuelle. Le mot autonomie prend un sens particulier : l’accent est mis sur le radical autos, soi-même, et moins sur nomos, la règle, ce qui serait généralisable, voire universalisable.
(Présentation du document obligatoire remis à tout patient hospitalisé aux U.S.A. depuis la loi d’Autodétermination des patients de 1991 : charte des droits des patients, glossaire médical, demande d’accord pour la réanimation cardio-pulmonaire, directives, planification anticipée des traitements, nomination d’un mandataire, …) Des médecins ont été condamnés en justice pour avoir transfusé des patients Témoins de Jéhovah qui refusaient cette transfusion.

Cette conception du politique éclaire aussi les questions de bioéthique. Dans le Deuxième Traité du Gouvernement civil de Locke de 1690, après la révolution de 1688 – texte politique fondateur aussi bien au Royaume-Uni qu’aux Etats-Unis – les individus qui font contrat social avec les autres pour créer un Etat démocratique, dans lequel ils créent leurs lois, n’abandonnent pas tous leurs droits naturels sur eux-mêmes. Certains restent inaliénables au contrat social dont, par exemple, les droits sur le corps. Ceci explique que l’on puisse vendre son sang ou ses gamètes. Alors que dans la philosophie contractualiste française du Contrat Social de Rousseau de 1742, le citoyen aliène tous ses droits naturels au contrat social, y compris les droits sur son corps. Donc nous ne pouvons pas vendre notre sang ou notre sperme. Nous sommes dans un pays de consentement présumé pour les dons d’organes de personnes décédées, comme l’Espagne. La carte de donneur d’organes simplifie la procédure pour vérifier que la personne n’a pas refusé de son vivant ; les coordinations hospitalières de greffe vérifient également que la personne n’est pas inscrite au registre des refus, géré par l’Agence de la biomédecine, et recueillent auprès de la famille le témoignage éventuel d’un refus de la personne décédée. La personne décédée est considérée comme un membre du corps politique – les métaphores sont parlantes – qui peut et doit, d’une certaine façon, sauver un autre membre malade. Les pays du Nord de l’Europe supposent au contraire un consentement explicite.
Un modèle autonomiste pur ne correspond donc pas à notre vision politique.

III – L’AUTONOMIE TEMPEREE : UNE TROISIEME VOIE ?

Il me semble que se construit, en France, une troisième voie discernable dans la jurisprudence comme dans la loi du 4 mars 2002, pourtant autonomiste en première lecture..

Prenons l’exemple du 2ème arrêt Hédreul de la Cour de cassation du 20 juin 2000. En février 1997, le médecin a été condamné pour défaut d’information, ne pouvant fournir lui-même la preuve qu’il l’avait donnée au patient. Il y a eu renvoi en Cour d’appel pour l’indemnisation du préjudice et retour devant la Cour de cassation sur ce point. Or la cour va admettre qu’il n’y ait aucune indemnisation du patient en faisant prévaloir la théorie de « l’agent rationnel » : même si Monsieur Hédreul avait été informé du risque de la coloscopie, comme il avait un risque très élevé de cancer du colon (ce qui s’est révélé exact puisqu’au cours de la coloscopie il y a eu exérèse de polypes pré-cancéreux) il n’aurait pas pu préférer le risque de mourir de cancer du colon à celui de la coloscopie et il se serait soumis à cette dernière. La théorie de l’agent rationnel montre que dans le mot autonomie nous voyons moins le radical autos, soi-même, que le mot nomos, la loi : un individu autonome fait des choix rationnels, généralisables, voire même universalisables sous forme de lois et de règles.

Cela explique, me semble-t-il, la loi sur la toxicomanie dans laquelle l’Etat français va considérer qu’un consommateur de drogues (il ne s’agit pas du trafic, partout condamné) qui utilise son autonomie pour la perdre par un comportement addictif relève d’un soin, d’une injonction thérapeutique. Et s’il suit son traitement les poursuites pénales sont suspendues.

Si nous revenons à la loi de 4 mars 2002, relative aux droits des malades, les articles sur l’information, le consentement, l’accès direct au dossier médical, la personne de confiance, etc. sont à la première lecture très autonomistes : information exhaustive, même sur les risques exceptionnels, renversement de la charge de la preuve, obligation de respecter tout refus de traitement même si « la volonté de la personne d’interrompre un traitement met sa vie en danger », consultation de la personne de confiance, … etc.

Une seconde lecture modifie la première. Par exemple, en matière d’information un très long paragraphe détaille toutes les informations à donner au patient mais il se clôt par une courte phrase qui en change l’esprit : « Cette information est délivrée au cours d’un entretien individuel ». Un entretien, tout le monde comprend que c’est oral. Il n’y a aucune obligation dans la loi française de donner une information par écrit sauf les cas, définis par la loi comme particuliers : IVG, recherche, tests de caractéristiques génétiques… Cet entretien doit être individuel c’est-à-dire adapté à chaque individu en fonction de ce que chacun peut assumer, comprendre, supporter, etc. On voit pointer ici la bienfaisance.

L’article relatif au consentement et dons au refus de traitement est tout aussi ambivalent. « Si la volonté de la personne est d’interrompre un traitement en mettant sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en oeuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. » Le médecin doit utiliser tous les moyens pour convaincre le patient de se soigner ; il n’est pas dit jusqu’où vont ces moyens mais on comprend que le médecin est incité à exercer toutes les pressions que sa bienveillance lui suggèrera pour convaincre son patient en risque vital de se soigner.

Il y a bien renversement de la charge de la preuve de l’information mais cette « preuve peut être apportée par tout moyen ». Donc le médecin n’a aucune obligation de faire signer un consentement écrit.

La personne de confiance est simplement « consultée », son avis ne prévaut pas sur un avis médical.

L’accès au dossier médical est bien devenu direct pour le patient mais il y a un délai de 48 heures entre sa demande et l’accès à son dossier. Cela ressemble au délai de rétraction dans le droit de la consommation pour les ventes à domicile. La loi cherche à protéger le patient : peut-être que, entre temps, la rencontre d’un autre médecin, une discussion avec un proche, un renseignement qui aura été fourni, un compte-rendu qui aura été donné,…, dissuaderont finalement le malade de lire son dossier médical parce qu’on craint qu’il ne voit la médiane de survie, les complications neurologiques de sa maladie, etc … .

Tout ceci montre bien le modèle mixte, autonomie et bienfaisance, tel qu’il fonctionne aujourd’hui.

CONCLUSION

Cette question de l’évolution ouvre une question politique difficile : est-ce que nous sommes pour une auto-détermination individualiste et un modèle autonomiste pur et dur qui renvoie les gens à leur liberté, mais aussi à leur propre solitude ou à leur propre appartenance à telle ou telle communauté qui peut exercer des pressions sur eux ? Au contraire, sommes-nous pour une autonomie citoyenne, limitée par certaines déterminations du Bien ?

L’enjeu est donc celui de l’éthique séculière, laïque. Doit-elle être simplement procédurale, éviter les conflits, gérer les relations entre les personnes ou admettons-nous qu’il y a des valeurs républicaines, substantielles, surplombantes ? Ainsi, la bienfaisance, la protection de celui qui souffre, éventuellement à l’insu de ou contre sa volonté, renvoient à la question de la laïcité.

Enfin, je terminerai sur une interrogation du philosophe qui reste sans réponse.

Nous avions, en France, un modèle paternaliste qui devient autonomiste depuis les années 90. Les Nord-Américains ont un modèle très autonomiste depuis les années 70 et depuis les années fin 90 ils reviennent à la notion de bienfaisance. On voit des articles intitulés : « Les médecins doivent-ils toujours respecter les souhaits de leurs patients ? » Des réanimateurs qui ont des décisions lourdes à prendre les prennent à la place des patients en revendiquant précisément la bienfaisance.

Donc on a l’impression que les modèles convergent et que finalement, dans les États démocratiques, le soin est cette relation très particulière qui suggère un modèle mixte.

La question est donc : est-ce qu’il y a une convergence simplement factuelle, parce que les hommes circulent, se retrouvent dans les mêmes congrès, les mêmes colloques et qu’il y a un mélange des textes et des publications ? Ou est-ce – hypothèse de type kantien – qu’il y a une raison transcendantale commune qui nous dicte la loi morale et qui est aussi en jeu dans le choix de la démocratie comme hypothèse politique ? Raison commune qui expliquerait que les Etats démocratiques élaborent le même modèle de relations médecin-patient.

ÉCHANGE DE VUES

Rémi Sentis : Est-ce que le modèle autonomiste pur n’entraîne pas des dérives, en particulier financières avec l’adjonction de l’avocat à la relation médecin-patient ?

J’ai un ami chirurgien qui me dit que ses collègues américains consulte systématiquement un avocat et que leurs patients ont aussi un avocat.

Et il y a donc de telles dérives financières puisqu’en plus du coût de la médecine, il y a tout le coût de la justice que l’on arrive à des situations impossibles et des coûts prohibitifs.

Cet ami voit cela arriver en France avec l’augmentation inévitable des primes d’assurances.

Suzanne Rameix : Oui, c’est vrai aux Etats-Unis mais je vais me faire un peu l’avocat du diable en présentant les limites du paternalisme et l’évolution nécessaire vers l’autonomie.

Si on regarde la jurisprudence des années 60/70, en France, sur le pouvoir médical, c’est effrayant de voir ce que certains médecins faisaient à des patients sans les informer et en décidant pour eux.

Par exemple, une jeune femme nécessite une césarienne pour son quatrième accouchement. Elle est un cas social, les enfants sont sans père, l’obstétricien estime que cela « commence à suffire » et, sans rien lui dire ni avoir le moindre consentement, fait une ligature des trompes.

Les malades ne sont pas du tout informés des effets secondaires et des conséquences graves, au risque de la dépression ou du suicide quand ceux-ci se réalisent.

Le balancier est reparti de l’autre côté avec l’idée d’un rapport contractuel : les professionnels sont incités à informer du risque, à ne pas prendre de risque à la place des patients, à faire en sorte que ce soient les patients qui, en connaissance de cause, prennent le risque ou non.

C’est vrai qu’aux États-Unis les primes d’assurance ont beaucoup augmenté pour les médecins, surtout dans certaines professions, par exemple l’obstétrique. Ceci s’explique parce que l’espérance de vie à la naissance est longue et donc les charges beaucoup plus lourdes que pour des fautes médicales sur des gens de plus de 65 ans.

Effectivement des primes augmentent aussi en France. La « jurisprudence Perruche » a posé beaucoup de difficultés et, en particulier du fait que malgré le Titre I de la loi du 4 mars 2002, dit « anti-Perruche », la Cour de cassation a admis que des affaires qui avaient été ouvertes avant la loi seraient soumises à la même « jurisprudence Perruche » et cela coûte très cher aux assureurs.
Donc effectivement, cela a eu une répercussion pour les obstétriciens et les échographistes.

Cependant, si les assureurs disent qu’effectivement il y a de nombreuses plaintes cela ne veut pas dire qu’elles aboutissent.

Et les primes d’assurance des médecins, en France ? Évidemment au tout début, après l’arrêt Hédreul de 1997, puis l’arrêt Perruche, des assureurs ont quitté la France. A ma connaissance, pour la MACSF, qui assure de très nombreux professionnels, la judiciarisation est ressentie parfois comme violente mais, factuellement, elle n’est pas si importante que cela. C’est plus une inquiétude. Des médecins font état de nombreuses plaintes déposées mais comme des chefs d’entreprise, par exemple, cela ne signifie pas qu’elles conduisent toutes à une condamnation.

Aux États-Unis, les avocats circulent dans les hôpitaux et cherchent des patients pour déposer plainte, certes, c’est exact mais on peut voir le coté positif de ce modèle. Le médecin hospitalier nord-américain est réévalué tous les cinq ans. Il doit constamment faire ses preuves, suivre l’état actuel de la science… A contrario, en France, on peut avoir la malchance d’être mal soigné, par un professionnel incompétent ou négligent ou ignorant. Les chiffres de la iatrogénie le montrent abondamment et les patients les plus démunis, en information, par exemple, en sont les premières victimes et payent le prix de la non information, de la non incitation aux bonnes pratiques, voire à l’excellence.

Nicolas Aumonier : Quand vous décrivez le paysage de l’alternative, vous prenez deux valeurs surplombantes qui sont soit le bien, soit le devoir. Et dans les deux cas, c’est au-dessus, c’est surplombant.

Mais finalement, qu’il choisisse le devoir, en lui ou au-dessus de lui, ou le bien, en lui ou au-dessus de lui, comment le professionnel de santé effectue-t-il cet arbitrage ? Selon quels critères arbitre-t-il entre ces deux valeurs surplombantes ?

Vous avez à la fin émis l’hypothèse qu’il existe une sorte de convergence. N’est-ce pas de communauté morale, de communauté universelle qu’il s’agit ?

Enfin, pensez-vous que, en-deçà ou au-delà du mur d’Hadrien, il y ait une différence de rapport au corps selon la vieille dichotomie : j’ai mon corps, je suis mon corps ? Imaginez-vous que cette dichotomie puisse constituer un critère d’arbitrage entre le bien et le devoir ?

Suzanne Rameix : Sur la première question : tout l’objectif de mon cours avec les étudiants en médecine sur la loi de mars 2002, c’est de leur montrer que précisément on attend d’eux les deux options, le Devoir et le Bien, qu’ils n’ont pas à arbitrer et qu’ils doivent tenter de faire les deux en même temps.

C’est pourquoi j’avais mis un point en dernière partie dont je n’ai pas parlé : la temporalité et la communication comme intermédiaire entre autonomie et bienfaisance. En effet, comment à la fois respecter l’autre comme un être libre et ne pas être dans un rapport de supériorité à son égard et, en même temps, le traiter avec bienfaisance ? La temporalité est un moyen de concilier les deux. Supposons un professionnel de santé qui ne donne pas toute l’information au patient. Est-il paternaliste ? Pas nécessairement. Peut-être est-ce un autonomiste, pour qui trop d’informations tue l’information, pour qui la maladie réduit l’autonomie du patient et dont l’objectif, à long terme, est précisément de restaurer l’autonomie du patient. Dans le déroulement du temps, il utilise des moyens paternalistes de protection mais avec un objectif autonomiste.

Et puis l’autre voie c’est de réfléchir à la notion d’information.

On parle beaucoup d’information mais les machines reçoivent et transmettent des informations, les animaux en échangent. Or l’enjeu de ce qui se passe dans la relation de soin – quand on parle de donner des informations – c’est la communication. La communication suppose que l’information a été doublée d’actes de langage. Il y a acte de langage lorsque la parole est elle-même un acte. Par exemple, c’est très clair quand on dit : « Je vous donne rendez-vous, demain à 14h » « je promets de …. » « je te pardonne … », il a rendez-vous fixé, promesse, pardon. Comparons 4 énoncés : « Dans ce cas, le traitement c’est la chimio. » « Dans ce cas on fait une chimio. » « Je vous propose de suivre une chimio. » « Maintenant, si vous en êtes d’accord, nous allons commencer la chimio. » Le contenu informatif est le même mais la communication est très différente. Il suffit de regarder les pronoms personnels. Dans le premier énoncé il n’y a aucun pronom personnel ; dans le deuxième c’est une troisième personne du singulier indéfinie ; dans le troisième, il y a une première personne et une deuxième personne ; enfin, dans le quatrième il y a une première personne du pluriel. Là il y a eu acte de langage : le médecin dit implicitement « je m’engage à vous proposer le meilleur traitement » et « je m’engage à vous suivre pendant tout votre cancer ». Il dit aussi ce qui va restituer la symétrie c’est-à-dire « j’attends de vous que vous me fassiez confiance et que vous suiviez cette chimio ». Ainsi, il remet le patient en situation de faire lui aussi un acte de langage : quand le patient va acquiescer, il va lui aussi faire des actes de langage – donner sa confiance au médecin, être confiant dans le traitement – et il y aura un rééquilibrage de la situation dissymétrique entre celui qui est « debout, en blouse blanche, dans un lieu familier, et qui va bien » à côté de celui qui est « couché, en pyjama d’hôpital, dans un lieu inhospitalier et qui va mal ».

La conclusion de mon cours aux étudiants c’est : Vous devez à la fois faire du bien à votre patient et faire votre devoir, le respecter. Et donc vous devez chercher à concilier les deux.

Dans le cas de la dame âgée, agitée, à qui on fait une contention pour éviter la chute, là aussi on peut sortir du dilemme : faire la contention mais avec un certain malaise en se disant « j’espère ne pas avoir à la faire demain, comment faire pour que le médecin vienne plus vite, pour que la contention ne dure pas trop longtemps, si je vois qu’elle n’est plus du tout agitée, j’arrêterai la contention, … ». Ce n’est pas la même chose qu’une position paternaliste « je fais la contention, je l’ai protégée, c’est pour son bien ». Si on ne fait pas de contention par position déontologique, par respect de la liberté, être cependant très attentif, se dire « je la laisse libre d’aller et de venir » mais en fait vérifier toutes les dix minutes que tout va bien.

Cette conciliation recherchée du Bien et du Devoir rend la vie morale très difficile.

Jean-Paul Guitton : Vous êtes dans le lit, vous êtes nu devant des gens qui savent, vous souffrez, vous êtes inquiet, où est la liberté ? Le consentement éclairé, c’est une affaire de bien-portants.

C’est comme la demande d’euthanasie, que je sache, elle est surtout formulée par des bien-portants. Les gens en situation la demandent moins, beaucoup moins s’ils sont bien soignés.

Vous dites qu’on ne fait pas signer. Si, il y a des papiers obligatoires à signer sinon, on ne vous soigne pas, en France.

Suzanne Rameix : On fait signer, en France, le consentement à des actes qui n’ont pas de nécessité thérapeutique. Par exemple l’interruption de grossesse, la recherche biomédicale, les tests de caractéristiques génétiques, la consultation d’anesthésie parce que ce sont des actes médicaux, faits par des médecins, mais ces actes ne soignent pas.

Jean-Paul Guitton : Je reviens sur cette situation parce que si je ne l’ai pas vécue personnellement, je l’ai vue pour des proches. Vous avez rendez-vous à l’hôpital pour une intervention, on vous donne un papier : « Attendez, il faut signer cela ». Et si vous ne signez pas, vous n’êtes pas soigné.

Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes libre ou pas libre ?

Suzanne Rameix : Cela existe peut-être mais ce n’est pas légal. Dans ma présentation, je n’ai pas décrit la pratique, je ne suis pas sociologue.

Il peut y avoir dans le réel une mésinterprétation de la loi aussi bien par les citoyens que par les professionnels de santé. Pour l’anesthésie il y a bien demande d’un consentement écrit parce qu’elle n’a aucune fonction thérapeutique. Mais qu’on fasse signer un consentement écrit à une intervention chirurgicale qui est nécessaire, ce n’est pas la loi.

Jean-Paul Guitton : Tout cela pour dire que ces lois que je ne connais pas très bien parce que je suis un Français moyen, il faut une génération pour que cela entre dans les moeurs.

Je trouve que l’autonomisation, la contractualisation, ont le défaut de ne pas correspondre à notre culture.

Nous sommes une culture de type paternaliste avec des inconvénients.
Certes, il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas les inconvénients que vous citiez tout à l’heure mais on est quand même dans une culture paternaliste. Pour moi le médecin, il sait, et ce qu’il va me proposer c’est bon, je l’accepte !

Suzanne Rameix : Oui, mais là encore, je crois que c’est une parole de bien-portant parce que si on est vraiment dans la maladie grave, la maladie chronique, on va avoir de plus en plus affaire à des traitements avec des possibilités alternatives, des troubles différents, des effets secondaires, des médianes de survie qui ne sont pas les mêmes.

Par exemple j’ai travaillé sur les informations données à des patients sur des traitements du cancer des voies digestives supérieures, cancer du larynx, du pharynx. Il y a des options, des traitements, des risques différents. Or certaines personnes ont une aversion au risque, d’autres moins, les métiers, les vies familiales donnent plus ou moins d’importance à la voix et aux risques sur les cordes vocales, …, c’est bien au patient de décider. Cela on le voit chez les diabétiques, les insuffisants rénaux, etc. Chez des patients qui sont dans la maladie chronique, il y a vraiment cette demande d’autonomie.

Il est vrai qu’il y a des catégories des patients : certains très autonomistes, d’autres s’en remettant entièrement à leur médecin sans vouloir savoir ni décider par eux-mêmes. Un patient peut aussi – de façon autonomiste car c’est lui qui l’a choisi librement – s’en remettre à son médecin et lui demander de ne pas l’informer sur tout, d’avoir une attitude paternaliste.

Jean-Dominique Callies : Je suis médecin d’entreprise : je suis d’une profession qui audite, diagnostique, ampute, restructure, je suis expert-comptable.

J’ai le même métier que les médecins mais sur des personnes morales et non physiques.

Les problèmes que vous avez évoqués sont très intéressants en médecine.
Je pense, par contre, que dans de très nombreux cas les patients sont dans l’incapacité de décider d’une stratégie ou d’une autre, tellement c’est complexe.

Le malade qui est allongé dans son lit d’hôpital, qui fait confiance à son médecin, et même s’il ne fait pas très confiance, de toutes façons il n’a pas les moyens de savoir si on lui dit la vérité ou alors il faudrait qu’il soit médecin lui-même.

Alors, ce que vous dites en répondant à Jean-Paul Guitton, cela me tracasse énormément parce qu’il y a des moments où on ne peut pas ne pas prendre la responsabilité à la place de son patient. Sinon, on n’exerce pas notre rôle d’expert, de conseil, de médecin d’entreprise.

Il y a un moment où la connaissance s’impose, même si on a un devoir de conseil, de tout expliquer, il y a un moment où l’on est obligé de prendre une décision parce qu’on a de très nombreux choix. Et si on commence à expliquer toutes les conséquences de tous les choix, de toutes les façons on demande au docteur de donner son avis.

Suzanne Rameix : C’est intéressant, cette analogie. Je ne sais pas jusqu’où on peut la pousser. Il y a quand même la question du corps et de la vie des hommes. On ne parle pas de la même chose en médecine et dans ce que vous êtes en train de décrire.

D’un point de vue sociologique, on voit par exemple que depuis les années 80, les journaux traitant de la santé sont de plus en plus nombreux. Toutes les chaînes de télévision ont des émissions consacrées à la santé, comme toutes les chaînes de radio. Et l’on sait que les sites Internet les plus consultés, après les sites pornographiques, sont les sites sur la santé. Certains patients viennent en consultation avec tout un dossier Internet sur lequel ils ont travaillé. Dans les débuts de l’épidémie de SIDA, des patients entraient dans des protocoles d’essai de l’AZT alors que leur médecin traitant ne savait même pas ce qu’était le sida.

Dans le cas de la maladie grave, de la maladie chronique un modèle purement paternaliste n’est pas tenable. On le voit dans les associations de patients et de familles de patients. Par exemple, les premiers États-Généraux du cancer en 1999 ont donné lieu à la publication d’un Livre blanc. Ce document, rédigé par les patients et leurs familles, a conduit, dans le Plan cancer, à modifier considérablement la consultation d’annonce en cancérologie. Le patient doit être reçu assis, en face à face, dans une pièce, au calme, sans interruption par du personnel ou par le téléphone, l’entretien doit lui permettre de poser toutes les questions qui lui semblent nécessaires, une consultation pluridisciplinaire doit lui donner les informations sur la maladie, les traitements, leurs avantages et inconvénients, etc. Les derniers États-Généraux du cancer l’ont montré : la maladie prend toute la vie et le patient veut comprendre les tenants et les aboutissants de ce qui lui arrive, des traitements qu’on va lui proposer, de leurs effets secondaires, l’état dans lequel il sera dans un an, dans deux ans, pour gérer sa vie familiale, professionnelle…

Jean-Dominique Callies : Cela dépend de sa capacité pour comprendre.

Suzanne Rameix : Oui, mais c’est intéressant aussi de voir que le principe d’autonomie est auto-réalisateur. C’est-à-dire que plus vous considérez une personne comme autonome, plus elle l’est.

On le sait pour l’éducation. Quand vous regarder un enfant – ce n’est pas moi qui le dis, c’est Kant dans ses réflexions sur l’éducation – comme autonome et comme devant le devenir encore plus, il le devient. D’ailleurs, les enfants malades sont surprenants de maturité. Dans un reportage tourné dans un service d’oncologie pédiatrique, on voit des enfants de 7-10 ans qui discutent entre eux de leur vie avec la maladie : leurs connaissances sont proprement sidérantes. Devant leurs parents – qu’ils veulent protéger – ils prennent l’air d’être naïfs et confiants alors qu’en réalité ils savent beaucoup de choses et certains qui vont mourir le savent bien mais n’en disent rien.

Revenons au principe auto-réalisateur. Si au lieu de dire à un enfant ce qu’il doit faire, ce qui est permis, ce qui est interdit, on lui pose la question « au fait, qu’est-ce que tu en penses ? » on est étonné des réponses même de très jeunes enfants et on les éduque à l’autonomie. Pour les patients, il me semble que c’est la même chose, c’est-à-dire que plus vous regardez le patient comme autonome plus vous vous apercevez que des gens pour lesquels vous vous seriez peut-être dit : « je ne vais pas réussir à lui expliquer, ce n’est pas la peine », finalement, ont bien compris l’impact sur leur vie, les choix qu’ils auraient à faire et posent des questions très pertinentes. Bien sûr, c’est complexe car les patients peuvent être dans le déni et l’incompréhension car leur psychisme cherche un mécanisme de défense et il faut être très prudent devant cette protection.

Séance du 21 mars 2013