Par le Père Nicolas Buttet, Fondateur de la Fraternité Eucharistein

Laurent Mortreuil : Père Nicolas, vous êtes Suisse, né en Suisse, résidant en Suisse … sauf quand vous parcourez le monde. Après un début de carrière brillant comme avocat engagé en politique, vous avez poursuivi sur votre lancée dans des structures internationales et ecclésiales prestigieuses où vous avez pu vous lier avec les Cardinaux Willebrands ou Etchegaray ou avec un Nicolas Michel alors Secrétaire Général Adjoint des Nations Unies. Et puis, il y a maintenant 20 ans, 5 ans d’ermitage au creux de votre montagne du Valais pour passer des sommets du monde aux sommets intérieurs … Vous en redescendez avec le feu et l’ambition qui ne vous ont jamais quitté, pour tour à tour fonder la fraternité Eucharistein (communauté nouvelle catholique fondée sur l’adoration eucharistique et l’accueil de personnes en difficulté) et inspirer la fondation de Philanthropos (Institut Européen d’Etudes Anthropologiques), Ecophilos (fondation de chefs d’entreprises pour mettre l’homme au cœur), ImpactHope (aider les chrétiens en minorité dans leur développement économique), Zermatt Summit (le Davos du Bien Commun) etc … dans le but en fait de sauver des âmes et de proposer une alternative aux structures de péché. Ceci vous conduit à travers le monde à la rencontre d’hommes de bonne volonté pour y témoigner de l’amour de Dieu et de votre espérance, publier maints articles et ouvrages et servir les pauvres. A la suite de Benoît XVI, vous aimez dire : « La foi grandit quand elle est vécue comme expérience d’un amour reçu et quand elle est communiquée comme expérience de grâce et de joie. ». Permettez-moi de vous rapporter ces deux versets de la Première lettre de Pierre : Ainsi donc, honneur à vous qui avez la foi, mais, pour ceux qui refusent de croire, l’Écriture dit : La pierre éliminée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle, une pierre sur laquelle on bute (Proskomma) ,un rocher qui fait tomber. Ces gens-là butent en refusant d’obéir à la Parole, et c’est bien ce qui devait leur arriver.

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Si Proskomma, en grec, se traduit souvent comme pierre d’achoppement, on peut aussi choisir le terme de butée … Vous êtes bien, Père Nicolas Buttet, Nicolas Proskomma, dans votre vocation à empêcher le monde sans enchantement de se perdre en rond. Un sondage disait que la France était le pays qui avait le moins confiance en l’existence de Dieu, de vos 5 ans dans la grotte, quel sens donner à la vie dans notre monde désenchanté ?

Père Nicolas Buttet : Le thème qui m’a été donné : « Quel sens donner à la vie dans un monde désenchanté ? »

J’aimerai faire quelques remarques préliminaires.

La première concerne l’endroit d’où je parle. Vous en avez dit quelques mots, c’est vrai. Je m’adresse à vous avec cette expérience de vie dans l’ermitage pendant plusieurs années ; avec l’expérience de l’accueil de ces gens blessés, cassés mais aussi avec l’expérience du monde de l’économie et de la vie politique.

J’ai donc l’occasion de rencontrer des gens qui voient la société de différents points de vue. Cela m’interpelle profondément et je pense qu’il y a un véritable ‘kairos’ dans le temps que nous vivons. Et c’est la deuxième remarque que je voudrais faire. Le “Kairos”, c’est un temps de la visite de Dieu qui s’inscrit dans le temps « chronos » – le déroulement des jours et des années. Ce temps de notre histoire a besoin d’un prophétisme, a besoin de prophètes dans ce “kairos” que nous vivons aujourd’hui. Le prophétisme n’est pas la prédiction de l’avenir, vous le savez. Le prophétisme consiste à rappeler les exigences de Dieu dans ce temps qui passe.

Benoît XVI a cité le philosophe Søren Kierkegaard un jour en rappelant cette histoire que le philosophe danois avait racontée. C’était donc au Danemark : un cirque commence à prendre feu à côté d’un village avec des maisons en bois et des toits de chaume. Le directeur du cirque demande au clown déjà habillé pour son spectacle de courir au village voisin pour annoncer que le feu a pris dans le cirque et demander aux habitants de les aider à éteindre l’incendie afin d’éviter que le village entier ne soit consumé par les flammes. Alors le clown court vers le village, arrive sur la place publique et commence son histoire : « Arrêtez-le feu ! » Tout le monde sort et applaudit, trouve le spectacle extraordinaire ! Une décentralisation du spectacle au centre de la place publique ! Personne ne le prend au sérieux. Et voilà que les flammes arrivent et ravagent le village.

Finalement le prophète aujourd’hui est un peu accueilli comme ce clown dans la société actuelle. Des voix s’élèvent pour dire : « Attention, il se passe des choses ! ». Alors tout le monde applaudit généreusement sans que véritablement il y ait de conséquences directes dans la vie des hommes et des femmes de notre temps, dans la vie du monde économique ou politique. Et c’est ainsi que l’incendie de la déshumanisation risque de ravager le monde de manière aussi surprenante que ravageuse.

Je vais suivre deux étapes pour vous présenter brièvement le thème que vous m’avez proposé pour cette présentation : d’abord le désenchantement du monde, avec quelques clés de lecture, puis ensuite le réenchantement du monde, si j’ose cette expression, en me distinguant, quand même, de quelques personnes qui ont utilisé ce mot. Vous allez comprendre pourquoi.

Nous verrons cela autour de trois questions fondamentales qui sont assez classiques :

 λ la question de Dieu

 λ la question de la société en général

 λ la question de l’être humain

Première partie : le désenchantement du monde

1) la question de Dieu : le désenchantement

L’idée de désenchantement du monde vient du sociologue et économiste allemand Max Weber, disant qu’il y a une processus de rationalisation et d’intellectualisation du monde (Rationalisierung und Intellektualisierung).
En allemand, le désenchantement ce dit Entzauberung : cela signifie enlever tout ce qu’il y a de « magique » dans le monde, de non explicable de façon rationnaliste. C’est cela dans l’idée de Max Weber : il s’agit d’un monde « démagicialisé », si j’ose le néologisme. Un monde vidé de tous les moyens magiques pour lui apporter le salut. Le judaïsme et le christianisme y ont contribué. Mais ce processus aboutit à une telle rationalisation que l’être humain est comme enfermé dans une cage d’acier, vivant une existence claustrophobique sans ouverture ni idéaux.

Max Weber était fasciné, vous le savez, par un courant ascétique et puritain qui a contribué véritablement à faire triompher ce qui était pour lui au cœur de l’occidentalisme : le rationalisme devenu cette fameuse « cage d’acier » qui enferme l’homme moderne et qui le désespère en quelque sorte.
Weber avait pleine conscience qu’un monde désenchanté puisque c’est le mot utilisé, conduisait l’humanité à une impasse, une sorte d’étroitesse de l’humain. Il avait donc aussi le désir de pouvoir trouver des prophètes qui puissent un jour ré-enchanter ce monde. Lui-même avait quelquefois utilisé l’expression Wiederverzauberung der Welt, de réenchantement du monde, sans bien le définir si ce n’est finalement en disant que, peut-être, au terme de ce grand processus de désenchantement et de rationalisation, nous allions voir peut-être l’avènement d’un nouveau développement du monde avec de nouveaux prophètes qui vont se lever pour un grand renouveau, une grande renaissance d’idées et d’idéaux. Des héros qui s’opposent à la pétrification mécaniciste du monde et veulent redonner une sorte d’embellissement de ce monde.

L’analyse de Max Weber autour de cette idée de désenchantement du monde oublie une dimension essentielle du fait religieux judéo-chrétien : c’est l’eschatologie. Le puritanisme à partir duquel Weber parle réduit en quelque sorte la vie chrétienne à un moralisme qui enferme le christianisme dans un cadre qui ne fait pas droit aux différentes dimensions de la foi. Max Weber n’a donc pas pris en compte l’émerveillement et l’espérance chrétienne que peut donner sa dimension eschatologie.

Weber n’a pas pris en compte dans son analyse de désenchantement les mouvements dits de « Réveil » américains mais aussi allemands qu’il avait pourtant côtoyés, et qui redonnaient une nouvelle vision du christianisme non réduite au moralisme. Max Weber ne s’était pas aperçu non plus du danger des messianismes politiques qui devaient se substituer à la dimension eschatologique du christianisme, comme Lénine qu’il a connu, mais aussi, dans le domaines des phénomènes sociologiques, le processus de consumérisme et d’hédonisme qu’on voyait naître.

Finalement son analyse sociologique était quand même bien partielle voire partiale, très statique et fixée dans une vision particulière et réductrice de la “démagicisation” du monde. Par conséquent les solutions qu’il proposait étaient un peu courtes pour expliquer de manière circonstanciée les grands changements que Weber a su reconnaître mais aussi pour répondre aux gigantesques défis que représentaient ces changements.

Benoît XVI a très bien répondu à cette question laissée en suspens par Weber. Lorsqu’il s’est retrouvé à Ehrfurt dans son voyage en Allemagne, le Saint-Père a eu cette réflexion lumineuse : « L’homme a-t-il besoin de Dieu ou les choses vont-elles bien aussi sans Lui ? » Et la réponse que donne Benoît XVI est la suivante : « Quand dans une première phase de l’absence de Dieu sa lumière continue encore à illuminer et tient ensemble l’ordre de l’existence humaine, on a ainsi l’impression que cela va aussi très bien sans Dieu. Mais plus le monde s’éloigne de Dieu, plus il devient clair que l’homme, dans l’‘hybris’ du pouvoir, dans le vide du cœur et dans le désir de satisfaction et de bonheur, perd toujours plus sa vie. La soif d’infini est présente dans l’homme de façon indéracinable ».

Je pense que cette analyse du désenchantement a profité – comme le rationalisme des Lumières d’ailleurs – du génie du christianisme, puisque les vraies lumières du christianisme brillaient encore et éclairaient la raison humaine en la sauvant du naufrage dans lequel l’a plongé sa revendication d’autonomie totale. Dans la fin du 19ème siècle, les lumières de la Révélation illuminaient encore l’humanité de la force de la Vérité et du sens du Bien. La raison, s’éloignant de la vivifiante inspiration évangélique, devenait de plus en plus ténébreuse, et le rationalisme pur a ouvert la porte, d’une certaine façon, à l’irrationnel et la prédominance de l’affectif et de l’émotionnel.

Le deuxième sociologue-philosophe qui va reprendre l’idée de désenchantement du monde, inspiré de Max Weber, c’est Marcel Gaucher, vous le connaissez sans doute un petit peu mieux. Il va prolonger l’idée de Max Weber en allant jusqu’au bout d’un certain matérialisme en disant que le désenchantement du monde est comme l’épuisement du règne de l’invisible. L’invisible n’a plus de sens. Contentons-nous de ce qui est visible.

Les seules choses qu’ont véritablement engendrées les religions aux yeux de Marcel Gaucher, c’est l’irréligion moderne comme une sorte de désabusement mal défini. On sent une certaine saturation, une certaine morosité qui est là.

Les religions ont donc paradoxalement enfanter l’irréligion. Les grandes certitudes vont s’effondrer et pourtant, dit M. Gaucher : « On ne tombe pas encore dans l’atonie ». Il y a quand même certains mouvements de pensée, qui désirent saisir ce temps et voir dans ce moment – ce kairos – une sorte de chance pour la communauté humaine.

Ce processus de désenchantement ainsi décrit – trop rapidement – n’a pas été sans conséquences existentielles, vous vous en doutez. C’est un fait que nous pouvons analyser de différentes manières mais qui conduit néanmoins, dans la réalité, à des drames. Depuis son émergence comme réalité sociétale propre à l’Occident jadis chrétien, nous survivons cetes, mais ce n’est pas gagné. Nous ne sommes peut-être pas tombés dans l’atonie complète, ce désespoir ambiant, cette société dépressive que définissait le Père Tony Anatrella. Et encore. Mais finalement nous sommes tout de même entraîné dans une certaine dégringolade qui ira jusqu’à affecter la raison et le psychisme de nos contemporains… et nous sommes aussi contemporains de nos contemporains !

Ce désenchantement qui est en fait le fruit d’un athéisme, pouvait s’inspire de ceux que Ricœur avait appelés « les maîtres du soupçon » : Marx, Freud et Nietzsche.

- Freud pour qui, du point de vue psychique, définit la religion comme une « illusion », une sorte de délire collectif qui épargnait aux gens une névrose individuelle.

- Marx qui, dans l’ordre politico-économique, définissait la religion comme l’opium du peuple. Le grand économiste François Perroux, l’auteur du monumental ouvrage sur l’économie du XXe siècle commente cette pensée de Marx : « Je ne crois pas que le christianisme soit l’opium du peuple… j’incline plutôt à penser qu’il nous empêche tous de dormir » Il voulait simplement dire que, lorsque l’on prend au sérieux l’Evangile, lorsqu’on regarde le Christ et que l’on écoute ses paroles et regarde ses gestes, on ne peut que conclure de la façon suivante : « je n‘ai pas assez cru aujourd’hui, pas assez aimé ! mon pauvre, c’est encore raté, il va falloir que tu te réveilles demain avec le désir d’aimer mieux et de mettre en œuvre l’Evangile ». L’Evangile c’est donc tout le contraire de l’opium : c’est un aiguillon qui ne cesse de me piquer, de me titiller de m’aiguiller pour m’éveiller dans ma Foi.

- Et puis il reste Nietzsche, bien sûr, qui voyant la religion et le christianisme en particulier comme La revanche des perdants contre la force initiative de ceux qui gagnent. Dieu est mort mais ce sont les chrétiens qui l’ont tué osant présenter un Dieu « looser » un Dieu perdant, un Dieu faible et crucifié, juste le contraire du Dieu qui exalte la capacité créatrice de l’homme.

Il faut tout de même ajouter que ce désenchantement du monde, de ce monde « sans Dieu » n’est pas athée pour autant. Autrement dit, ce monde sans dieux n’est pas sans substituts de dieu, c’est-à-dire qu’il n’est pas sans idoles, tellement il n’est pas possible de se passer de Dieu, tellement il n’est pas possible d’aller au bout de l’athéisme. Fabrice Hadjadj a bien montré que finalement un athéisme dans le sens strict du terme c’est-à-dire l’absence totale de dieu vécue dans une rigueur intellectuelle et une honnêteté d’existence – la privation totale de dieu dans ma vie – est une attitude non viable, Je vais nécessairement, à un moment donné, me fabriquer un dieu de substitution que ce soit mo ego ou une autre personne, un bien matériel ou un objet philosophique ou ésotérique… Bref l’athéisme pur et dur est impossible à vivre même s’il peut être rationnalisé.

C’est ce qu’a montré aussi très lumineusement le cardinal Ratzinger dans un petit livre passionnant sur l’exercice des vertus de ‘Foi, d’espérance et de charité’.

Le Cardinal Ratzinger se pose la question suivante : finalement quelle serait l’attitude la plus cohérente pour l’intelligence ? Il est vrai que l’acte de foi est un dépassement de la raison, mais de la même manière que l’athéisme qui est un acte de foi retourné. Ni l’existence de Dieu ni sa non-existence ne peuvent se « prouver » absolument. La foi et l’athéisme sont l’une et l’autre un dépassement de la raison qui exige de la personne une profession de foi en l’existence ou la non-existence de Dieu.

On pourrait donc conclure que la seule attitude rationnelle serait l’agnosticisme, disant que le fait « dieu » étant inconnaissable, l’homme ne peut pas trancher pour ou contre l’existence de Dieu.

Sur le plan intellectuel, on peut peut-être – et encore voudrais-je dire – se contenter de cet agnosticisme. Reste que sur le plan existentiel, il va falloir choisir. Dans la vie de chaque jour, il faut choisir : vivre comme si Dieu existe ou vivre comme si Dieu n’existe pas. Il n’y a pas de possibilité de vivre en agnostique : je vais vivre comme en croyant ou comme un incroyant. je peux être agnostique quant aux idées mais non quant à mon existence personnelle.

Le cardinal Ratzinger montre bien que, lorsqu’on en arrive à la vie, à l’existence humaine, à ce moment-là il n’y a plus tellement de choix. Si je vis « comme si Dieu n’existait pas » et que Dieu existe, je suis vraiment ennuyé. Si je vis « comme si Dieu existe » et qu’Il existe, tant mieux. Si je vis « comme s’il n’existe pas » et qu’Il n’existe pas, de toute façon je n’ai rien perdu. Mais il montre qu’intellectuellement, l’athéisme est finalement un acte de foi, ce que reconnaissent d’ailleurs plusieurs philosophes athées.
Finalement l’agnosticisme arrive à une impasse qui est la suivante : lorsque que l’on passe du concept à l’existence réelle, il faut nécessairement choisir : ou l’on vit comme si Dieu existe ou l’on vit comme s’il n’existe pas. Les agnostiques théoriques sont bien souvent des athées pratiques. A noter aussi que tant de catholiques théoriques ou sociologiques vivent eux aussi « comme si Dieu n’existait pas ». Ce sont des croyants de tête et des athées pratiques !

Plus encore. Si je vis comme si dieu n’existe pas, en suis-je si sûr. De nouveau, du point de vue théorique, je peux le défendre. Mais du point de vue existentiel, je pense que cela est impossible. Je vais nécessairement honorer un « dieu ». Reste à savoir quel dieu je vais honorer, quel dieu je vais adorer, quelles relations je pourrais avoir avec ce que je n’appellerai pas dieu, d’ailleurs, mais qui en aura toutes les caractéristiques. Mais je ne peux pas sortir de cette question de dieu.

A ce sujet, c’est intéressant de regarder l’œuvre et la vie d’Auguste Comte. Comte a conceptualisé le « positivisme ». Il voyait, dans le développement de l’humanité trois « états » successifs : l’état théologique, l’état métaphysique et l’état positif. Il revendique la paternité de ce troisième état. Comte avait d’abord épousé une prostituée, Caroline, en qui il reconnaissait cette « humanité pécheresse » à sauver. Il se trouve que le niveau culturel de cette femme n’était pas en phase avec le sien… Cette relation se terminera dans des conditions difficiles. Comte souffrira d’une grave dépression, qu’il qualifie d’« épisode cérébral ». Il fait un séjour de huit mois à l’hôpital d’Esquirol, dont il sort avec la mention « NG » (non guéri), puis tente de se suicider. Il sera fasciné ensuite par Clotilde de Vaux qui sera l’idéal absolu de la femme, de l’humanité sauvée, rédimée. Clotilde décède un an plus tard de la tuberculose. A. Comte établira une relation quasi religieuse avec elle, relation qu’il qualifiera lui-même de fétichisme. Il passera trois heures par jour en prières à honorer cette Clotilde de Vaux.
C’est devenu un rituel inimaginable : cinq minutes debout, trente minutes à genoux, ensuite on se remet debout, on se remet à genoux, il lit en permanence les billets qu’elle lui a écrits. Il honore un bouquet de fleurs séchées qui rappelle la mémoire de cette femme et il va en pèlerinage chaque mois dans un restaurant où il a mangé une fois avec elle.

Et donc cet homme qui se veut le fondateur de l’âge positif, en arrive finalement à une sorte d’incohérence de vie par rapport à son idée. Et je e parle pas de catéchisme positiviste avec ses sacrements et ses rites initiatiques. Je partage pour une fois l’avis de Michel Onfray : « Une œuvre écrite sans la vie philosophique qui l’accompagne ne mérite pas une seconde de peine ». C’est un peu direct mais cette réflexion mérite vraiment une attention particulière : comment les doctrines professées par certains philosophes illuminent leur vie, la transforme et les conduit au bonheur… ou inversément les plonge dans les ténèbres et les conduit au malheur voire à la mort ?

Notre monde est comme bloqué, figé à cette phase de déconstruction du religieux. C’est bien dommage ! Il est grand temps de relever le défi de la question religieuse, question devenue incontournable aujourd’hui, et pourtant toujours contournée, toujours éludée et rejetée dans une sphère dite « privée » !

Qu’est-ce qui est resté au mieux de cette déconstruction du religieux ?
Il en est resté deux idées archétypiques :

- d’un côté la religion de Spinoza (si j’ose le dire comme cela) avec toutes les formes que cela peut comprendre, une sorte de “tout est dieu”, un panthéisme. Spinoza était-il panthéiste ? sans doute non. Pour lui tout est en dieu, tout est dieu, tout être est dieu et nous sommes nous-mêmes des parties de la substance divine. On pourrait rattacher à Spinoza le dieu d’Einstein, cette religiosité cosmique qui, selon lui est l’expression la plus haute du sentiment religieux de l’homme. Cette religiosité cosmique s’oppose à l’ensemble des normes et doctrines qui constituent les religions traditionnelles. Le sentiment religieux naît chez Einstein d’un certain mystère, comme il le dira lui-même : « ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ».

C’est assez fascinant, cette idée-là parce qu’elle rejoint quelque chose de très profond.

Nous sommes participants de Dieu et la première tentation : “Vous serez comme des dieux” est tout à fait juste avec quelques nuances. “des dieux”, non, “comme des dieux”. Mais c’est ce qui habite le cœur de l’homme : partager la vie divine. L’amour implique la communion jusqu’au bout et l’homme sorti des mains de Dieu désire ardemment cette communion avec Dieu. Il ne peut pas s’en passer. « L’homme est fait pour Dieu » disait saint Augustin. Sans repos, il est inquiet tant qu’il ne vit pas avec Dieu. Et cette inquiétude est absolument indéracinable du cœur de l’homme.

- d’un autre côté, la religion de Jung. Carl Gustav Jung qui avait été disciple de Freud, va dire la chose suivante, en se démarquant ainsi radicalement de son maître : « Parmi tous les patients qui ont dépassé la moitié de leur vie (+ de 35 ans), il n’en est pas un seul dont le problème ultime n’ait pas été sa conception religieuse. Oui, chacun souffre finalement du fait qu’il a perdu quelque chose que les religions vivantes ont donné à leurs croyants de tout temps, et aucun n’est vraiment guéri s’il n’a pas retrouvé sa conception religieuse ».

Au niveau du constat, ce diagnostic de Freud sur la condition religieuse de l’être humain est prodigieux. Jung reconnaît que le drame de chaque existence est finalement celui de la relation à Dieu. Reste que la solution que va apporter Jung va être très différente d’une relation avec un Dieu personnel. La religion, pour lui, c’est ce que je construis dans mon imaginaire, c’est-à-dire ma propre subjectivité qui fabrique le dieu qui correspond à mes besoins et qui correspond à mes sens, à mes attentes, à ma façon d’envisager le sens de l’existence.

On pourrait dire que Jung va être le fondateur d’un certain subjectivisme religieux. Ce subjectivisme était déjà présent auparavant et notamment depuis la réforme protestante, mais avec Jung, le subjectivisme va prendre une dimension particulière. Il va devenir prégnant dans la société occidentale.

Ce que dit Jung en quelques mots, c’est que le drame, derrière la psychose ou la névrose, c’est finalement un drame religieux. Le chemin de guérison passe par la construction d’une image de Dieu, un dieu qui correspond à vos besoins, à vos désirs ; de cette façon, le patient va pouvoir construire une relation avec ce dieu de son imaginaire. Chacun aura le sien ; il m’est pas question de l’objectivité de Dieu, de son existence réelle ou d’une relation interpersonnelle avec Dieu.

2) la question de la société : de l’idéologie du progrès

Le deuxième point que j’aimerais développer du point de vue d’une culture du désenchantement, c’est l’échec des idéologies, particulièrement celle du progrès.

Je crois qu’on vit vraiment la fin d’un temps. Si vous lisez attentivement Spe Salvi de Benoît XVI, c’est ce que le Saint-Père met en lumière en se posant la question de savoir ce que fut la conquête des Lumières. Ce fut justement l’espoir d’un monde meilleur que devait nous apporter la science en particulier.

Avec Kant, avec Condorcet, comme avec Hegel et Rousseau jusqu’à Marx et tous leurs héritiers, on vit avec cette idée d’un monde en progrès constant du bien vers le mieux. L’humanité avance dans un progrès qui est inéluctable en raison de l’association qui est faite entre le développement de la science et ce progrès humain tant attendu. Kant affirmait, en 1793, que « le genre humain a toujours été en progrès vers le mieux et continuera donc à l’être. La race humaine s’avance continûment en civilisation et en culture comme son but naturel ».

C’est une véritable religion séculière qui a vu le jour avec cette notion de progrès, selon le mot de Raymond Aron. Ou, selon l’expression de Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, la « religion civile des Modernes » Il s’git d’une sécularisation de l’espérance et de l’eschatologie chrétienne. Jacques Julliard dans une pertinente analyse intitulée  » Depuis quand le progrès est-il devenu fou ? « , dit la chose suivante :  » Parce que cette déshumanisation est le fait d’une des nations les plus modernes et les plus civilisées de la planète. […] Que la croyance au progrès, c’est-à-dire à l’idée du perfectionnement infini de l’espèce humaine, se soit effondrée, en un mot que la religion du progrès, religion civique, religion de substitution, équivalent moral du christianisme dans un monde postchrétien, ait cessé d’avoir cours, et voilà l’humanité définitivement athée. Athée de tout : athée de l’avenir, athée de l’idée de Bien et peut-être athée d’elle-même » et de conclure : « Le progrès a changé de statut. De solution, il est devenu problème ».

Cette vision idéologique du progrès porte en lui-même une erreur que Benoît XVI a bien mis en lumière dans Spe Salvi : le progrès technique avec toutes les avantages et le bien qu’il a apporté à l’humanité ne peut pas être dissocié d’un progrès moral. Le premier n’induit pas nécessairement le second de sorte que le progrès technique peut très bien s’accompagner d’une régression éthique et engendrer les pires dangers voire les pires catastrophes qu’il soit possible d’envisager.

Il y a, en effet, une grande différence entre le progrès technique et le progrès moral. Dans le progrès technique, on peut accumuler les connaissances et se les transmettre de génération en génération. Le progrès moral, de son côté, est à reconquérir à chaque génération et pour chaque personne en particulier. C’est-à-dire que chaque personne doit se construire comme être humain de façon personnelle ; chaque société, chaque culture devra faire de même. Elle ne pourra pas longtemps s’appuyer sur le terreau d’une morale du passé, aussi forte qu’elle ait pu être.

Cette confusion entre progrès technique et progrès éthique est à la racine de cette toute nouvelle religion, cette religion du progrès.

Quand Condorcet écrivait son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il voulait préciser les dix étapes de cette avancée triomphale de l’humanité vers la science, la sagesse et le bonheur : « Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. »

Avec beaucoup de pertinence, le journaliste Jacques Julliard a montré que ces auteurs voulaient, avec leur idée du progrès, détruire les deux fléaux du genre humain, la bêtise et la méchanceté… Ce n’est pas encore fait… et je doute que ce le soit demain ! Enfin, c’et ce qu’il me semble, d’après mon expérience personnelle ; j’entends en moi-même, j’ai découvert, en cherchant bien, ce qui s’appelle le péché et l’ignorance coupable et je l’ai même parfois vu chez les autres. Parfois, on voit mieux chez les autres que chez soi-même : Jésus parlait de “la poutre et de la paille”, vous vous souvenez ?

Lorsque Kant eut développé cette histoire de progrès, il s’est tout de même demandé : « est-ce que cela ne ressemblerait-il pas à un médecin au chevet d’un malade incurable et inquiet de son état de santé qui interroge le médecin : “Comment est-ce que je vais, docteur ?” Et le médecin de lui répondre “ça va, mais ne vous inquiétez pas, ça ira mieux demain” » Et le malade meurt d’aller mieux.

Cette idéologie du progrès a pris plusieurs formes. Elle concerne aussi bien le libéralisme que le socialiste, la gauche que la droite.
Que ce soit le nouvel Atlantide ou la société parfaite fondée sur la technique de Bacon, l’optimisme historique dans le « Discours sur les sciences et les arts » de Rousseau, le triomphe de l’État positif chez Auguste Comte, la manifestation suprême de l’Esprit dans l’Etat-Dieu de Hegel, la société de justice sans classes de Marx, l’avènement d’une société de richesses de Turgot et de Smith…, l’alter-mondialisme de José Bové ou le mondialisation heureuse d’Alain Minc… toutes ces visions se fondent sur un progrès linéaire de l’histoire qui est nécessairement positif, qui est nécessairement un mieux pour l’humanité.

Il faut tout de même faire une remarque pour Karl Marx. Voyant les drames liés à l’industrialisation et au libéralisme sauvage, Marx ce rend compte que n’est pas aussi inéluctable qu’on voulait bien le dire. Il faudra donc réajuster le progrès, un peu comme on remet dans une juste trajectoire la fusée qu’on envoie sur une orbite. Il va falloir réajuster la trajectoire du progrès. Cela doit donc passer par une phase révolutionnaire, qui engendrera la liberté et conduira à l’avenir radieux.

Qu’on le veuille ou non, notre société a été complètement imbibée de ces deux idéologies conjuguées, celle du progrès et celle de l’idée du réajustement révolutionnaire de Marx pour obtenir ou atteindre le monde parfait… c’est à l’horizon demain ou après-demain au plus tard.

Quel va être l’acte de foi premier de l’idéologie du progrès ? C’est l’optimisme. Je dois nécessairement penser que cela ira mieux demain, quoi que les faits, la réalité ou les chiffres me disent. Ce n’est pas un acte de raison, ce n’est pas un acte psychologique. On peut être optimiste ou pessimiste par perception psychologique : on peut voir un verre à moitié plein ou à moitié vide. Dans l’idéologie du progrès l’optimisme est l’acte de foi fondamental et le pessimisme (et si ça n’allait pas mieux ?) le seul péché impardonnable, le péché contre l’esprit du progrès.

Quand il s’agit d’analyser objectivement notre monde, ce ne sont pas des catégories psychologiques qui vont nous permettre de saisir convenablement la réalité. Il va falloir d’abord examiner les faits, les chiffres, les situations pour analyser correctement cette réalité et voir ce qu’il faudrait ensuite entreprendre de concret pour changer ce monde. On n’ose cependant presque plus avoir cette approche rationnelle du monde. Le réalisme fait peur. Alors, quels que soient les chiffres ou les drames du monde, on entend ces phrases : « et bien moi, je ne me fais pas de souci, je suis confiant en l’avenir » ; « Je suis optimiste » ; « Je positive » ; « ce n’est pas pire qu’avant ».

Or ces catégories psychologiques ne nous amènent pas du tout à une analyse rationnelle de la situation. On a déplacé l’expérience réflexive de l’ordre cognitif à l’ordre affectif.

Jean-Claude Michéa a écrit un livre très intéressant à ce sujet, le complexe d’Orphée : La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Michéa montre comment aussi bien la gauche que la droite se sont nourris de la même matrice idéologique : cette idée du progrès érigée en véritable religion.

Jacques Julliard a publié un article intéressant, lui aussi « Depuis quand le progrès est-il devenu fou ?  » Je le cite : « Que la croyance au progrès, c’est-à-dire à l’idée du perfectionnement infini de l’espèce humaine, se soit effondrée, en un mot que la religion du progrès, religion civique, religion de substitution, équivalent moral du christianisme dans un monde postchrétien, ait cessé d’avoir cours, et voilà l’humanité définitivement athée. Athée de tout : athée de l’avenir, athée de l’idée de Bien et peut-être athée d’elle-même… le progrès a changé de statut. De solution, il est devenu problème.  »

Finalement, l’idéologie du progrès a conduit – contre l’attente de ses initiateurs sans doute – à une terrible déshumanisation de la société. Le progrès des sciences comme solution aux problèmes du monde tel qu’il était envisagé au XVIIIe siècle n’a pas tenu ses promesses… et de loin s’en faut !
On a pensé qu’en traitant la question du « comment » ou pourrait venir à bout des maux de l’humanité. On avait alors complètement éludé la question du « pourquoi », la question du sens. Et cette question ressurgit avec violence. Elle l’a fait tout au long du 20ème siècle, sur les charniers des guerres mondiales, des totalitarismes de droite ou de gauche, et jusque dans les hôpitaux où la vie humaine a été massacrée et bafouée.

3) la question de l’être humain : entre post-humanisme et transhumanisme

Le troisième aspect que je voudrais mentionné dans ce processus de désenchantement du monde au sens large, c’est le perte de la dignité de la personne humaine. Ce qui fut une longue et glorieuse conquête depuis l’antiquité en passant par les Pères de l’Eglise et jusqu’à la Renaissance avec l’émergence de l’humanisme, se retrouve dans une déconstruction totale. On est arrivé à une sorte de désorientation de l’idée même d’humanité… l’homme désorienté est devenu déboussolé… et le déboussolé conduit au dés-astre !

Alain Ehrenberg, un sociologue, a écrit une trilogie qui est d’ailleurs devenue une quadrilogie ! Ce travail est très intéressant car il jette une lumière très éclairante sur la façon avec laquelle nous sommes arrivés à perdre le sens de la personne humaine. Le premier ouvrage, Le culte de la performance publié en 1991, montrait comment toute la société nous pousse à être de plus en plus performants. C’est, d’une certaine manière, le mythe nietzschéen du surhomme qui domine. Mais ce culte de la performance a conduit finalement à l’émergence d’Un individu incertain (1995). C’est le titre du deuxième ouvrage : l’homme est devenu un fardeau pour lui-même. En effet, il se rend bien compte qu’il ne correspond pas à la perfection à laquelle il aspire ou à laquelle il devrait correspondre dans la société actuelle. Désemparé devant l’échec ou la vulnérabilité il en est arrivé à La fatigue d’être soi (1998) – titre aux accents nietzschéens. Cette fatigue d’être soi s’exprime, selon Ehrenberg, par la dépression ou par l’addiction : « La dépression et l’addiction sont les noms donnés à l’immaîtrisable quand il ne s’agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l’initiative d’agir… À l’implosion dépressive répond l’explosion addictive, au manque de sensation du déprimé répond la recherche de sensations du drogué ». Dépression et addiction seraient donc toutes deux des pathologies de la responsabilité. On en arrive ainsi à la société de malaise (2010), une société déprimée qui a perdu le sens des choses, de l’être et de l’agir, notamment par la désinstitutionalisation de la famille, le déclin de l’identité du père et la difficulté de la subjectivisation qui en découle. Tout cela induit un malaise dans la civilisation accentué par l’hédonisme des mœurs et la concurrence généralisé. La conséquence de ce processus, c’est l’explosion de pathologies narcissiques.

Essayons de prendre maintenant par un autre bout cet échec de l’humanisme. Il faut constater d’abord que ce qui est au cœur de la modernité, c’est la notion de liberté. Or cette notion de liberté de l’homme a subi des transformations importantes au cours des siècles.
Dans la philosophie classique, la liberté consistait en quelque sorte dans la réalisation de ma nature. C’était : accueillir ma nature et l’accueillir pour réaliser ce pour quoi je suis créé. Devenir ce que je suis, en quelque sorte.
La nature précède la liberté et cette nature qui est un donné doit alors être réalisé dans ma vie morale par des choix de liberté. La liberté consiste donc à acquiescer aux grandes inclinations naturelles à la vie, à la vérité, au bien et au bonheur, à la vie en société. On a appelé cette liberté, la liberté de qualité. Elle doit ultimement conduire au bonheur par l’exercice des vertus.
La grande rupture va arriver avec Guillaume d’Occam, au XIVe siècle. Occam, un des pères du nominalisme, va présenter Dieu comme le Grand Arbitraire, insistant sur sa « Toute-Puissance » opposée à la « Toute Sagesse » divine. Dieu peut donc commander ce qu’il veut sans que la sagesse et l’amour n’ordonnent pas cette toute puissance conçue comme discrétionnaire. Guillaume d’Occam soutient qu’en puissance absolue Dieu pourrait, sans contradiction, prescrire non seulement le vol et l’adultère, mais même la haine du Créateur et l’adoration d’un âne (Sent., II,19). Et même si la raison humaine s’insurge devant cette incohérence, rien n’y fait. Il y a, chez Occam, quelque chose de la vision musulmane de Dieu qui doit sans doute lui venir d’Averroès.

Cette conception de Dieu aura des conséquences sur la façon d’envisager la liberté humaine. Si la liberté divine consiste à imposer n’importe quelles règles, fussent-elles opposées à la raison et au bien, la liberté de l’homme de son côté sera aussi affranchie de la nature humaine. La liberté consiste à choisir ce que je veux être et non à devenir ce que je suis. Cette liberté, appelée liberté d’indifférence, précède et domine toute inclination naturelle. Elle procède de la seule volonté. Et si l’on envisage quelque vertu dans cette conception de la liberté, ce n’est pas en tant qu’habitus, une aisance à bien agir. C’est en tant que soumission à la loi arbitraire. N’oublions pas que Luther a été formé à l’occamisme. Cette conception de la liberté d’indifférence trouve son aboutissement pratique et existentiel à mai 68. La liberté consiste à se faire soi-même enseignera Oreste à sa sœur Electre dans Les Mouches de Sartre. L’homme est sa liberté : il n’est pas, il est à se faire. Et Baronia dira : « « L’Eternel m’aurait-il montré sa face entre les nuages que je refuserais encore de l’entendre car je suis libre ; et contre un homme libre, Dieu lui- même ne peut rien. Il peut me réduire en poudre ou m’enflammer comme un brandon, il peut faire que je me torde dans les souffrances comme le sarment dans le feu, mais il ne peut rien contre ce pilier d’airain, contre cette colonne inflexible ; la liberté de l’homme ».

Je me souviens, durant la JMJ de Paris, qu’il y avait une femme dans le métro avec un grand châle sur lequel il y avait marqué : « Ni Dieu ni maître ». Elle avec son petit garçon à côté d’elle. J’étais assis en face d’eux dans le métro. Le petit garçon n’était pas encore pris par cette idéologie. Il me regardait avec un petit sourire et je lui répondais en lui faisant « coucou ».
Ce petit jeu de sourires et de « coucou » se prolongea quelques instants. Et à un certain moment, sa maman lui tape dessus en lui disant « chut ! ». Je le regarde avec un petit sourire, pensant en moi-même : « avec une maman pareille, ce ne doit pas être facile tous les jours ». Je continuais donc à le regarder en réponse ses regards furtifs. Sa maman lui tape dessus à nouveau : « chut, ça suffit ». La troisième fois, la mère se tourne vers moi et me dit : « Vous êtes croyant, vous » et je lui réponds : « vous pas, cela se voit ! » La discussion était engagée. Et cela se termina de la façon suivante : lorsque la mère et son fils quittèrent le métro celle-ci dit à son garçon : « Dis au revoir à Monsieur » !
Et je voyais ce cœur d’enfant, tout ouvert au bien, à l’amour, à la relation… Et sa maman, dans son idéologie, son drame : « ni Dieu ni maître » ; finalement je suis moi-même, dans ma prison intérieure… et rien n’est jamais perdu car la nature peut ressurgir à tout moment !

Reste que le drame de la conception de la liberté a conduit à ne plus savoir qui est la personne humaine.

Michel Foucault interrogé par Madeleine Chapsal pour La Quinzaine littéraire du 16 mai 1966 déclare : « les découvertes de Lévi-Strauss, de Lacan, de Dumézil appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les sciences humaines ; mais ce qu’il y a de caractéristique, c’est que toutes ces recherches non seulement effacent l’image traditionnelle qu’on s’était fait de l’homme, mais à mon avis elles tendent toutes à rendre inutile, dans la recherche et dans la pensée, l’idée même de l’homme. L’héritage le plus pesant qui nous vient du XIX ème – et dont il est grand temps de nous débarrasser – c’est l’humanisme… Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l’humanisme ».

Cette entreprise, explique Michel Foucault , a commencé avec Nietzsche lorsque ce dernier a montré que la mort de Dieu n’était pas l’apparition , mais la disparition de l’homme, que l’homme et Dieu avaient d’étranges rapports de parents… que Dieu étant mort, l’homme n’a pas pu ne pas disparaître… Enfin lors d’un entretien avec J. Chancel à Radio France en 1975, Foucault avoua que son erreur n’a pas été de dire que l’homme n’existe pas, mais d’imaginer qu’il serait si facile de le démolir.

Nous en arrivons à la crise majeure, la crise anthropologique. La mort de cet humanisme qui avait pris des siècles à se mettre en place. En quelques décennies tout s’est effondré.

Feuerbach avait revendiqué un athéisme en nom de la dignité humaine. L’homme devant la grandeur de sa nature a été comme effrayé. N’a pas pu assumer cette grandeur, il va la référer à ce qu’il a inventé comme étant Dieu. Feuerbach propose dorénavant de se passer de cette fiction afin que l’être humain récupère sa dignité et l’assume pleinement. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui. L’être humain est considéré comme le pire prédateur de la création. Le commandant Cousteau a déclaré un jour : « C’est malheureux, mais il faudrait tuer 350 000 hommes par jour pour retrouver l’équilibre de la planète. » L’être humain ne serait-il qu’un bonobo qui a su prendre l’ascenseur de l’évolution ? 0u est-il réduit à être le pire des animaux ? Peter Singer le père de la libération animale est aussi le pionner de l’antispécisme. Selon lui, il n’est pas légitime de faire des différences entre les vivants, notamment en prétendant qu’une espèce serait au-dessus des autres. Les seules différences que l’on peut prendre en compte c’est la capacité de souffrir et le degré d’autonomie d’un individu. Singer en arrive à la conclusion suivante : « Je ne pense pas que tuer un nouveau-né soit jamais équivalent à tuer une personne. ». A une autre occasion, il ajoute : « Un mois me semble un délai raisonnable à accorder aux parents pour décider si leur bébé doit continuer à vivre. ». Cela se comprend puisque, selon Singer : « Un chimpanzé ou un cochon se rapproche bien plus du modèle d’être autonome et rationnel qu’un nouveau-né ».

La tentation transhumaniste n’apporte aucune solution à cette grande question. Elle ne fait que l’aggraver. L’homme retrouverait-il une dignité plus grande si, par ce que l’on appelle les convergence NBIC : Nanotechnologies. Biotechnologie. Informatique, et les théories cognitives on arrivait à faire un homme augmenté, un cyborg.

Jean-Paul II reprenant l’intuition du Cardinal de Lubac dans le Drame de l’humanisme athée disait : « Il n’est pas vrai que l’homme ne puisse organiser la terre sans Dieu. Ce qui est vrai, c’est que, sans Dieu, il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est un humanisme inhumain ». (Jean-Paul II, OR fr. 21.10.1980). c’est ce que le 20ème siècle a prouvé.

Charles Journet a eu ces paroles terribles, en 1931 déjà, lui qui percevait en profondeur dans l’évolution de la société des signes inquiétants : « Quand le monde devient inhabitable, quand il est désaccordé profondément d’avec les fins surnaturelles, alors, comme dit Péguy, c’est l’enfer qui redéborde sur la terre » il n’y a guère que les saints et les martyrs qui évitent le péché mortel et qui demeurent dans la charité. » Peut-être serons-nous un jour dans une telle situation, tant il est devenu difficile de vivre pleinement en chrétien et selon le message de l’Evangile dans notre contexte quotidien. (Charles Journet, « L’ordre social chrétien », in Nova et Vetera, 4/1931, p. 376-377)

On aimerait ici citer le psaume 8, comme un cri de reconnaissance de la grandeur de l’être humain sous le regard de son Créateur :

A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la lune et les étoiles que tu fixas,
qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui, le fils d’un homme, que tu en prennes souci ?
Tu l’as voulu un peu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et d’honneur ;
tu l’établis sur les oeuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds :
O Seigneur, notre Dieu, qu’il est grand ton nom par toute la terre !

Deuxième partie : le réenchantement du monde

J’en vient maintenant à la deuxième partie de mon exposé : Quels sont les signes de reconquête dans ces trois domaines que j’ai mentionnés tout-à-l’heure ?

1) la question de Dieu : le réanchantement possible ?

Cette question devient à nouveau incontournable, même chez les auteurs qui se déclarent athées. Régis Debray a bien mis en lumière, dans ses travaux, la permanence du religieux. Luc Ferry constate pour sa part : « Je ne suis nullement croyant, mais je crois qu’il ne faut pas sous-estimer aujourd’hui l’effet anxiogène de cette « déspiritualisation ».

Ferry essaie par tous les moyens de trouver une solution en-dehors du christianisme. Il désire donc ouvrir une troisième voie entre celle du matérialisme athée et celle du religieux proprement dit. Cette voie est celle de « l’humanisme de l’homme-Dieu ». « Entre l’immanentisme radical du matérialisme et une transcendance fondée réellement en Dieu, l’humanisme de l’homme-Dieu s’ouvre sur une « transcendance dans l’immanence ». J’avoue que ce n’est pas très facile à comprendre : qu’est une transcendance immanente ?

Le philosophe athée Alain de Botton a publié un livre intéressant : Petit Guide des religions à l’usage des mécréants. Il constate tout d’abord que “Le monde culturel laïque est froid”. Il devient donc urgent de ré-enseigner la sagesse : « quand il s’agit des grandes questions de sagesse, comment vivre, comment aimer, comment mourir, l’idée est, qu’en tant qu’adulte, chacun va trouver ses propres réponses. La société n’a pas à s’en mêler.
Quand on y pense, c’est de la folie de nous laisser seuls face à des apprentissages aussi essentiels ! La religion n’oublie pas que nous avons besoin d’aide pour avancer dans l’existence. Dans le monde laïque, il n’y a plus que la psychanalyse pour répondre à ce besoin. Mais cela ne concerne qu’une minorité plutôt privilégiée. Au contraire, la religion touche tout le monde, à chaque moment important de la vie : l’entrée dans l’âge adulte, le mariage, la naissance des enfants ou le deuil ».

André Comte-Sponville, dans son ouvrage l’esprit de l’athéisme, introduction à une spiritualité sans dieu note : Devant la mort « comme on aimerait croire en Dieu ! Comme on envie, parfois, ceux qui y croient ! Reconnaissons-le : c’est le point fort des religions où elles sont à peu près imbattables. Est-ce une raison de croire ? Pour certains, sans doute ! Pour d’autres dont j’en suis, c’en serait une plutôt de s’y refuser, tant la ficelle, comme on dit, est grosse, ou simplement par fierté, par rage, par désespoir. Ceux-là en sont, malgré la douleur, comme renforcés dans leur athéisme. La révolte, face au pire, leur paraît plus juste que la prière. L’horreur, plus vraie que la consolation. La paix, pour eux, viendra plus tard. Le deuil n’est pas un concours de vitesse ». Comte-Sponville ajoute dans un autre passage : « Reconnaissons qu’il y a davantage de saints chez les croyants que chez les athées, cela ne prouve rien quant à l’existence de Dieu, mais interdit de mépriser la religion ».

De son côté le philosophe allemand Peter Sloterdijk lui aussi résolument athée, s’interroge sur l’impasse de ce monde dans son ouvrage Tu dois changer ta vie ! Sloterdijk n’est pas tendre avec les héritiers des Lumières qu’il appelle « les amishs de la postmodernité » ces tenants d’une « bigoterie négative », d’un « l’athéisme ostentatoire » ; ces adorateurs d’un « totem devant lequel les intellectuels élégants se plaisent à s’incliner à chaque fois qu’ils passent devant, nous sans se revendiquer à cette occasion de le mention « intellectuellement honnête » ou alors, au choix, « critique » ou « autonome » » ! Sloterdijk ira même jusqu’à dire que « depuis que les Lumières ont rabaissé Dieu au rang de bruit de fond de moral de l’univers ou qu’ils l’ont même proclamé simple fiction, les modernes ont décalés l’expérience du sublime de l’éthique vers l’esthétique ». On est alors entré dans l’imaginaire et le déréel : on s’imagine que l’on peut survivre sans dommage à des terreurs que l’on situe dans l’imagination faute de les accepter dans le réel. « Les menaces ne sont alors qu’une partie de divertissement et les mises en garde un élément du spectacle » ajoute Sloterdijk. Bref, un grand déni de la réalité issu de l’idéologie du progrès qui ne peut pas même envisager un coup d’arrêt du cinéma que l’homme se fait ! Plus grave encore, d’imaginer que ce coup d’arrêt appartient lui aussi à la représentation théâtrale.

Ce qui est frappant chez cet auteur, c’est que l’analyse lucide de la crise actuelle le conduit non pas à élaborer une théorie ou un nouveau système de pensée. C’est un appel sans hésitation à une « métanoïa », à un changement radical de vie non pas théorique ou inspiré d’une éthique de discussion habermassienne mais un changement résolument pratique. Sloterdijk cite cependant avec respect S. Paul au sujet des athlètes qui font des efforts incroyables pour une couronne périssable et lui, Paul qui se bat contre lui-même pour une couronne impérissable. Les premiers moines se définissaient eux-mêmes comme des « athlètes du Christ ». Bref, pour Sloterdijk, dieu a toujours demandé l’impossible : « tu n’auras pas d’autre critère de référence que moi-même », c’est-à-dire « sois parfait comme ton Père céleste est parfait ! ». Sloterdijk ajoute cette phrase terrible et vraie en un sens : « quand on n’a pas été saisi par des dimensions excessives, on ne fait pas partie du genre homo sapiens ». Cela rejoint ce mot de Blaise Pascal : « « Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme ; et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. » Ce qui traverse toute l’histoire des hommes, pour Sloterdijk, c’est l’appel à la verticalité. L’homme couché a perdu le combat. C’est l’homme debout qui est le modèle et l’accompli. Inspiré de Sénèque, il parle de la « stabilitas » de l’être humain, cette station debout qui résiste au mal.

Pour Sloterdijk, l’autorité de dire « tu dois changer ta vie ! » n’appartient plus aux religions. Elles ont trahi l’idéal en maintenant dans un discours éthique creux et verbeux, l’appel au changement radical et au dépassement de soi concret. Elles ne peuvent que susciter de l’ironie devant leur embourgeoisement. « L’unique autorité en droit de dire aujourd’hui « tu dois changer ta vie !  » c’est la crise globale… Elle est l’autorité parce qu’elle se réfère à quelque chose d’inconcevable dont elle est la manifestation – la catastrophe globale ». Pour échapper à l’exigence de « changer sa vie », il ne reste que « l’étourdissement généralisé ». « Qu’y a t-il alors de plus tentant que la formule de la culture de masse : donner la primauté au divertissement et, pour le reste, compter sur la certitude que ce qui doit arriver arrivera ». On reste ainsi persuadé que « l’on peut prendre son temps pour prendre les choses au sérieux », « que l’on n’est pas soumis à une exigence excessive »…

Tous ces auteurs athées perçoivent l’enjeu du temps, le kairos : la nécessité, à la sortie de la modernité, de trouver des raisons d’espérer. Presque tous parlent d’amour comme « impératif catégorique » comme « transcendance » comme « accomplissement ». On sait qu’il y a amour et amour, mais tout de même… on arrive au cœur du sujet !

Pour nous, chrétiens, nous avons cette prodigieuse affirmation de saint Jean : « Dieu est amour ». L’amour s’est donc manifesté en s’abaissant à la crèche, à la Croix et jusqu’à l’Hostie. C’est ce que l’on appelle la kénose : un Dieu qui se vide de lui-même en quelque sorte. Nous retrouvons, dans la lettre que saint Paul adresse aux Philippiens, la référence à cette vertigineuse descente de Dieu : « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit (kenoō) lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2,6-8).

Un Dieu qui « quitte » son ciel, qui se vide de lui-même, qui s’anéantit !
C’est unique dans l’histoire des religions. Ça ne s’était jamais vu ! C’est la preuve que ce n’est pas l’homme qui a pu inventer cela. C’est Dieu lui-même qui s’est révélé ainsi. Voilà de quoi soulever étonnement et adoration ; de quoi provoquer une stupeur ; de quoi transformer une vie ! Il ne suffit pas de le dire. Il ne sert à rien de le répéter si ce n’est pour contempler ce grand mystère et se laisser émouvoir par cette longue contemplation. C’est autour de ce mystère de l’amour de Dieu manifesté dans l’anéantissement du Fils, que la vie de l’homme nouveau prend racine. C’est là aussi que la théologie trouve sa vraie finalité comme le relevait Jean-Paul II dans son encyclique Fides et ratio : « L’objectif principal de la théologie consiste à présenter l’intelligence de la Révélation et le contenu de la foi. Mais c’est la contemplation du mystère même de Dieu Un et Trine qui sera le véritable centre de sa réflexion. On n’y accède qu’en réfléchissant sur le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu : il s’est fait homme et par la suite est allé au-devant de sa Passion et de sa mort, mystère qui aboutira à sa Résurrection glorieuse et à son Ascension à la droite du Père, d’où il enverra l’Esprit de vérité pour établir et animer son Église. Dans cette perspective, il apparaît que la première tâche de la théologie est l’intelligence de la kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l’esprit humain auquel il semble impossible de soutenir que la souffrance et la mort puissent exprimer l’amour qui se donne sans rien demander en retour ».

En disant cela, je pense à ce poème de Jacques Brel, celui que Georges Brassens surnommait « l’Abbé Brel » !

« Dites, si c’était vrai ?
Dites, dites si c’était vrai,
S’il était né vraiment à Bethléem dans une étable ?
Dites, si c’était vrai ?
Si les Rois mages étaient vraiment venus de loin, fort loin,
Pour lui porter l’or, la myrrhe, l’encens ?
Dites, si c’était vrai ?
Si c’était vrai tout ce qu’ils ont écrit,
Luc, Matthieu et les deux autres.
Dites, si c’était vrai…
Si c’était vrai, le coup des noces de Cana et le coup de Lazare.
Dites, si c’était vrai ?
Si c’était vrai, ce qu’ils racontent, les petits enfants
Le soir, avant d’aller dormir,
Quand ils disent : Notre Père
Quand ils disent : Notre Mère
Si c’était vrai, tout cela,
Je dirais oui, ô sûrement je dirais oui,
Parce que c’est tellement beau, tout cela, quand on croit… que c’est vrai »

Comme le relève Philippe Nemo, dans son ouvrage La belle mort de l’athéisme moderne l’athéisme « n’a pas su proposer de philosophie valide donnant sens à l’existence humaine ». « Dans ce silence de l’athéisme, la voix du christianisme peut de nouveau se faire entendre » dit-il. « Le christianisme redevient le grand enjeu intellectuel de notre époque. »
Benoît XVI disait à Erfurt, en Allemagne : « L’homme a-t-il besoin de Dieu, ou les choses vont-elles assez bien aussi sans lui ? Quand, dans une première phase de l’absence de Dieu, sa lumière continue encore à illuminer et tient ensemble l’ordre de l’existence humaine, on a l’impression que cela va aussi sans Dieu. Mais plus le monde s’éloigne de Dieu, plus il devient clair que l’homme, dans l’hybris du pouvoir, dans le vide du cœur et dans le désir de satisfaction et de bonheur, perd toujours plus sa vie. La soif d’infini est présente dans l’homme de façon indéracinable ».

Une des pistes pour retrouver ce sens de Dieu, de l’amour ce pourrait être l’émerveillement. Je ne parle pas de la beauté, mais de l’émerveillement. Tout le monde connaît le livre de Stéphane Hessel : indignez-vous ! L’indignation est importante. Mais elle fait partie de ces vertus chrétiennes devenues folles comme disait Chesterton. « Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules ».
L’intelligence humaine est d’abord faite pour s’émerveiller. Si on commence par l’indignation, ce sera l’intelligence qui sera comme neutralisée. Elle peut engendré la violence et nous nous trouverons, avec les meilleurs sentiments du monde, devant l’émergence d’une nouvelle barbarie.

Il est vrai qu’il appartient à la raison de s’indigner devant les catastrophes, et devant l’injustice. Il est légitime de s’indigner parce que le mal est présent et qu’il déchire, et qu’il fait souffrir. Mais le mal n’est pas d’abord quelque chose. Il est la privation d’un bien qui dû à l’être.

Ainsi donc, avant le mal, il y a le bien ! Et la première attitude de l’intelligence devant le bien est l’émerveillement, cette espèce de stupeur devant l’être et sa bonté. On ne peut pas vivre dans une société d’indignation, dans une société sans émerveillement.
Et quand bien même on s’indignerait devant le mal, et bien, le mal n’aura pas le dernier mot. Il y a ce scandale du mal qui a révélé la folie de l’amour : la croix du Christ. Même cette indignation devant le scandale du mal ultime, celui de l’Innocent bafoué, même cette indignation peut déboucher sur un émerveillement devant la folie de l’amour qui triomphe des forces de destruction.

2) la question de l’homme : la vérité et le bonheur jusqu’à la béatitude

Nous sommes en présence d’un immense défi anthropologique : redonner à notre monde une vision de la personne humaine, une anthropologie réaliste. Pour cela il faudrait repartir des grandes inclinations qui habitent le cœur de l’être humain : l’inclination à la vie, à la vérité, au bonheur, à la conjugalité et à la vie en société. Je ne pourrai pas toutes les exposer ici…
Comme le temps avance, il faut que je sois très bref et j’irai très vite, je vous prie de m’en excuser.

Un premier défi anthropologique est celui de redécouvrir l’intériorité. Et pour ce faire, il va falloir travailler la question des émotions, des passions pour reprendre un mot plus ancien.

Si je veux être très court et donc bien imprécis, je dirais que le triomphe du rationalisme a conduit au discrédit de la raison et finalement à l’émergence de l’émotionnalité comme gouvernance de vie et même comme forme de connaissance.

Tony Anatrella a montré que tant de personnes aujourd’hui manquent de socle intérieur, d’éléments pour intégrer des informations qui viennent de l’extérieur. « Les enfants entendent des choses mais ne retiennent rien.
C’est le symptôme de la crise de l’intériorité. Ils se présentent souvent comme des surfaces plates, comme des écrans de télévision. ». Le psychanalyste ajoute : « Les maladies de la subjectivité, dont on parle tant, que sont la boulimie, l’anorexie, les dépressions, les séparations, les crises identitaires et surtout la toxicomanie, qui, en l’espace de trente ans, a évolué de façon considérable, en sont les exemples. Les psychologies et les pathologies ont un caractère plus psychotique que névrotique et manifestent des difficultés à rejoindre le monde extérieur. D’où la dominante de personnalités floues, évanescentes et sans limites. »

Le triomphe de l’émotion fait que même l’éthique est devenue émotionnelle. « Si tu le sens, fais-le, si tu ne le sens pas, ne le fais pas. »

Il est bien difficile de retrouver une objectivité éthique. Un évènement qui m’a le plus frappé et qui est peut-être le plus caricatural, c’est ce qui a entouré le décès de Mère Térésa de Calcutta et celui de Lady Di. Deux deuils qui ont ébranlé la terre entière. Le décès de Lady Diana dans un tragique accident de voiture et celui de Mère Teresa au terme d’une vie livrée à l’amour de Dieu et des plus pauvres. Le choc émotionnel étant le même pour les deux disparitions, la conclusion de tous les médias fut la suivante : ce sont deux saintes puisque le monde les a élues à l’émotiomètre.
Pour Mère Térésa je le sais puisque l’Église me l’a dit.
Pour Lady Di, l’Eglise ne m’a rien dit. Donc je me tairai. Mais c’est étonnant de voir que l’émotion et la conjonction des dates a suffi à faire cet amalgame.

L’émotion aujourd’hui n’est plus l’émotion contemplative d’un visage, d’un paysage, d’une œuvre d’art mais l’émotion choc qui fait monter l’adrénaline et qui laisse l’homme à la superficie de lui-même.

Il y a un très beau livre de Michel Lacroix là-dessus, Le culte de l’émotion… « Nous avons passé de l’homo sapiens à l’homo sentiens dont l’adage n’est plus “je pense donc je suis” mais “je sens donc je suis” » Et même, on va jusqu’à dire : « Je sens que je sens » qui est l’absolu de l’enfermement sur soi.

Il est donc essentiel de redonner à la raison – et non au rationalisme – ses lettres de noblesse. Comment réveiller la raison ? C’est ce qu’a fait Jean-Paul II, c’est ce qu’a fait Benoît XVI. C’est un travail d’éducation et de témoignage. Un travail d’humilité et de service de nos frères et sœurs en humanité.

Pour Luther, la raison est “ la plus grande putain du diable ”. « De sa nature et manière d’être, elle est une putain nuisible c’est une prostituée, la putain en titre du diable, une putain mangée par la gale et la lèpre, qu’on devrait fouler aux pieds et détruire, elle et sa sagesse… Jette-lui de l’ordure, au visage, pour la rendre laide. Elle est et doit être noyée dans le baptême…
Elle mériterait, l’abominable, qu’on la reléguât dans le plus sale lieu de la maison, aux cabinets ». Elle ne peut que déshonorer tout ce que Dieu a fait. C’est un peu gênant quand on a une vision pareille de la raison. C’est dans son dernier sermon prêché à Wittenberg que Luther va dire cela.

Comment redonner à la raison sa dignité perdue par le rationalisme étriqué ou l’émotionnalité triomphante ? Comment réapprendre aux gens une certaine rationalité ? Un certain sens de l’objectivité ? Un sens du réel, parce que le propre de la raison consiste à appréhender le réel et le rapport de la raison au réel s’appelle la vérité. C’est un immense défi pour notre temps.
Le Cardinal Kasper qui parlait de cela se demandait si, devant la difficulté de la raison à travailler dans son ordre propre, il ne faudrait pas avoir recours à « l’impératif catégorique Jésus-Christ » pour libérer la raison de ses chaînes du rationalisme. Autrement dit, est-ce que la foi qui nous donne accès à la vérité révélée ne pourrait-elle pas libérer la raison dans son travail ardu de recherche de la vérité par mode discursif ?

Donc, voyez-vous, il y a tout un travail à faire pour redonner à nos frères et sœurs en humanité un juste rapport au réel, pour redonner le goût du réalisme, pour apprendre l’objectivité des choses.

Quand les frère Lumière ont présenté le premier film : l’entrée d’un train dans la Gare de La Ciotat, c’était en 1895, la réaction dans la salle a été de se cacher sous les sièges ou de sortir de la salle ! Tellement on ne pouvait pas imaginer un train arriver en face de soi qui ne soit pas réel.

On est passé en un peu plus d’un siècle d’un monde incapable de penser le virtuel et inscrit dans le réel à un monde incapable de penser le réel et engoncé dans le virtuel. On est passé dans le virtuel, c’est tellement plus confortable. Mais cela fait tellement de dégâts, et tellement de souffrances…
Nous le voyons tous les jours avec les jeunes que l’on accueille dans notre Fraternité et qui ont vécu la drogue, l’alcool, la violence, les maladies psychiques… La grande pédagogie consiste à les remettre en contact avec le monde réel. On le fait grâce à la vie communautaire et au travail manuel, à la ferme, dans la forêt, dans les constructions de bâtiments.

Je me souviens d’un jeune, un soir, qui pleurait sur les escaliers de la maison. Je m’approche de lui et lui demande : « ça ne va pas, il y a un problème ? » Et, il me dit : « non ! je pleure de joie ! C’est la première fois que je sais pourquoi je suis fatigué ». On avait bûcheronné toute la journée dans la forêt. « Première fois de ma vie que je sais pourquoi je suis fatigué. Avant, j’étais toujours fatigué, mais je ne savais pas pourquoi ». C’était bouleversant, incroyable, se réveil par le réel, par le travail ! jusque dans la chair !

Le deuxième point que je voudrais rapidement aborder et celui du bonheur.
Si pendant des siècles de quêtes philosophiques et religieuses, la question du bonheur était liée à la transcendance et à la « vie bonne », si pendant des siècles de christianisme, on a montré par les mots de l’Ecriture et par la vie des saints que le bonheur dépendait de la relation avec le Christ Sauveur, cette question a été reposée de manière radicalement nouvelle depuis près de deux siècles.

Des philosophes, des sociologues se sont efforcés de démontrer que le bonheur n’était pas là où l’on pensait : en tout cas pas en Dieu. Mais tous les essais visant à trouver le bonheur en dehors de Dieu se sont révélés tôt ou tard comme de cuisants échecs.

C’est pourquoi, aujourd’hui plusieurs penseurs contemporains s’efforcent de démontrer l’impossibilité même du bonheur… Cyniques ou désillusionnés, pragmatiques ou idéologues, tous justifient l’abandon de la quête du bonheur.

Ce désenchantement face à ce qui leur paraît être une quête illusoire les conduit à se replier sur des instants de plaisir, des moments d’intensité de vie grappillés au détour des évènements et des rencontres. Sans attente, le bonheur est rejeté au rang de l’utopie. L’homme est alors contraint de se résigner ou de se rabattre sur des fragments de sensations qui semblent tenir lieu de bonheur dans la mesure où l’on est capable aussi bien de les accueillir que de s’en passer.

Pascal Bruckner dans l’euphorie perpétuelle dénonce la tyrannie du bonheur obligatoire. L’hédonisme contemporain est hanté par l’obsession de l’échec.
Il faut donc être bien dans sa peau, bien dans son travail, bien dans son lit. Comme notre quotidien est banal et ennuyeux, on en arrive à déchanter de pouvoir être heureux. Le monde nous y presse pourtant. Ainsi, « notre époque rend les gens malheureux de n’être pas heureux » dit Pascal Bruckner. La conclusion est explicite : « Il est peut-être temps de dire que le « secret » d’une bonne vie, c’est de se moquer du bonheur : ne jamais le chercher en tant que tel, l’accueillir sans se demander s’il est mérité ou contribue à l’édification du genre humain ; ne pas le retenir, ne pas regretter sa perte ; lui laisser son caractère fantasque qui lui permet de surgir au milieu des jours ordinaires ou de se dérober dans les situations grandioses. Bref, le tenir toujours et partout pour secondaire puisqu’il n’advient jamais qu’à propos d’autre chose. Au bonheur proprement dit, on peut préférer le plaisir comme une brève extase volée au cours des choses, la gaieté, cette ivresse légère qui accompagne le déploiement de la vie, et surtout la joie qui suppose surprise et élévation ».

André Comte-Sponville pour sa part voit dans le bonheur « un acte désespéré car on n’espère rien. On arrive, nous philosophes, à éradiquer même l’idée qu’on puisse être heureux ».

Du côté de la psychanalyse, la route semble aussi bouchée. Pour Freud, « on serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la Création que l’homme soit heureux. Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique ». Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter la question dui bonheur est aussi à éradiquer : « Clairement ou confusément, qui s’adresse à un psychanalyste lui demande, en des termes variant d’un sujet à l’autre, rien de moins que le bonheur. D’où vient que le praticien ne saurait accéder à cette demande sans éprouver un sentiment d’imposture ?
Que sait le psychanalyste sur le bonheur qui lui interdise à tout jamais d’en faire promesse à qui s’aventure sur le chemin de l’affrontement avec soi-même par le détour de l’autre ? Au terme du parcours, ce que le patient rencontrera – et dont le psychanalyste est averti pour l’avoir éprouvé lors de son analyse de formation – est plus du registre de la détresse que de l’ordre du bonheur. C’est ce qu’à sa façon Freud soutenait quand il assignait pour but à la psychanalyse de la névrose la tâche de « transformer la misère hystérique en malheur banal ».

On respire lorsqu’on lit le livre de Mark Kingwell, un ouvrage plein de sagesse au titre un brin provocateur, À la poursuite du bonheur. De Platon au Prozac. Kingwell montre combien nous cherchons le bonheur là où il n’est pas : dans les biens matériels et dans l’immédiateté. Il rejoint la grande philosophie classique lorsqu’il conclut que la vie heureuse, c’est la vie bonne. La quête du bonheur n’est rien d’autre que l’épanouissement de la nature humaine : il s’agit de devenir ce que nous sommes !
On se réjouit aussi de trouver la lumineuse personnalité d’un Viktor Frankl et ses travaux sur la logothérapie : la thérapie par la quête du sens. Au cours de ses trois années vécues au camp de concentration d’Auschwitz, Frankl a pu découvrir et expérimenter que la question centrale d’une vie est celle de la responsabilité et que celle-ci est fonction du sens que l’on donne à sa vie. Viktor Frankl fit une expérience qui allait changer sa vie. Au milieu d’un champ, il tomba à genoux les yeux tournés vers le ciel avec ce verset biblique qui lui revenait sans cesse : « De mon angoisse, j’ai crié vers Dieu. Il m’exauça, me mit au large » (Ps. 118,5).

Frankl définit trois voies pour trouver le sens de sa vie : la voie de l’accomplissement, c’est-à-dire la réalisation d’une mission ou la création d’une œuvre ; la voie de l’amour qui se réalise dans l’établissement de liens affectifs significatifs et favorise le contact avec la nature et l’art – la bonté – la vérité – la beauté, une sorte « d’auto-transcendance de soi ». Enfin, la voie de la transcendance qui place l’homme dans la perspective de Dieu et qui incite l’individu à adopter une attitude positive face à la mort et aux inévitables souffrances de la vie. Frankl a fait lui-même la connaissance de « ces martyrs dont le comportement, la souffrance et la dignité devant la mort témoignaient du fait qu’on ne peut enlever à un être humain sa liberté intérieure. C’est cette liberté spirituelle qui, ultimement, donne un sens à la vie.

Il va falloir redonner le goût du bonheur, redonner plus que le bonheur, la béatitude de la fin dernière. « Mais le bonheur, n’est-ce pas ce que tous recherchent, et que personne au monde ne refuserait ? » dit saint Augustin.

Réveiller le bonheur dans le cœur de l’homme implique une pédagogie. Pour que le bonheur puisse être vécu il faut découvrir ce que Jean-Paul II a développé sous ce que l’on pourrait appeler “l’anthropologie du don”. Il n’y a de bonheur que dans le don de soi-même.

L’égotisme, le repliement sur soi, l’individualisme c’est la mort.

C’est dans la mesure où nous donnons, où nous nous donnons, que nous pouvons trouver le bonheur. Ultimement, ce bonheur se trouve en Dieu.
C’est en lui que s’accomplit notre être et que nous devenons destination universelle pour les autres. Notre être tout entier devient alors un bien commun au service des autres. Le Cardinal Ratzinger disait : « L’homme est un « être-avec » mais plus encore, il est un « être-pour » : c’est le mot « pour » qui exprime la véritable loi fondamentale de l’existence chrétienne.
Or vivre pour c’est se donner ainsi que le Christ le montre sur la croix et comme le chrétien est appelé à le faire par l’Esprit ».

Troisième point qui prolonge directement cette réflexion du Card. Ratzinger, c’est la relation à l’autre et aux autres. C’est le sens de l’altérité et de la relationnalité. Il va falloir aussi réapprendre à regarder le visage de l’autre. Redécouvrir la stupeur du : « tu l’as fait à moi » comme nous le dit Jésus dans la parabole du jugement dernier.

Emmanuel Lévinas nous a beaucoup parlé du visage : « J’ai vu un visage, je suis responsable de ce visage. Je ne peux plus faire n’importe comment quand j’ai vu un visage ». Le visage est le fondement éthique premier de l’être humain. J’ai vu le visage de mon frère, j’ai vu le visage de ma sœur alors, j’en suis responsable, définitivement. On est loin de Michel Onfray qui disait : « Autrui n’est pas un visage – pardon aux lévinassiens – mais un ensemble de signaux nerveux actifs dans un appareillage neuronal ». Imaginez Roméo en train de déclarer sa flamme à Juliette en lui disant : « Le néocortex qui fabrique mon moi est excité jusqu’en sa zone de Broca par les stimuli nerveux causés par cet agrégats d’atomes anthropoïdes que par commodité on appelle : toi, Juliette » (Fabrice Hadjadj) !

Mère Térésa est devenue prophète de cette altérité. Je suis juste responsable de mon prochain parce que je m’approche de lui et je découvre le visage du Christ en lui. Ce n’est pas toujours facile.

C’est l’archevêque de Madras qui m’a raconté un jour cette histoire. Son vicaire général est allé trouver un ophtalmo et lui dit : « je vois très mal, docteur, il faut faire quelque chose ». L’ophtalmo lui dit : je vais vous examiner. Il regarde l’œil et dit : non, cela va bien, en tout cas pas de problème physiologique. Il lui présente alors le tableau pour déchiffrer les lettres qui si trouvent. Le vicaire général y arrive parfaitement et réussit même à lire le « printed in India » au fond du tableau. l’ophtalmo n’y comprend plus rien et lui dit : « je n’ai jamais vu une vision aussi aiguë que la vôtre ! Asseyez-vous et dites-moi ce qui ne va pas, quel est votre problème ? » Et le vicaire général de répondre : « ce n’est pas moi, c’est mon évêque ! Il n’arrête pas de me dire : essaie de voir le Christ qui est en moi. Et je n’y arrive pas ! »
Et pour conclure, je voudrais encore rappeler l’urgence de Dieu, l’urgence de ce retrouver une relation personnelle avec Dieu. L’urgence d’adorer et d’évangéliser.

L’acte le plus révolutionnaire que l’on puisse poser aujourd’hui c’est l’acte d’adoration. La plus grande révolution qu’on puisse poser aujourd’hui c’est de proclamer le primat de Dieu, Créateur et Sauveur. C’est de proclamer la nécessité de la grâce car l’homme ne peut pas se sauver seul. La façon de le faire sera l’adoration. C’est d’ailleurs premier acte de justice que l’homme doit à Dieu en vertu de la loi naturelle. C’est ce que l’on appelle la vertu de religion. L’acte essentiel de la religion est la reconnaissance du souverain domaine de Dieu sur nous : c’est l’adoration par laquelle l’homme reconnaît son néant et exalte le Seigneur. « C’est le Seigneur, ton Dieu, que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte » (Mt 4, 10). Et ce Dieu, c’est le Christ qui nous le révèle : « qui me voit, voit le Père ». En adorant Jésus au Saint-Sacrement de l’autel, nous attestons

Dans sa lettre au général X, Saint-Exupéry avait fait un diagnostic très juste du drame de notre temps. « Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources, disait-il : les impasses du système économique du XIXe siècle et le désespoir spirituel… Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi… Il n’y a qu’un problème, un seul, redécouvrir qu’il est une vie de l’Esprit, plus haute encore que la vie de l’intelligence. La seule qui satisfasse l’homme… Il faut absolument parler aux hommes. À quoi servira de gagner la guerre, si nous en avons pour cent ans de crises d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se dévoreront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décompose en une multitude de néo-marxismes contradictoires. Il faut parler aux hommes, parce qu’ils sont prêts à se rallier à n’importe quoi. ».
Ce diagnostic est plus qu’actuel… mais malheureusement, depuis la guerre on n’a guerre pris au sérieux le vrai drame de l’humanité.

La vraie réponse au drame politique, sociologique, économique de notre temps, c’est l’évangélisation.

J’ai un ami juif qui est aujourd’hui prêtre melkite et qui rendait attentif au récit de la Genèse. Il mettait en évidence que la stratégie du Malin consistait à parler de Dieu non plus comme de « quelqu’un » (Yahvé Elohim) mais comme d’un concept : « dieu » (elohim).

Certes, ce « dieu-concept » continue de « parler ». Ou plutôt on attribue à ce « dieu-concept » des phrases et des pensées que le vrai Dieu n’a pas. Le légalisme qu’introduit le Malin consiste donc à rapporter une parole de dieu en la situant en dehors d’une relation personnelle d’amour avec l’homme.
Briser la relation avec ce Dieu qui parle, voilà l’œuvre du Malin. On le retrouve dans cette façon de rapporter les propos du Seigneur lorsque le serpent s’adresse à Eve : « Alors, Dieu a dit : » (Gn 3,1b). Vous le constatez, l’interlocuteur humain a disparu : plus de « nous », plus de « vous », plus de « vis-à.vis » en face de Dieu. Dieu devient une voix « off » qui résonne du fond de l’univers ; il n’est plus un être présent qui cause avec sa créature.

Ceci est un avertissement sur le danger de l’intellectualisation de la foi et de la théologie. « C’est l’une de mes craintes en ce moment, quand je lis tellement de choses intelligentes » disait Benoît XVI. La crainte que la foi « devienne un jeu intellectuel dans lequel « nous nous passons la balle », où tout n’est qu’un monde intellectuel qui n’imprègne ni ne forme nos vies, et qui donc ne nous introduit pas dans la vérité ».

Il faut donc que l’évangélisation conduise à une expérience non pas cérébrale mais existentielle Plus. Une expérience réelle vivante de Dieu.
Même pas une expérience religieuse, ce qui relèverai de la sociologie. Même pas spirituelle car il peut y avoir différents esprits. Il faut favoriser une authentique expérience mystique : une rencontre personnelle du pauvre que je suis avec mon Seigneur et mon Sauveur.

Telle fut l’expérience de Paul Claudel en ce jour de Noël 1886. Ecoutons-le :
« J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur, à droite du côté de la sacristie, tout près de la statue dite « de Notre-Dame de Paris ». Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable.

En essayant, comme je l’ai fait souvent, de reconstituer les minutes qui suivirent cet instant extraordinaire, je retrouve les éléments suivants qui, cependant, ne formaient qu’un seul éclair, une seule arme, dont la Providence divine se servait pour atteindre et s’ouvrir enfin le cœur d’un pauvre enfant désespéré : « Que les gens qui croient sont heureux ! Si c’était vrai, pourtant ? C’est vrai ! Dieu existe, Il est là ! C’est quelqu’un, c’est un être aussi personnel que moi ! Il m’aime, Il m’appelle. » Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l’Adeste ajoutait encore à mon émotion : « Venite adoremus, venite adoremus,Venite adoremus, Dominum ».

Échange de vues

Nicolas Aumonier : Mon Père, un très grand merci de cette communication enthousiasmante qui nous a beaucoup éclairés.
Permettez-moi deux questions.

La première, porte sur la relation entre sensibilité et raison : « J’existe et j’ai des sens par lesquels je suis affecté ». Ainsi commence la Profession de foi du vicaire savoyard que Rousseau place au livre IV de l’Émile. L’équilibre que vous avez décrit pourrait-il être un tout petit peu précisé ?

La seconde concerne l’incise très riche par laquelle vous avez brièvement comparé la violence des chrétiens à l’égard d’autres et conclu : « C’est contre Dieu ». Lorsque certains comparent d’anciens faits, dont nous ne sommes généralement pas très fiers, avec la violence actuelle revendiquée au nom de Dieu par des idéologies islamistes, et croient dès lors pouvoir conclure qu’un jour aussi chez les musulmans les Lumières succéderont au Moyen Âge, ou lorsque d’autres prétendent que toutes les religions s’affirment par la violence avant de s’assagir, comment nous aideriez-vous à répondre à toutes ces erreurs grossières ?

Père Buttet : Merci pour ces deux questions.
La première mériterait une grande analyse. Il faudrait revenir à toute la théorie de la connaissance. Notre perception de la réalité passe d’abord par l’expérience sensible, par nos sens externes et puis dans nos sens internes.
C’est là que se situe le ressenti, l’émotion. Thomas d’Aquin décrit les 11 passions de l’âme sensitive : l’amour, la haine, le désir, la fuite, le plaisir, la tristesse. L’espoir, le désespoir, la peur et l’audace, et enfin, la colère. Ce sont des émotions ressenties lorsque je suis en contact avec la réalité ou avec le souvenir d’une expérience vécue par exemple.

Il faudrait développer l’importance de la cogitative et de la perception sensible des choses ou des personnes comme bonnes ou mauvaises agréables ou nuisibles.

Cette première « conscience » émotionnelle si vous me permettez cette analogie, est en permanence en travail. Elle correspond, à l’instinct (l’estimative) chez l’animal, qui saisit les situations particuliers et qui va réagir face à elle, en fonction de cet instinct. Chez l’animal, l’instinct est donné. Chez l’être humain, la cogitative doit se former par l’éducation, par l’apprentissage de la vie.
La question qui demeure est la suivante : est-ce que j’agis ou réagis simplement en fonction de cette perception émotionnelle ? Autrement dit : est-ce que ce que je ressens sensiblement comme bon ou mauvais est moralement bon au mauvais ? voilà la grande question. Dans une réduction émotionnelle, on va nous dire : « si tu le sens, fais-le ! si tu ne le sens pas, ne le fais pas ! » Si l’on en reste à ce principe, on réduit l’être humain à la dimension animale de sa personne ; on l’enferme dans ce qu’on appelle “l’âme sensitive”. Et je ne vais pas au bot de mon être qui s’accomplit par les facultés de l’âme spirituelle : l’intelligence et la volonté. Ce travail de l’intelligence et de la volonté qui va devoir se réaliser à partir de ce qui est perçu, ressenti.

La grande tentation de la dérive émotionnelle (Jean Romain) ou du culte de l’émotion (Michel Lacroix) consiste à réduire l’homme à son ressenti, à ses émotions, j’en ai parlé tout-à-l‘heure. De prendre les émotions pour autre chose que ce qu’elles sont : un signal qui me situe par rapport à la réalité. Tout le travail humain commence à partir des émotions acceptés mais pas exacerbées. Aujourd’hui la morale devient émotionnelle : une chose est jugée bonne ou mauvaise selon le degré d’émotion qu’elle suscite chez une personne ou dans la population. Pour tant de jeunes, il semble qu’ils n’existent vraiment que lorsqu’ils ont une montée d’adrénaline ou d’ocytocine. Si je ne ressens rien, j’ai l’impression de ne plus exister. L’homo sentiens a remplacé l’homo sapiens disait Michel Lacroix. C’est alors le triomphe de la subjectivité sur la réalité objective. Cela peut conduire à ce que Jean-Paul II appelle l’émotionnalisation de la conscience.
L’émotionnalisation de la conscience commence quand les impressions envahissent la personne au point de paralyser la raison. Jean-Paul II parle alors d’une défaillance de la connaissance de soi.

L’éducation de l’affectivité, l’apprentissage de la gestion des émotions est un grand défi éducationnel aujourd’hui. Ça s’appelle justement l’éducation ! C’est le chemin de conquête de la liberté. Conquérir sa liberté mais par l’exercice des vertus qui est la vraie libération de l’homme, libération de la servitude, des émotions ou de la servitude des idéologies. Mais cela mériterait une conférence à elle seule, je pense.

Et puis la deuxième question.

C’est vrai, à une certaine époque les chrétiens ont été violents. Dans l’histoire, ces choses se sont produites. En l’an 2000 , à l’occasion du grand Jubilé, Jean-Paul II a demandé pardon pour les violences exercées par certains fils de l’Eglise. Ce fut un geste admirable au point que certains l’ont même critiqué. Ce n’était pas une faute commise par l’Église mais par certains membres de l’Église. Jacques Maritain relevait que, dans l’Église, il y a sa personne qui est sainte, c’est le Christ, et puis son personnel qui lui, laisse à désirer. La frontière de l’Eglise passe par le cœur de chacune et de chacun laisse ce qu’il y a de péché et retient ce qui est saint.
Il y a eu des violences exercées par des chrétiens… ou des gens qui se disaient chrétiens. S. Augustin constatait très justement que beaucoup de ceux que l’Eglise a, Dieu ne les a pas. Et beaucoup de ceux que l’Eglise n’a pas, Dieu les a ! Ce qui est sûr par contre, c’est que personne ne pourra se revendiquer du Christ pour exercer de la violence. Ce sera toujours contre le Christ qu’un chrétien revendiquera la violence. Le Christ désarme Pierre en lui disant de remettre son épée au fourreau et sur la Croix il est complètement désarmé. Le dieu « des armées » devient le Dieu désarmé sur la Croix et c’est là qu’il triomphe de toute violence.
C’est la lumineuse réflexion de René Girard sur le renversement complet qu’apporte le christianisme dans l’histoire de l’humanité.

On dit dans les Hadiths qu’un jour Mahomet a égorgé 600 personnes et certains même disaient 800. C’était lors de l’attaque contre la dernière tribu juive de Médine : les Banu Qurayza. Un musulman pourra toujours se revendiquer de Mahomet – le modèle indépassable – pour exercer la violence.

J’ai entendu un commentaire très intéressant, c’était le recteur de l’université du Caire je crois. Je le cite de mémoire : « Il serait complètement contraire à l’objectivité historique de dire qu’Allah n’a pas demandé d’utiliser la violence. Le prophète a utilisé la violence.
Sauf à dire qu’au début la violence était complètement légitime. Le message de l’islam était tellement important. Que ce serait-il passé pour l’humanité si ce message avait été perdu par la mort du prophète ? Vous imaginez ! Au vu de l’importance du message, il était donc normal que Allah demande au prophète de le défendre à tout prix ; et légitime pour Mahomet d’utiliser la violence pour diffuser le message.

Or, dit ce Recteur, le contexte a complètement changé puisque l’islam se trouve aujourd’hui sur toute la terre et qu’on est un milliard de musulmans. Ce trésor qu’est l’islam ne peut donc plus disparaître. Par conséquent, il n’est plus légitime aujourd’hui d’avoir recours à la violence.

Le christianisme, c’est juste le contraire : notre fondateur, si j’ose cette expression, a été exécuté et est mort en pardonnant à ses bourreaux. Et le message s’est répandu. Finalement, le triomphe du christianisme, comme le remarque très justement René Girard vient du renversement complet du bouc émissaire. Jésus, la victime innocente rassemble autour de lui, avec lui et non pas contre lui. Le bouc émissaire est généralement exécuté pour faire l’unité de la société contre lui. Justement ce jour-là, Hérode et Pilate devinrent amis… On voit tout ce qu’il y a de tragique là derrière cette amitié. Mais contrairement à tous les mythes fondateurs, l’Agneau immolé devient le rassembleur de l’humanité. Il le fait dans la vulnérabilité et la pauvreté. Ce n’est pas un mythe, c’est une réalité !

Nicolas Aumonier : Et les 400 prêtres de Baal ?

Père Buttet : Merci de la question ! C’est le même Dieu, le Dieu qui se révèle dans l’Ancien Testament comme dans le nouveau Testament. Marcion opposait le Dieu de colère de la Bible hébraïque et le Dieu d’amour de l’Évangile. Cette hérésie fut condamnée par le pape Pie 1er.

Il convient ici de faire une remarque. Il y a une chose qu’on ne distinguait pas dans l’Ancien Testament, c’est la différence entre la permission de Dieu et la volonté de Dieu. L’alliance nouvelle va bien mettre en évidence que Dieu ne veut pas le mal. Il le permet mystérieusement car il peut en tirer un bien plus grand. L’accomplissement complet de la Révélation divine se trouve donc dans le Christ, L’Agneau égorgé qui, par sa mort vainc la haine et par sa résurrection remporte la victoire sur la mort. Donc tout s’éclaire à partir de cette clé d‘interprétation qui est la personne de Jésus : l’agneau immolé qui devient glorieux. Y compris ce massacre des prêtres de Baal sur le Mont Carmel, les Pères de l’Église l’interprètent ainsi : c‘est moins un trophée qu’un sacrifice.

Dans l’Ancien Testament, il ne s’agit pas d’une révélation ex-cathedra de Dieu. La Bible est une sorte de journal intime d’un peuple que Dieu, dans sa pédagogie, va essayer d’éclairer en marchant avec lui sur les routes du monde, habitant leur histoire et se révélant progressivement.

Hervé de Kerdrel : Merci beaucoup, mon Père, pour ces magnifiques perspectives qui nous ont captivées. Et merci aussi pour ces orientations que vous nous dressez qui nous permettent de nous remettre dans une dynamique résolument optimiste.

Je ne peux, pour autant, m’empêcher de penser à la situation généralement maussade de la vie ecclésiale dans nos campagnes. Pourriez-vous expliciter une ou deux pistes concrètes qui permettraient à l’Église, dans la société où nous sommes, de transformer vos orientations positives en actes, et ainsi d’infléchir la désespérance de nos terroirs.

Père Buttet : S’il y avait une solution, cela se saurait peut-être !
Je considère que ce qu’a fait le Concile Vatican II a ouvert de merveilleuses perspectives. Un prêtre d’Écône, qui y a passé toute sa vie, m’a dit, et c’était vraiment un moment de communion fraternelle : le problème chez nous, c’est qu’on n’aime pas ce monde. La première chose pour nous, chrétiens, c’est d’apprendre à aimer ce monde. S. Jean nous le dit clairement : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour qu’il juge le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3,16-17).

Le deuxième point, c’est la nécessité d’une profonde et intense vie théologale. Je pense qu’il va falloir redonner aux chrétiens le goût de la vie théologale. Parce que l’idéal auquel nous sommes appelés, c’est la sainteté, c’est la perfection de la charité. Et sans la grâce, c’est absolument impossible.
Il y a une sorte de pélagianisme pratique qui ronge l’Eglise aujourd’hui où l’homme veut se sauver lui-même. Il veut le faire par sa science, y compris théologique, par ses structures ecclésiales, par ses commissions actives. Même pas ses rites et ses pratiques religieuses ou de piété. On a perdu le sens du primat de la grâce, de l’essentiel de la vie surnaturelle qui est le propre du baptisé.

Et donc redonner à l’Eglise sa spécificité théologale, une relation à dieu dans la foi, l’espérance et la charité. L’homme est un pauvre qui offre cette pauvreté à Dieu comme matière première de la grâce. Péguy parlait de ces phénomènes spirituels qui se conduisent selon la physique de la mouillature. Un liquide mouillant, un corps mouillant mouille ou ne mouille pas disait-il. Il ne mouille pas plus ou moins. Il mouille ou ne mouille pas. Ce n’est pas une question de plus ou moins, c’est une question de tout ou rien.

Dans cette perspective de redonner à l’Eglise sa mission prophétique et sa vocation de communiquer aux hommes la Bonne Nouvelle du salut par l’évangélisation et la vie de Dieu par les sacrements, il va falloir retrouver le sens de l’adoration. C’est l’acte le plus révolutionnaire qui soit ! il renverse la prétention de l’homme de bâtir le monde par lui-même pour proclamer la Seigneurie de Dieu !

Enfin, je crois à la vertu du témoignage, c’est un processus déterminant. Paul VI disait : « le monde d’aujourd’hui a plus besoin de témoins que de maîtres. Et s’il écoute des maîtres, c’est parce qu’ils sont d’abord des témoins ».

Une remarque enfin. Le christianisme, c’est la vie surnaturelle. Cependant, la grâce suppose la nature. Par conséquent, une nature déstructurée empêche ou rend difficile la greffe de la sur-nature. Et c’est un des grand problème de l’évangélisation aujourd’hui.

Pierre de Lauzun : Dans ce monde postmoderne qui remet en question la place de la raison, on le voit bien, le moyen le plus sûr de la refonder est la foi, mais nous avons le problème concret de gens qui ne font pas cet itinéraire. Comment leur parler ?

Nous voyons par exemple le problème du mariage homosexuel ici en France : la position de l’Église fait appel à la raison, et intervient comme personne d’autre. Mais son appel à la loi naturelle, fondée en raison, n’est pas aisément reçu dans notre société et lui semble assez fragile. De sorte que la foi reste le principal moteur. Que pensez-vous de ce dilemme ?

Père Nicolas Buttet : Il me semble qu’une célèbre encyclique Fides et ratio a répondu sur bien des points à votre question !

Séance du 11 octobre 2012