Par Dominique Folscheid, Professeur de Philosophie à l’Université de Marne-la-Vallée

Le mot même de « famille » a-t-il encore un sens, alors qu’on s’acharne à faire de « la » famille un simple « modèle » culturel parmi d’autres, dépassé par d’autres, et non plus la cellule de base de la société ? Pourtant on aurait tort de parler de crise de la famille, qui jouit d’une étonnante solidité intrinsèque dans sa nature même. Ce sont plutôt ses bases qui vacillent, à cause du consumérisme ambiant, d’une sexualité en crise, d’un nihilisme de fond.

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Le Président : nous avons, cette année, choisi le thème de « la famille » qui peut sembler avoir déjà été largement traité, c’est vrai.
Mais il est vrai aussi que « la famille » est une question assez récurrente et tout le monde en parle.

Nous avons choisi ce sujet parce qu’il est fondamental dans notre société et qu’il y a toujours beaucoup de choses à dire. Nous
essayerons de le faire, non pas en cherchant
systématiquement à faire du neuf là où il n’y a pas
à en faire parce que les fondamentaux restent
toujours les mêmes et que nous ne souhaitons pas
nous inscrire dans une perspective relativiste.
En revanche, notre Académie, si elle veut
vraiment donner toute sa mesure se doit, non
seulement d’approfondir des sujets trop souvent
banalisés, mais aussi s’attacher à mieux les
présenter en renouvelant la réflexion sur la
meilleure façon d’en parler.
Pour entrer rapidement dans le vif du sujet, pour
introduire notre réflexion, il m’appartient de vous
présenter notre intervenant de ce soir, Dominique
Folcheid qui est déjà intervenu, il y a quelques
années, lorsque nous avons travaillé sur « la
transgression ».

Je soulignais à cette époque que « spéculation et
vie réelle ne doivent pas être séparées si nous
voulons que la philosophie ait un sens ».
Il me semble que cette remarque correspond
bien à la personnalité que nous accueillons ce soir,
tant il est vrai qu’elle a sans cesse contribué à ce
que justement la philosophie ait un sens.
Cher Dominique Folcheid , nous avons la
chance de pouvoir vous écouter, réfléchir grâce à
vous ou avec vous, c’est-à-dire avec un
philosophe contemporain dont l’érudition est
immense et qui a su constater que métaphysique et
existence sont liées nécessairement.
Toute votre carrière illustre abondamment tout
cela.

Dois-je rappeler que vous avez commencé
comme beaucoup d’entre nous, du moins de ceux
qui embrassent la carrière universitaire, par être
professeur de classes préparatoires en Lettres
Supérieures puis en Prépas scientifiques, aux
lycées La Bruyère à Versailles puis Victor Duruy
et Janson de Sailly à Paris ? L’ancien de ce
dernier établissement a plaisir à souligner cela…
Ensuite, vous avez soutenu, à l’Université
Paris IV-Sorbonne, une thèse de doctorat sur
« L’esprit de l’athéisme et son destin ». Vous
devenez alors professeur de philosophie générale
à l’Université de Rennes 1 puis à celle de Marnela-
Vallée devenue je crois aujourd’hui Université
Paris-Est.

C’est dans le cadre de vos fonctions
universitaires que vous avez développé toutes ces
réflexions, tout cet intérêt pour l’éthique et la
politique.

C’est ainsi en particulier que vous avez établi
puis développé, et lorsque nous nous sommes
rencontrés très récemment j’ai apprécié combien
pour vous c’était presque le plus important, un
partenariat avec le Centre de formation du
personnel hospitalier de l’Assistance publique-
Hôpitaux de Paris dans le cadre duquel vous avez
fondé un enseignement de philosophique pratique
destiné aux personnels de santé.

Vous avez également créé un DESS à l’époque,
un Master aujourd’hui, d’éthique médicale et
hospitalière qui débouche pour un nombre
substantiel de médecins et autres responsables de
la santé sur un doctorat de philosophie pratique.
Cela illustre bien ce que je disais en introduction.
Vos principaux thèmes de recherche portent sur
“Éthique de la médecine et des soins”, “Médecine
moderne et médecine traditionnelle africaine”,
“Anthropologie philosophique”, “Problèmes de la
sexualité contemporaine”, “Philosophie de la
religion”.

Je n’ai retenu, vous m’en excuserez, que deux
titres parmi les nombreux ouvrages dont vos êtes
l’auteur. Ils permettent déjà de bien illustrer vos
perspectives de recherche.

Je citerai d’abord L’Esprit de l’athéisme et son
destin, un ouvrage majeur en relation évidemment
avec votre thèse de doctorat. Vous vous y
interrogez sur la signification réelle de l’athéisme,
sa logique propre, sur l’esprit de l’athéisme qui est
son identité, sa forme ou sa logique.

L’autre ouvrage que je pensais devoir signaler,
c’est Sexe mécanique, la crise contemporaine de
la sexualité, paru en 2002. Dans cet ouvrage, vous
montrez que le sexuel tente aujourd’hui à se
réduire à une activité qui ne retient que les corps,
sans nom, sans visage, et qui exclut l’amour.
Nous vivons à la fois une ère de désir extrême
et, paradoxalement, une situation de grande
misère due au fait que le désir se présente
actuellement comme un besoin naturel, devant
être à tout prix satisfait sous peine d’entraîner un
manque insupportable.

Tout cela, qu’il s’agisse de l’athéisme ou de ces
questions liées à la sexualité, nous ramène à la
famille parce que finalement c’est au sein de cette
dernière d’abord que ces questions se posent.
Et c’est pourquoi nous avons fait appel à vous.
Nous avions déjà fait appel à vous, je l’ai
rappelé tout à l’heure, et nous aurions pu déjà le
refaire.

L’année précédente nous avions réfléchi à “un
monde sans Dieu” et à ce propos aussi vous avez
évidemment des choses à nous dire.

« Jamais deux sans trois » : ce n’est que la
deuxième fois que vous intervenez, ce n’est sans
doute pas la dernière ! Dès maintenant, c’est avec
grand plaisir que je vous accueille et qu’avec
impatience nous souhaitons vous entendre.

Dominique Folscheid : Effectivement, nous
allons replonger ensemble… Je vais peut-être en
surprendre d’aucuns au passage, mais il faut par
moments être surpris. Pour commencer, j’utiliserai
une métaphore pour rendre compte de cette espèce
de « marronnier » — comme on dit dans le
journalisme — qu’est la question de la famille,
puisqu’elle remonte au moins à Adam et Ève. Je
dirai qu’il faudrait peut-être comparer aujourd’hui
la famille au Bel Espoir, le bateau du Père Jaouen,
qui est un vieux bateau construit, il y a plus d’un
demi-siècle, mais dont il a fallu changer tous les
bordés, c’est-à-dire toutes les planches recouvrant
l’ossature, de façon à reconstituer le même bateau.
J’ai bien l’impression que tel est le cas de la
famille. Elle demeure la même en son essence, et
pourtant nous sommes frappés par bien des
différences, dont nous ne savons pas trop quoi
faire.

Le titre de cette intervention est en lui-même
problématique : « la » famille, mais quelle
famille ?, puisqu’il s’avère que le singulier ne
s’impose plus. Est-elle une chance pour la
société ? Les contempteurs de « la » famille y
voient au contraire l’un des derniers verrous à faire
sauter pour déboucher sur un nouveau type de
société. Ceci alors que les témoignages
s’accumulent pour démontrer que la
décomposition de la famille est la malchance des
enfants et des jeunes.

Ce défi lancé à la famille telle que nous la
comprenons, il est évident aujourd’hui. Vous avez
dû remarquer, par exemple, que tous les candidats
à la présidentielle étaient prêts à accueillir le
mariage homosexuel sans faire de chichis, en se
disant que quelques milliers de voix en plus, cela
ne ferait pas mal par où ça passe. Certes, c’est un
peu l’écume des choses, mais si l’on entre à
l’intérieur, on s’aperçoit vite que nous sommes
sans doute parvenus à un moment crucial, où l’on
est vraiment en mesure de voir ce qu’est
réellement le noyau dur de la famille.

La première partie de mon exposé vous paraîtra,
avouons-le, plutôt pessimiste. Mais qu’est-ce
qu’un pessimiste ? Il paraît, si l’on en croit une
découverte récente, que les optimistes
souffriraient d’anomalies au niveau du lobe
frontal… Pour le pessimiste raisonnable, c’est
encourageant ! Plus sérieusement, je veux dire que
les multiples critiques adressées à la famille nous
permettent d’atteindre ce quelque chose que
j’appelle son « noyau dur », alors que naguère
encore il relevait de l’évidence. Et autour de ce
noyau il y avait également quantité de choses qui
relevaient tellement de l’évidence que nous n’y
prêtions pas attention.

Autrement dit, si la famille est aujourd’hui en
crise, si elle fait l’objet d’assauts divers et variés,
c’est pour nous une excellente occasion de revenir
à l’essentiel en écartant le rideau des évidences.
S’il faut peindre la situation actuelle au noir pour
aboutir à un travail au pochoir, nous verrons
apparaître par différence la figure authentique de
la famille. C’est en examinant de près ce qu’on
risque de perdre que l’on prend conscience de son
importance.

La famille : un lieu de crise par excellence
Cela ne veut pas dire que la crise de la famille
que nous vivons aujourd’hui est nouvelle en tant
que crise. Au contraire, dès qu’il y a eu famille, il
y a eu crise. Pourquoi ? Parce que la famille est un
haut lieu de crise, de par sa constitution même. En
effet, elle est essentiellement faite de liens, de
noeuds, la plupart inscrits dans la chair, ce qui
rend ses divisions douloureuses, tragiques,
violentes, parfois sanglantes. Elle unit de la
manière la plus intense qui soit le naturel et
l’humain, conjugue le corps organique, objectif
(en allemand il se dit Körper) et le corps propre,
subjectif, qui est la chair (Leib). Ces sources de
conflit existent en amont, avant même qu’une
famille soit constituée, avec les tensions suscitées
par les projets d’alliance (pensons à Roméo et
Juliette, qui illustrent le conflit entre l’amour et les
intérêts familiaux). Une fois constituée, elle est le
lieu des pires déchirements : celui de la rupture,
de la trahison, du parricide, du matricide, de
l’inceste, des cadavres dans le placard qui viennent
empoisonner des générations d’innocents. Autant
de drames que nous ne constatons pas chez les
animaux… Autant d’horreurs possibles qui ont fait
penser à certains que si l’on supprimait la famille,
on supprimerait en même temps tous ces méfaits.
Rien qu’en abolissant le mariage, on abolirait aussi
le divorce (ce qui est d’ailleurs plus ou moins en
train de se faire…). Mais pour aboutir à quoi ?
Les utopies et les anti-utopies nous le disent : un
monde sans familles serait un monde totalitaire et
inhumain, un monde fait d’individus isolés et en
même temps massifiés, des nomades sexuels qui
devraient confier la procréation à des usines de
production de nouveaux êtres, élevés en batterie et
éduqués par l’État. C’est ce que nous montre Le
Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.

L’avantage, si l’on peut dire, est que l’on obtiendra
ainsi une société d’ordre où, comme le dit Huxley, on cessera de mettre des chevilles rondes dans des
trous carrés. On aura des chevilles carrées dans
des trous carrés et des chevilles rondes dans des
trous ronds.

Il ne manque pas d’utopistes pour envisager des
systèmes de ce genre. Le mouvement « Baba
cool » n’en était pas si loin, des expériences de vie
collective en vase clos ont eu lieu récemment en
Amérique, mais on sait que tous ont mal fini,
parce que le partage équitable des femmes (je
parle du point de vue des hommes) suscite
forcément des sentiments de rivalité trop violents
pour être ignorés. Ou alors il faut faire comme
Charles Fourier : organiser méthodiquement la
répartition, ce qu’il faisait en prévoyant des
partouzes pour les ouvriers sortant de l’usine en
fin de journée. Les plus belles femmes devaient
« tourner » (déjà les tournantes !). On trouve chez
Houellebecq des idées de ce genre…

Mais si la famille recèle un fort potentiel de
crise, il faut maintenant ajouter que chaque type
de famille privilégie certaines formes particulières
de crise. Je ne veux pas dire par là que la famille
n’est qu’un sous-produit historique et social,
variable à l’infini, donc sans aucune réalité
substantielle. Mais il faut reconnaître qu’il y a une
histoire de la famille, qu’elle existe selon les
temps et les lieux sous des formes particulières,
sur lesquelles la culture et la religion pèsent d’un
poids déterminant. Cela n’empêche pas l’existence
d’éléments permanents qui permettent de dire
qu’en dépit de la diversité, on a bien affaire à la
famille. Mais il convient d’avoir tout cela à l’esprit
pour ne pas dire de bêtises. Et sur ce point, il faut
reconnaître que trop de défenseurs de la famille ne
sont pas à la hauteur de la situation.

Pourquoi ? Parce qu’ils confondent l’essence et
les accidents, croient que l’universel doit être
général et uniforme alors qu’il ne peut exister que
sous des formes particulières. C’est exactement le
cas de la pudeur, qui est une vertu partagée par
toute l’humanité, mais qui se manifeste à travers
des codes vestimentaires tellement différents et
variés qu’on peut avoir du mal à la repérer. Une
anecdote bien connue nous le rappelle : quand les
premiers explorateurs ont débarqué en Amérique,
ils ont vu des Indiennes sans soutien-gorge. Criant
à l’impudeur, ils ont voulu les revêtir d’espèces de
chemises de nuit, comme pour leur dire « Couvrez
ce sein que je ne saurais voir ». Elles ont hurlé au
viol et à l’impudeur ! L’exemple de l’Iran actuel le
confirme : le voile est requis pour les femmes,
mais un mère iranienne peut allaiter son bébé en
public sans choquer personne. Le sein lui-même
est donc tantôt érotisé, tantôt pas.

Tout cela prouve qu’il n’est pas possible de
séparer la famille de la société qui l’englobe.
Quand il y a crise dans la famille, il faut toujours
penser en même temps qu’il y a crise dans la
société en général. La famille telle qu’elle existe,
telle que la repèrent l’historien, le sociologue ou
l’ethnologue est donc une réalité mixte. Quand la
famille est en crise, il faut donc démêler ce qui lui
revient en propre et ce qui provient du dehors.
Mais en raison de son caractère fondateur, il faut
s’attendre à ce que tous ces facteurs de crise se
condensent, cristallisent, jusqu’à produire un abcès
de fixation sous forme de familles en crise. Ce qui
offre à l’analyse un terrain d’observation tout à fait
remarquable pour remonter de la famille à la
société. En ce sens, la famille est une sorte de
thermomètre.

Une situation évolutive

Cette situation est aujourd’hui encore plus vraie
que d’habitude puisque la famille subit de plein
fouet des modifications extraordinaires qui, au
départ, n’ont pas forcément de rapport direct avec
elle. On peut alors préciser ce que j’entends par
« crise de la famille », en se rappelant que le
terme grec krisis veut dire à la fois « division » et
« jugement ».

- Au niveau de la division, parler de « la »
famille n’est plus tenable, il faut prendre en
compte « les » familles. Tout un habillage
rhétorique est alors mobilisé pour montrer que ce
qu’on appelle « la famille » n’est qu’un cas
particulier au sein d’un ensemble beaucoup plus
général qui ne possède plus le même noyau dur
qu’elle. Ne nous méprenons pas : parler de famille
monoparentale, homoparentale, hétéroparentale
ou recomposée ne se réduit pas à ajouter divers
adjectifs qualificatifs à la famille, supposée fixe,
mais vise à faire de cette dernière un « modèle »
parmi d’autres, pas plus légitime que d’autres.
- Au niveau du jugement, la famille fait l’objet
des plus vives critiques de la part de ses
contempteurs. On retrouve ici une sophistique tout
à fait classique consistant d’un côté à invoquer des
constats des faits : « la » famille est en voie de
péremption, il existe autre chose en dehors d’elle ;
de l’autre côté à porter un jugement de valeur : la
famille doit laisser la place à de nouvelles formes
de relation.

Cette espèce de jeu de ping-pong entre constat
de fait et jugement de valeur est typique de la
philosophie anglo-saxonne, le clivage entre faits
et valeurs remontant à Hume. Mais que veut-on
ici faire dire aux faits ainsi allégués ? Que la famille telle que nous croyons la connaître n’est
qu’une construction de l’histoire, ce qui explique
ses multiples variantes. Elle ne doit donc rien à ce
que les défenseurs classiques de la famille
appellent « la nature ». Pure construction, la
famille peut alors être déconstruite et reconstruite
autrement. Sous la crise repérable dans les faits,
on aperçoit ici que la crise est majeure au niveau
des sous-jacents anthropologiques.
Mais pour mieux faire ressortir ce qu’il y a
aujourd’hui de nouveau, je ferai un petit détour par
l’ancien.

D’abord le mot : n’oublions pas que le terme
« famille » est récent. Il qui apparaît en français
au XIVe siècle et il est bizarrement dérivé du mot
latin famulus, qui veut dire « compagnon » ou
« esclave ». En dépit de sa dimension archaïque,
cette origine me semble assez suggestive quand
même. On veut dire par là que la famille se
détermine comme un ensemble de gens qui sont
en lien les uns avec les autres, avec ou sans
rapports biologiques, au fond ce qu’on appelle
aujourd’hui les « familiers » ou les « proches ».
Remarquons au passage que « proche » tend
aujourd’hui à remplacer les termes désignant les
membres d’une famille. Quand on ne sait pas quel
est le statut d’une personne en lien avec une autre
(épouse ? compagne ? etc.), on parle de
« proche »… Il s’agit là d’une dérive certes
mineure, destinée à nous éviter de faire des
erreurs, mais néanmoins révélatrice de la situation
actuelle.

La familia introduit une différence majeure par
rapport à l’ancienne manière de parler, qui
s’appuyait sur cette entité que les Grecs et les
Romains appelaient la « maison », entendons la
« maisonnée » (oikos, domus). Ici c’est la notion
d’englobement qui domine, ce qui est bien
différent. Ce qui correspond à des temps où les
affaires d’alliances et de lignées, les intérêts
collectifs et particuliers (ceux de la tribu, du clan,
de la Cité) l’emportent sur les intérêts des
personnes, sur la passion amoureuse, sur le désir
qui pousse deux individus à fonder une famille.
Les unions se constituent d’ailleurs largement hors
mariage, et Aristote signale même qu’il n’existe
pas de mot en grec pour dire « mariage ». Bien
entendu, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas
d’amoureux depuis que les humains existent…
Pensons par exemple à l’histoire de Jacob, qui n’a
pu épouser Rachel, dont il était amoureux,
qu’après avoir épousé la soeur aînée et passé de
longues années à travailler pour son beau-père
Laban.

Pour qu’une famille soit fondée sur l’attirance et
le libre choix d’un homme et d’une femme, il
faudra du temps.

Pour faire court, on peut dire que cette famille
est un combiné de famille romaine de l’époque
impériale, marquée par l’influence du stoïcisme, et
de fortes influences chrétiennes. Dans les deux cas
le mariage est en principe fondé sur le libre
consentement des époux. Il faut ajouter à cela le
déploiement progressif de ce que Denis de
Rougemont a décrit sous le nom d’ « amour
romantique ». Il ne s’agit pas seulement de
l’époque romantique, marquée par Goethe et les
souffrances du jeune Werther, mais aussi du cycle
de Tristan et Yseut, des troubadours, etc.
Aujourd’hui, les affinités électives liées à la
passion érotique sont évidemment la dominante,
ce qui privilégie évidemment le couple, fût-ce au
détriment de la famille.

Encore une fois, il faut éviter de caricaturer. Il
faut faire sa part à l’histoire, lieu des évolutions et
changements, mais sans oublier ce qu’il y a de
permanent. On ne peut pas dire que la passion
n’existait pas quand les unions étaient fondées sur
d’autres bases — d’où une liste impressionnante de
désordres potentiels, dont l’histoire elle-même
nous fait le récit. De même, le triomphe de
l’amour romantique n’empêchait pas l’existence
d’unions dites « de raison », courantes il y a un
siècle encore, que ces unions soient plutôt
rationnelles que raisonnables, car liées à des
intérêts. Ce qui n’empêchait pas non plus qu’au
sein de familles ainsi fondées il puisse exister des
sentiments amoureux, ou fort proches, même s’ils
découlaient de l’union au lieu d’en constituer le
motif.

Un autre élément intéressant, signalé par
l’historien Michel Rouche, est l’importance de la
femme dans l’histoire de la société traditionnelle
et moderne de la famille. Il s’amuse même à
pointer tout une série de termes qui montrent que
les mots portent encore la trace de l’ancien
matriarcat. En russe braq évoque l’enlèvement
des femmes (pensons aux Romains qui ont enlevé
les Sabines), alors qu’en allemand Ehe vient de
« loi ». Tout au fond, il faut remarquer que dans
n’importe quel système d’alliances et de lignées, il
faut absolument avoir des enfants. À Sparte on
avait instauré la polyandrie, au motif (pas très
clair au demeurant…) qu’il fallait des guerriers et
que nombre d’entre eux mouraient au combat.
Mais l’exemple le plus étonnant nous est fourni
par l’ethnie des Na qui vit en Chine. Chez les Na il
n’y a pas de famille, seulement des femmes vivant
dans des tentes et qui se font « visiter » par des
hommes, soit pour le seul plaisir, soit pour avoir des enfants, mais il n’y aura ni familles ni pères
proprement dits.

Les contempteurs de la famille peuvent en tirer
argument : tous les modèles de famille existent,
aucun n’est en droit plus légitime que les autres.
Faut-il alors se rallier au relativisme historique ?
Il n’en est rien. Que tout ce qui touche à
l’humanité soit l’objet d’évolution historique et se
particularise en fonction des époques et des
cultures est une évidence. C’est même vrai des
concepts que nous croyons les plus nécessaires,
les plus universels, comme celui de travail ou
d’infini, passés d’un sens négatif à un sens positif
sous l’impulsion du christianisme. Ce sont en
réalité des concepts historiques, qui se sont
progressivement approfondis et modifiés jusqu’à
rejoindre leur essence. Même la notion de concept
nous rappelle l’importance de la vie : conceptus,
en latin, désigne l’embryon, le vivant commencé.
La famille humaine étant fondamentalement liée à
la vie, à plusieurs titres, il n’y a rien de scandaleux
à rappeler qu’elle relève de ces réalités qui font
l’objet d’un travail historique. Cela ne veut pas
dire qu’elle est privée d’essence pour autant. Mais
comme nous le verrons, cela remet en cause une
certaine manière simpliste de penser la famille
comme « naturelle ».

On peut ajouter que la connaissance de l’histoire
nous permet de minorer l’impression que tout
change, tout coule toujours. Michel Rouche a pu
ainsi montrer que nous assistions aujourd’hui à un
phénomène de retour à l’archaïque, mouvement
normal en cas de crise violente. Il croit pouvoir
constater la réapparition de 11 caractéristiques sur
13 des systèmes matrilinéaires. Le nomadisme
sexuel en fait partie, la femme devenue mère est
bien le pivot des nouvelles cellules familiales, on
a quantité de familles sans mariage, les femmes
pratiquent la polyandrie successive, contrôlent
leur fécondité, évincent les pères géniteurs (si
même elles les connaissent), sacralisent le plaisir.

De l’évolution à la révolution

J’en viens à la famille récente et c’est là que
nous avons quelques surprises.
Lorsque je dirigeais la revue Éthique, la vie en
question, qui a abandonné le papier pour devenir
électronique et universitaire, nous avons publié en
1996 un numéro sur la crise de la famille. 1996, ce
n’est pas vieux, et pourtant ce numéro était
essentiellement centré sur la crise du couple. Cette
crise existe bel et bien, elle se poursuit
actuellement, comme l’attestent quantité
d’enquêtes et de rapports sociologiques. Elle se
traduit par la baisse des mariages par rapport au
compagnonnage (ex-concubinage), l’augmentation
du nombre de divorces, le nomadisme éventuel au
sein du ménage. Ce type de crise est à l’évidence
lié aux raisons d’être du couple moderne.
Pourquoi ? Parce qu’un couple fondé sur la
passion érotique vit cette passion entre un an et
demi et trois ans. C’est du moins ce que nous
disent les statisticiens. On peut les juger débiles,
mais cela nous donne une petite idée de ce qui est
requis pour qu’un couple dure dix, vingt, trente,
quarante ou cinquante ans.

Mais quoi qu’il en soit du couple, dont la crise
pèse indiscutablement très lourd sur la crise de la
famille, il ne faut pas croire que cette dernière se
réduit au affaires de couples. Ce n’est pas parce
que le couple est actuellement le facteur
numéro un d’apparition d’une famille que le
couple constitue en tant que tel l’essence de la
famille. Le couple n’est pas à la hauteur de la
famille. Cette différence est évidente, trop sans
doute, car elle crève les yeux : pour qu’il y ait
famille, il faut qu’il y ait des enfants.

Une polémique toute récente à propos d’une
campagne publicitaire est un bon exemple de ce
qu’il y a de vraiment neuf aujourd’hui.
La marque Eram (vêtements et sous-vêtements)
nous présente en effet deux affiches où des
enfants parlent. Première affiche : « Comme
disent mes deux mamans, la famille c’est sacré » ;
deuxième affiche : « Comme disent ma maman et
son petit copain qui a l’âge d’être mon grand frère,
la famille c’est sacré ». On nous présente donc
deux familles « normales », ou plutôt actuelles :
une homoparentale d’un côté, une monoparentale
de l’autre, probablement polyandre puisque la
mère a un petit copain, ce qui suppose qu’elle en a
eu d’autres avant et qu’elle en aura d’autres après.
On est donc dans l’option de couples hors
normes, qui ont fait des choix hors normes et c’est
seule la présence de l’enfant qui permet de dire
qu’il s’agit de famille, et le fait d’ajouter que la
famille est sacrée introduit l’élément transgressif
et provocateur. Par-delà l’effet marketing, cette
campagne met en évidence ce qui est
fondamentalement en question. Le point
stratégique sur lequel il faut cogner, mais qui nous
introduit directement aux fondements de la
famille, est ici clairement indiqué : il s’agit de la
différence des sexes et des générations.
Différence des sexes : une famille repose sur
l’union d’un homme et d’une femme. Différence
des générations : les enfants sont plus jeunes que
leurs parents.

Or c’est cette double différence qui est
aujourd’hui remise en cause, de manière directe ou
indirecte. C’est pourquoi le tableau que je vous
présente vous paraîtra sans doute horrible. Mais
nous devons le prendre à la manière d’une figure
au pochoir, puisque en mettant au jour ce qui
menace la famille dans son essence même, on
révèle ce qu’elle requiert comme fondement.
Une fois décelée l’importance des différences
fondatrices, on peut aussi identifier ceux qui vont
défendre « la famille ». Ils seront de deux types.
- Les ringards (un peu comme je suis, mais je
ne suis pas le seul, et surtout je ne m’en contente
pas) vont faire valoir la dimension
intrinsèquement naturelle de la famille. Mais le
point faible de cette position est de savoir en quel
sens prendre ce terme de « nature ».
- Les autres, représentés par une bonne
majorité de psychanalystes, assurent la défense de
l’ordre symbolique, lié à l’inconscient, lequel est
intemporel, donc indifférent aux constructions
historiques. L’ordre symbolique, rappelons-le,
désigne l’ensemble des distinctions anthropologiques majeures qui donnent sens aux sociétés humaines ainsi qu’aux individus. Sur quoi
repose cet ordre ? Sur la différence des sexes et la
distinction des générations. Or ce sont
précisément ces deux dimensions qui sont
aujourd’hui mises à mal.

Bien entendu, il y a aussi des psychanalystes qui
sont hostiles à l’ordre symbolique. Pour vous
offrir un match, j’ai choisi d’en opposer deux, un
pour chaque camp. À ma droite, comme dans un
match de boxe, j’ai Michel Schneider, auteur de
Big Mother, un livre passionnant sur l’influence du
maternage dans la crise de notre époque. Il n’est
pas catholique, il se proclame athée, donc nous
sommes tranquilles… À ma gauche j’ai Michel
Tort, auteur de La fin du dogme paternel, qui veut
visiblement la peau de Michel Schneider.

On a donc un conflit au sommet. Si Michel Rouche refaisait son article, il se verrait conforté
par Michel Schneider sur le retour subreptice au
matriarcat. De récents travaux cités récemment
dans Le Figaro le confirment, notamment en ce
qui concerne l’apparition des « nouveaux pères »,
des pères doux, que leurs mères n’élèvent plus
comme « de jeunes coqs de bruyère », mais
comme des « chapons dodus ». Ils sont tout
mignons avec leurs enfants, dociles à l’égard de
leurs femmes, mais ils sont capables de ficher le
camp à la première occasion, et l’on se demande
bien pourquoi… Il suffit de lier ce phénomène à
l’apparition des gender studies venues des États-
Unis, qui sont pour certaine large part un mixte de
féminisme radical et de défense de toutes les
variantes de l’homosexualité, et l’on obtient un
tableau de fond, de nature à ébranler beaucoup de
choses et aussi bien des gens.

D’où la question : qu’est-ce qui a pu faire qu’une
telle révolution devienne possible ?

L’esprit AMP

La réponse n’est pas très compliquée : il nous
faut prendre en compte l’impact considérable dû à
l’apparition des techniques d’assistance médicale à
la procréation (AMP). Il en existe bien des
formes, mais la seule qui ne soit pas transgressive,
parce qu’elle est de nature prothétique, est la FIV
homologue, dans laquelle ce sont les gamètes d’un
couple stable, composé d’un homme et d’une
femme, qui sont utilisés. Cela n’empêche pas de
s’interroger sur la stérilité — s’il s’agit bien de
stérilité, car l’affaire est très compliquée… — tant
il est vrai qu’elle n’est pas une maladie mais un
état, comme l’a justement dit Jean-François
Mattei, médecin généticien. Dans tous les autres
cas, il y a transgression à dose variable : ce sont
les FIV hétérologues, avec donneurs extérieurs
(de sperme, d’ovules, ou des deux), ce qui rend
possible à des couples de même sexe d’avoir
quand même des enfants. Qu’on ajoute des mères
porteuses et l’on obtiendra une décomposition
intégrale.

Vous allez immédiatement me dire que ces
techniques ne concernent qu’une petite minorité de
gens. C’est exact. Cela concerne environ 2 % des
naissances (16 000 à 20 000 enfants par an en
France, mais sachant le faible rendement de la
FIV, cela représente cinq fois plus de tentatives).
Mais s’en tenir là est refuser de voir que l’arbre
cache la forêt et que celle-ci est progressivement
envahie de lianes tueuses et autres ronciers
étouffants. Car l’essentiel est ailleurs. Il est dans
l’esprit nouveau qui souffle sur notre époque et qui
concerne tout le monde, ceux qui ont recours à
l’AMP comme ceux qui ne l’utilisent pas. J’ajoute
qu’il en va de même à propos du clonage, qui n’a
encore jamais été réalisé chez les humains — à ce
qu’on sait, du moins — mais qui joue dès
maintenant un rôle de paradigme en aiguisant des
désirs fous, en ouvrant des perspectives délirantes.
Bref, le fait que ces pratiques artificielles soient
minoritaires ou irréalistes importe beaucoup
moins que leurs retombées sur l’esprit public. Ce
sont nos désirs et finalement nos comportements
qui en manifestent les effets.

Il faut donc prendre le phénomène AMP à la
hauteur où il se situe. Comme le dit mon amie Monique Vacquin, psychanalyste, il s’agit de la
plus grande révolution survenue dans l’humanité
depuis Adam et Ève. À côté, les autres révolutions
sont, si je peux dire, de la gnognote… Pourquoi ?
Parce que ce qui était absolument incontournable
a été contourné : il est devenu possible d’avoir des
enfants sans avoir la moindre relation sexuelle. À
l’époque où Jacques Testart et René Frydman
travaillaient ensemble à l’hôpital Antoine Béclère
(on les disait « pères » d’Amandine, tout un
programme…) une blague courait à propos des
femmes en manque d’enfant qui venaient les
consulter : « déclenchons le plan hors-sexe ! ». Et
il y a une suite possible à ce plan, qui consiste à se
libérer de la sexualité tout court : c’est le plan
clonage, où les femmes pourraient à la limite se
passer des hommes.

Au regard de l’histoire, cette révolution — au
sens quasiment astronomique d’inversion de
l’orbite d’un astre — est d’une brutalité inouïe. De
Mai 68 à 1978 (date de la naissance de Louise
Brown, premier bébé-éprouvette), la question
était : « comment faire l’amour sans faire
d’enfants ? ». Après 1978, symboliquement
s’entend, la question est devenue : « comment
faire des enfants sans faire l’amour ? ».
Que s’est-il passé ? Une rupture paradoxale au
niveau du lien. Le nexus ne va plus avec le sexus.
C’est paradoxal parce que le sexus signifie la
division, donc la séparation, ce qui paraît interdire
le lien. Or pour qu’il y ait lien, il faut de l’altérité
— donc du sexus. S’il n’y a pas de différence il n’y
a pas de lien, seulement de la similitude, de la
reproduction ou répétition du même. On se
retrouve dans la position de Narcisse qui se
penchait sur un miroir d’eau pour chercher de
l’autre et ne trouvait que le reflet de son propre
visage, donc du même. Il en est mort noyé, on le
sait, à trop vouloir fusionner avec lui-même qu’il
prenait pour un autre, pendant que la nymphe
Écho, qui était amoureuse de lui, murmurait
« hélas, hélas… ».

On se retrouve aussi au plus près du mythe
d’Aristophane exposé par Platon dans le Banquet.
Ce mythe nous dépeint les êtres originaires sous
forme sphérique, avec quatre bras et quatre
jambes. Sphériques donc parfaits, autosuffisants.
Ils étaient soit androgynes, soit mâle-mâle, soit
femelle-femelle. Saisis par l’hubris, la démesure,
ils ont entrepris d’escalader le Ciel pour prendre la
place des dieux. Pour les punir, Zeus les a coupés
en deux. Désormais, ils devaient rechercher en
pleurant leur moitié perdue et, pour engendrer, ils
devaient déposer leur semence dans la terre,
comme le font les cigales. Apollon, secourable,
est venu les réparer, en rassemblant sur le devant
leurs organes sexuels. Enfin ils pourront s’unir
corps à corps… Mais ils sont prévenus : s’ils
continuent dans la démesure, ils seront à nouveau
coupés en deux et ils marcheront désormais à
cloche-pied.

Comment ne pas être saisi par ce mythe ? La
quête de la moitié perdue, c’est l’origine de
l’amour romantique, de nature fusionnelle.
L’engendrement par l’intermédiaire de la terre,
c’est la copulation par l’intermédiaire de
l’éprouvette, la FIV de l’AMP. Le recoupement
d’après la première coupe, qui a produit la
différence des sexes, c’est la sexualité inféconde
comme l’homosexualité…

Certes, la sexualité humaine est toujours en
tension entre ces deux dimensions de plaisir et de
reproduction. La femme n’est pas comme les
femelles animales assujetties au rut. Mais avec ces
innovations, la tension est devenue carrément
clivage. Nous avons d’un côté ce qui s’appelle
aujourd’hui « le sexe », le sexe tout court, qui est
ce qui reste de la sexualité humaine quand on en a
ôté l’amour et la procréation. Le sexe réduit à des
branchements d’organes, conformément à leur
forme anatomique. À la limite, du pointu engagé
dans du creux pour produire du spasme sans que
la différence sexuelle soit forcément requise. Dans
un livre publié en 1977, donc déjà ancien, Le
nouveau désordre amoureux, Pascal Bruckner et
Alain Finkielkraut ont pu choquer en osant écrire
que les relations entre un homme et une femme
sous contraception étaient assimilables à des
relations homosexuelles, en raison du rejet de la
fécondité. Dans mon livre Sexe mécanique, je suis
allé plus loin en montrant qu’au fond « le sexe »
n’avait pas de sexe. Cela ne se voit pas forcément,
mais l’indifférence au sexe des partenaires est au
fond du « sexe ». Ceux qui en ont un peu plus
conscience se diront volontiers « bi » voire
« trans ».

Ce clivage de la sexualité humaine aboutit ainsi
à poser d’un côté le sexe, de l’autre la fécondité,
clef de la génération. Mais parce qu’il y a
dissociation, redoublée par le fait que la
procréation peut fort bien se passer de relations
charnelles, la procréation change elle-même de
nature. Le discours commun l’a compris car on
parle maintenant de reproduction. Mieux encore,
on incline à penser la reproduction – je reprends
sciemment ce terme – en termes de production.
C’est déjà ce qui est déjà en train de se faire aux
États-Unis, comme le montre dans sa thèse l’une
de mes doctorantes, qui travaille dans la
génétique. Les gamètes sont dans le commerce, à des tarifs variés : un top-model diplômé de Harvard peut tirer jusqu’à 30 000 $ de ses ovules. C’est bien moins cher pour les étudiants mâles, du
genre 300-400 $ la dose. Un petit boulot comme
un autre, qui permet de survivre pendant la
semaine… On peut consulter sur Internet les
antécédents des donneurs, voir ce que leur
progéniture a donné, aussi signer des contrats avec
des laboratoires (deux enfants garantis sans gènes
délétères connus en deux ans, pour 50 000 $ ;
même chose en Inde, avec les mêmes techniques,
pour seulement 8 000 $). Certains laboratoires
sont spécialisés en enfants de type scandinave,
etc., d’autres en parents homosexuels, mais tous
peuvent recourir à la surrogate mother, la mère
porteuse, requalifiée chez nous en « gestatrice
pour autrui » (siglée GPA, où l’on voit qu’on fait
ruisseler la générosité avec le « pour autrui » et
coupe court au débat en le neutralisant avec un
acronyme…). Pour l’heure, la mère porteuse fait
fureur à Hollywood, chez les couples homos bien
sûr, mais chez les hétérosexuels aussi. Il y a deux
ans, on en était à 1 000 enfants ainsi « produits ».
Mais comme le disait en plaisantant l’un de mes
collègues d’histoire : « les Américains ne devront
pas s’étonner si leurs enfants portés par des mères
mexicaines n’aimeront que la guitare et la
tortilla ».

Parce que oui, il y a des facteurs épigénétiques
et pas seulement génétiques… Mais la mode est
lancée, on voit aujourd’hui aux États-Unis des
pancartes « utérus à louer ». Cela se fait
moyennant contrat, qui contraint à des examens
médicaux rigoureux, et envoi d’huissier au
moment de la naissance si jamais la « mère »
refuse de livrer le paquet cadeau (c’est arrivé).

La dissociation généralisée

On a l’habitude de dire, en France, qu’on n’en est
pas là et n’en sera jamais là, en raison du principe
de gratuité des dons. Bernard Edelman, juriste et
philosophe bien connu, estime que l’argument ne
vaut rien puisque l’on a juste affaire à un
commerce à prix nul. Mais passons, on voit ici
que nous cherchons surtout à valoriser un
emballage moralisateur… De toutes façons,
commerce à titre onéreux ou gratuit, le résultat est
exactement le même : nous obtenons un tableau
où les déterminations naguère encore les plus
solides et les mieux ancrées, comme celles de
père, de mère, de frère ou de soeur, solides car
liées à la nature, ne valent plus. Le vocabulaire en
témoigne, qui a dû se renouveler pour coller à la
situation.

Jusqu’à présent, on pouvait répéter sans craintes
l’adage « Pater incertus est, mater certa est ».
Pour le père, c’est toujours vrai, mais un nouveau
type de père est apparu, qui n’est pas un père
puisque considéré comme simple « fournisseur de
matériel génétique » (sic !). Mais n’allons pas si
vite : quelle différence entre un donneur de
sperme, un amant épisodique (autrefois qualifié de
père naturel) ou un violeur ? La tradition qui veut
que tout homme ayant fécondé une femme soit
père reste vivace. Elle a même un solide argument
en sa faveur : le simple fait que même au sein d’un
couple marié, c’est cet acte qui fait le père. À
condition, bien entendu, qu’il y ait un enfant à la
sortie, ce que confirme l’idée que c’est l’enfant qui
fait le père — mais l’enfant de ce père. La seule
exception est l’adoption, où c’est le droit qui fait le
père (père adoptif, s’entend). Reste que la
controverse se poursuit, surtout quand il y a
anonymat du don, comme l’attestent les
recherches de certains enfants, comme le font
aussi des personnes d’âge mûr, nées vers 1943-44,
issues du Lebensborn hitlérien. Un tribunal
allemand a d’ailleurs décidé récemment qu’un
donneur était bien le père… Résultat, le
Danemark est l’un des rares pays d’Europe à
poursuivre dans le don de sperme (et il en exporte
aux États-Unis).

Il n’en demeure pas moins que l’on parlera à bon
droit aujourd’hui de paternité dissociée : père
biologique, père légal, père éducatif, père affectif,
en ajoutant le père adoptif et l’incertain donneur.
Mais si les pères ont été quelque peu baladeurs
dans notre histoire, c’est évidemment du côté de la
mère que la dissociation est la plus sensible. Il n’y
a plus de « mère certaine » ! Il y a des mères qui
ne seront jamais vraiment mères, car elles auront
fourni les gamètes mais n’auront jamais porté
d’enfant. Elles n’auront pas senti leur enfant
bouger, pas vécu la montée du lait, etc. Les mères
porteuses ne seront pas vraiment mères non plus :
elles auront porté un enfant pendant neuf mois,
mais cet enfant ne sera ni leur fils ni leur fille,
elles n’auront pas de bébé à nourrir, soigner…
On pourra ainsi décompter cinq façons d’être
mère : mère génétique, mère utérine, mère légale,
mère éducative, mère affective. On ajoute même
maintenant à la liste la « mère d’intention », pour
désigner la femme qui revient d’un pays étranger
où toutes les pratiques sont permises avec, dans
les bras, un bébé dont elle n’est pas vraiment la
mère — peut-être mère génétique, mais ni mère
utérine, ni mère légale (d’où leurs revendications
en revenant en France…).
Mais c’est encore du côté de l’enfant, qui est
celui sans qui il n’y a pas de famille mais seulement un couple, que la dissociation est la
plus grande et révèle à quel point notre
anthropologie est remise en cause. En effet, sitôt
que la génération naturelle issue de la rencontre
charnelle est remplacée par un dispositif artificiel,
on assiste à la technicisation de la procréation.
Technicisée comme l’est n’importe quel processus
de production, où l’on part d’un projet, se fixe un
objectif, se procure des matériaux, mobilise
ingénieur et ouvriers, le tout se réalisant sur le
mode de l’extériorité. Ce qui justifie le livre publié
en 1990 par Jacques Testart sous le titre La
magasin des enfants.

C’est pourquoi la notion de « projet d’enfant »,
entrée dans le vocabulaire courant et légitimé par
la loi via le « projet parental », est de nature
intrinsèquement subversive. Il fait de l’enfant un
objectif posé en avant de soi, qu’il convient de
réaliser, donc de produire. Un enfant ob-jet,
littéralement. Mais un enfant qui fait
nécessairement l’objet d’un désir, d’un désir
d’enfant, sans quoi on ne s’engagerait pas dans
l’AMP. Ce qui nous donne finalement un enfant
qui fait l’objet d’un désir d’objet.

Or nul n’ignore que le désir est par définition
réversible, donc que l’enfant désiré, infiniment
désirable, peut se convertir en enfant indésirable.
Il suffit qu’il soit porteur d’un défaut génétique ou
autre, auquel cas on l’élimine. Soit avant la
naissance, à la suite d’un diagnostic prénatal
(DPN), soit avant implantation dans l’utérus, à la
suite d’un diagnostic préimplantatoire (DPI).
Il ne s’agit pas ici d’une simple « dérive »,
comme on le répète complaisamment. On a au
contraire affaire au déploiement nécessaire d’une
logique. On se comporte envers l’enfant de la
même manière qu’une personne qui aurait
commandé une voiture et en refuserait la
livraison, sous prétexte que le véhicule n’est pas
de la couleur demandée. Quand on entre dans le
magasin aux enfants, on a le droit de choisir, de
sélectionner, de réclamer une garantie, de rendre
le produit non conforme à ses désirs. L’enfant n’est
plus accueilli tel qu’il est, respecté comme donné à
lui-même, mais mesuré et évalué en fonction
d’une demande à satisfaire. L’enfant du projet
parental est le projet d’un autre et non projet de
lui-même, sitôt qu’il vit. Car tout être vivant tend
spontanément à se développer pour devenir luimême.
Les faits sont là : les diagnostics se multiplient,
aussi les interruptions médicalisées de grossesse
(IMG). Un député s’est indigné récemment à
l’Assemblée de constater qu’il restait encore 4%
de trisomiques dépistés qui ne faisaient pas l’objet
d’une interruption de grossesse (l’une de mes
étudiantes, médecin travaillant dans ce secteur à
La Pitié conteste ce chiffre, on aurait au moins
99 % d’éliminés). Mais c’est devenu la norme, qui
se dit en bon français « éradication de la
trisomie 21 », comme si l’on pouvait éradiquer la
trisomie sans éliminer les trisomiques… On en a
fait autant à Chypre pour la thalassémie. On ne
sait pas encore si on doit en faire autant pour la
Corse, certes moins atteinte…

Si l’on écoute Jacques Testart, l’avenir est au
DPI généralisé, une fois qu’on saura cultiver en
laboratoire des fragments d’ovocytes prélevés sur
des petites filles à l’occasion d’une opération de
l’appendicite. Car la limite actuelle de nos
performances vient du petit nombre d’ovules (300
ou 400) que peut produire une femme pendant
toute sa vie. Quand on pourra disposer de
centaines d’embryons, on pourra pratiquer un
tamisage embryonnaire de masse, et à ce momentlà,
victoire ! On n’implantera que les exemplaires
jugés sains, on disposera peut-être même d’utérus
artificiels (ectogénèse), on n’aura même plus
besoin d’IVG ni d’IMG… La moralité publique
aura fait un grand bon en avant et les femmes
seront enfin des hommes comme les autres…
Bien entendu, nous sommes ici dans le fantasme.
Seules quelques maladies monogénétiques sont
vraiment identifiables, la plupart des autres sont
issues de combinaisons qui peuvent aussi bien
donner d’excellents résultats. Comme le souligne
une blague américaine : à supposer qu’on puisse
identifier un jour le patrimoine génétique de
Mozart et le répliquer pour produire un enfant,
rien ne prouve que si cet enfant n’est pas élevé à la
dure par le terrible Leopold Mozart, on
n’obtiendra pas un excellent vendeur de pizzas au
lieu d’un nouveau Mozart… On peut déjà choisir
le sexe de l’enfant, et cette option va certainement
se généraliser. Mais pour le reste, on cultive une
génétique imaginaire qui fait l’impasse sur les
facteurs épigénétiques, les sollicitations de
l’environnement, etc. On est dans la
fantasmagorie, mais la fantasmagorie fait marcher
l’humanité et la technique est là pour tenter de la
rendre réelle.

La désymbolisation

La réalité est que le biologique ne fait pas tout,
loin de là. Comme le dit Michel Schneider, un
géniteur est biologique, mais un vrai père est
symbolique. Or on élimine radicalement le
symbolique quand on se passe de la différence des
sexes et des générations. Il y a des degrés divers
de déni du symbolique au sein de l’AMP, mais on peut en arriver là : quand l’alliance charnelle est
remplacée par un kit procréatif constitué à partir
de critères strictement génétiques, médicaux et
utilitaires (par souci de performance), quand on
utilise des embryons cryogénisés dont l’âge n’est
pas celui de la fécondation, implantés
éventuellement dans l’utérus de la grand-mère
(cela s’est fait en Australie), ou bien quand on veut
fournir un bébé à une femme ménopausée, on
instaure le chaos.

Sans aller forcément jusqu’à ces extrémités, le
déplacement de la procréation vers la production
implique la dissociation entre filiation et
transmission. Le langage des laboratoires en
témoigne : au lieu de filiation, on parle de
« traçabilité » du sperme, et la donneuse d’ovules
est une « pondeuse »… L’enfant pourtant bien
vivant qui est au bout du processus est un « enfant
de personne », selon le mot d’Axel Kahn. Or la
filiation consiste à donner à l’individu une place
dans l’ordre des générations et la différence des
sexes. Ce qui exclut le « c’est mon choix », où
l’enfant est voulu, voulu comme ci ou autrement.
Un enfant n’est pas l’incarnation d’un désir
d’enfant, il doit pouvoir se représenter qu’il est
bien inscrit dans une lignée, pour avoir sa place,
mais aussi qu’il n’est pas l’objet d’une volonté,
parce qu’il y a dans son origine du hasard, de
l’accident, ce qui exclut qu’il ne soit qu’un sousproduit
biologique ou un simple assemblage
extérieur réalisé en laboratoire.

Mais là où la psychanalyse ne voit que de la
négativité, du manque, Descartes allait bien plus
loin, reprenant philosophiquement l’idée
chrétienne de création. Mon origine n’est pas moi,
écrivait-il, car si elle dépendait de moi, je me
serais créé bien mieux que je ne suis. Elle n’est
pas non plus mes parents, qui ont certes configuré
ma part matérielle, mais qui n’ont pas pu faire de
moi un être pensant par lui-même et découvrant
dans son esprit l’idée de l’infini.

Sur la réalité substantielle de l’enfant comme
être singulier, l’AMP fait l’impasse, car elle scinde
la filiation entre son versant strictement
biologique, lié à l’origine des gamètes, et son
versant social et légal. Sauf dans le cas de la FIV
homologue, elle coupe la filiation de la
transmission d’un héritage que personne ne
possède puisque les parents de l’enfant l’ont
également reçu de leurs propres parents. On
escamote l’hérédité, donc la lignée, donc l’histoire,
au profit d’une opération de laboratoire réalisée
hic et nunc, en fonction de choix différents,
fondés négativement sur les précautions (éviter
des gènes délétères) ou, positivement, sur le désir
de performance. Mais heureusement pour l’enfant,
elle ne dit rien de sa réalité ontologique
puisqu’elle l’ignore absolument. L’enfant issu de
l’AMP pourra donc se considérer comme le fait
Descartes : refuser d’assigner son origine à son
mode de production.

Il n’empêche que ces défaillances au niveau
symbolique auront forcément des conséquences
au niveau psychique, donc inconscient. Les bilans
de santé objectifs produits par la médecine
technicienne à propos des enfants FIV relèvent
donc largement de l’imposture. Qu’ils concluent à
des performances similaires à celles des autres
enfants ou à quelques déficits mineurs, ils mettent
à côté de la plaque. Si casse psychique il y a, elle
se verra dans 10, 20, 30 ans ou plus.
Alors où est le problème ? Il est avant tout dans
le rôle symbolique du père, car la fonction
paternelle consiste avant tout à empêcher la fusion
entre la mère et l’enfant. Or nous savons
aujourd’hui à quel point la relation fusionnelle
mère-enfant est source de dangers. Des travaux
réalisés par mes étudiants sont éloquents sur ce
point : quand vous avez des jeunes qui se
droguent, cherchez la mère fusionnelle, cherchez
la mère qui a accumulé aussi les compagnons et
s’est fait larguer à chaque fois. Ce n’est qu’un
exemple, il mérite toute notre attention.
Il n’est pas étonnant que l’importance du père
symbolique soit le cheval de bataille de bien des
psychanalystes. La reprise du nom de la lignée
paternelle joue ici un rôle important. Hannah
Arendt disait que l’on a la vie d’un côté (la mère),
le monde de l’autre (le père).
L’influence des théories du gender
Avant d’aller plus loin, je vais vous dire deux
mots sur les théories du gender. C’est très
compliqué parce qu’il y a quantité de théoriciens
et de théoriciennes et que la culture
spécifiquement américaine y est fortement
présente.

Elle l’est sur deux points. Le premier est la
tendance au dualisme, due au protestantisme. D’un
côté le corps, de l’autre l’esprit ou l’âme. D’autres
dualismes, qui pour une part découlent du
premier, pour une autre concordent avec lui, s’y
agrègent : celui des faits et des valeurs, de la
nature et de la culture, du fait et du droit. On
retrouve aujourd’hui ce dualisme de fond dans le
mouvement libertarien, dont l’influence est
massive sur la bioéthique internationale. L’auteur
majeur est ici Tristram Engelhardt, qui soutient
que l’idée de personne humaine est confuse et qu’il convient de la « clarifier ». On aura donc d’un côté
l’être humain en tant que pure espèce biologique,
de l’autre côté la personne humaine. Il s’ensuite
que tous les humains sont des humains mais que
tous ne sont pas des personnes, car pour être une
personne, il faut avoir été reconnu comme
personne par une autre personne. Les humains qui
ne sont pas des personnes (les « human
nonpersons » ou « impersonnes ») sont les
comateux, les handicapés profonds, les embryons
et les nouveau-nés. Mais pour ces derniers, cela
dépend : ils peuvent être reconnus comme
personnes s’ils font l’objet du désir d’autres
personnes, sinon ils n’en sont pas. On comprend
ainsi le sens du mouvement pro-choice : tout
dépend du choix que l’on fait.

Le second point est l’importance prise aux États-
Unis par la guerre des sexes (mais passons sur
certains épisodes récents…). Alexis de
Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique,
l’avait déjà noté : ce pays est en même temps celui
de la liberté des femmes, de leur assujettissement
aux tâches domestiques, et d’une certaine rivalité
avec les hommes. Les mouvements féministes ont
donc eu tendance à associer la sujétion dont
pâtissaient les femmes à la domination des
hommes en raison de leur appartenance au sexe
masculin. Mais non pas pour la raison, déjà
énoncée par Aristote, que l’homme est
physiquement le plus fort, ce qui conduit
seulement à une domination de fait. La réalité, aux
yeux de ces féministes, est que les hommes, pour
légitimer et garantir leur oppression, ont prétendu
fonder leur droit à dominer sur le fait naturel de
leur sexe masculin. Or comme il n’y a aucune
connexion entre le fait d’être mâle ou femelle et le
droit à dominer, il faut admettre que ce droit n’est
qu’une construction historique, donc culturelle,
sans aucun fondement en nature.

On se heurte alors à des préjugés bien partagés,
par P’tit Gibus dans La guerre des boutons (« le
chef, c’est celui qui a le plus long zizi »), par
Freud (la femme se caractérise par le manque de
pénis) ou par Lacan (« la femme n’est pas toute »).
Pour que la femme soit « toute », il faut éliminer
la collusion indue que les hommes établissent
entre le pénis comme organe et ce que Lacan
appelle le phallus, qui est distinct de l’organe.
Bref, on peut revendiquer le phallus (le pouvoir)
sans disposer de l’organe. On ajoutera même que
cette histoire de phallus n’est qu’un simple
discours imposé par Lacan, et que n’importe
quelle femme peut s’emparer dudit phallus pour
affirmer, si ça lui chante, que c’est elle qui le
détient.

Dans ces conditions, on comprend l’agressivité
dont bien des théoriciens du gender font preuve
contre la psychanalyse… Ce qui a incité certains
d’entre eux à constituer une autre psychanalyse,
qui souhaite en finir avec le complexe d’OEdipe et
le rôle majeur accordé au père, en tant que
séparateur de l’enfant par rapport à la mère. D’où
le projet de Michel Tort : « en finir avec la
religion du Père ».

Que signifie exactement gender ? On comprend
bien l’intention : il s’agit de dissocier le sexe
biologique du sexe tel qu’il est vécu, donc le sexe
psychique et social. C’est ce dernier qu’on nomme
gender. Mais comment le traduire ? Rendre
gender par genre, comme c’est l’usage le plus
courant, ne veut rien dire au fond. Parce que
parler comme on le fait d’identité de genre
suppose l’existence d’une pluralité de genres, ce
qui revient à renoncer à l’unité du genre humain.
Traduire par espèce, comme on l’a proposé, ne
convient pas non plus car le gender désigne
exactement l’inverse : l’identité sexuelle d’origine
psycho-sociale, qui n’est pas naturelle. C’est
pourquoi, en langues romanes, il faudrait traduire
gender par sexuation : le sexe que l’on se donne,
indépendamment de la sexuation naturelle. On
pourra donc se choisir homosexuel, et reprendre
avec Didier Eribon l’idée que l’homosexualité est
une culture. En psychanalyste, Michel Schneider
fait le rapprochement avec la célèbre émission de
télévision « C’est mon choix ». Ce qui revient à
dire, au fond, que choisir son sexe, c‘est comme
choisir entre le sucré et le salé.

Qu’en est-il au niveau de la sexuation naturelle ?
Suffit-elle à déterminer l’identité sexuelle ?
Depuis que l’homme existe, cette identité est
fondée sur les caractéristiques anatomiques
constatées à la naissance : c’est un garçon ou c’est
une fille. Ce qui définit ce qu’on nomme le sexe
d’assignation (terme que pointe déjà la critique :
c’est le sexe assigné par d’autres — sous-entendu,
au nom d’une idéologie intrinsèquement
phallocentrique : a-t-il ou non un zizi ? Cela suffit,
et c’est décidé !). La génétique a confirmé
l’évidence du dimorphisme sexuel apparent : avec
XX on est une femme, avec XY on est un homme.
Mais on n’a ici que le génotype (le matériel
héréditaire). Pour arriver au phénotype (caractères
particuliers d’un individu), il faut aussi prendre en
compte le sexe gonadique (déterminé par la
présence des testicules ou des ovaires), le sexe
organique (déterminé par les organes internes,
comme la prostate, et externes : les seins, le
système pileux), le sexe hormonal. La biologiste
américaine Anne Fausto-Sterling a ainsi proposé,
en 1993, d’ajouter aux deux sexes de base trois formes intercalaires, ce qui fait cinq sexes.

Quand il y a discordance entre ces diverses
composantes, on parlera d’intersexualité, qui est
en réalité extrêmement rare (peut-être de l’ordre
de 1 sur 4000). En prenant en compte le
phénotype, on se rapproche de la bipolarité du
masculin et du féminin, qui se retrouvent à des
degrés variés dans les deux sexes.

Les déterminations sexuelles de base, qui font le
mâle et la femelle, ne sont donc pas aussi simples
qu’on le croit. Mais elles restent fiables en raison
de la concentration massive des individus autour
du type de référence. Il n’en va pas de même pour
les polarités sexuelles que sont le masculin et le
féminin, partagés à doses variables. En majorant
souvent à l’excès cet écart, on obtient les théories
les plus radicales du gender, ce qui n’est pas vrai
de toutes.

Dans les positions extrêmes, en effet, on
considère que ce n’est pas la sexuation naturelle
mais la sexuation culturelle et sociale qui
constitue notre identité sexuelle. Mais comment
une telle dissociation est-elle possible ? De
nombreux auteurs insistent sur l’importance
majeure de la langue (rejoignant ici Lacan, par
ailleurs honni : l’homme est avant tout un être de
langage, un « parlêtre »). Car la langue aurait été
contaminée par l’oppression masculine. Pourquoi
en anglais dit-on he plutôt que she, en allemand
man (phonétiquement proche de Mann, l’homme),
quand on désigne l’homme en général ?
Conclusion, il faut commencer par changer les
mots, car en les changeant on va changer les
mentalités de tous ceux qui sont enfermés dans les
préjugés sans qu’ils en aient conscience, c’est-àdire
nous tous.

On va donc soutenir que nous sommes tous
enfermés dans une langue qui prédispose tous les
enfants à l’hétérosexualité. Un exemple
intéressant, ici, est ce qu’on appelle le mothering,
le maternage. Selon cette thèse, les femmes
soumises à une langue dominée par l’expression
masculine élèvent leurs petites filles en futures
femmes, donc les prédisposent à être
hétérosexuelles et à être opprimées par leur futur
mari. Il faut donc démolir le mothering ! Et pour
ce faire, il faut faire élever les enfants par un
couple de même sexe, de façon à ce qu’il n’y ait
aucune oppression de l’un par rapport à l’autre.
Je vais vous citer quelques formules à titre
d’illustration.

La plus célèbre est celle de Simone de Beauvoir,
qui avait tout dit dès 1947 : « On ne naît pas
femme, on le devient ». La puissance corrosive de
cette formule tient uniquement au silence dont elle
recouvre le dymorphisme sexuel de naissance,
puisque l’on naît mâle ou femelle. Or il est vrai
que cela ne suffit pas à faire de nous un homme
ou une femme. Sur ce point, les théories du
gender ne font qu’enfoncer une porte déjà grande
ouverte par Aristote, comme nous le verrons plus
loin.

Bien entendu, ce n’est pas à Aristote que Simone
se réfère, mais à Sartre, clamant que l’homme n’a
pas d’essence car il n’a qu’une existence, pour la
raison que l’homme se définit par son pro-jet, ce
qui en fait le projet de soi-même. On découvre ici
un lien objectif, sous forme de rencontre tout à fait
étonnante entre théories du gender et
existentialisme sartrien. Le lien, c’est le féminisme
militant.

L’une des plus célèbres théoriciennes des gender
studies le confirme : il s’agit de Judith Butler, qui
a écrit, entre autres, Troubles dans le genre (La
Découverte, 2005). Elle est féministe, lesbienne et
elle a eu un enfant avec sa compagne (donc via
AMP). Elle est l’une des meilleures pour démolir
la « femme-femme » mais, comme le dit
ironiquement Schneider : on évacue la femmefemme
par la porte et c’est la mère et le maternage
qui reviennent par la fenêtre, parce que tout ceci
crée un genre de monde marqué par le féminin.
Qu’il y ait du bon dans les revendications
féministes est évident, mais on voit que dans bien
des cas on se retrouve dans une dialectique de
type maître-esclave, donc dans le ressentiment le
plus classique : on revendique la place des
hommes et l’on imite les hommes.

Mais allons plus loin, car c’est la reproduction de
l’assignation des identités sexuelles qui se
reproduit de génération en génération. Dans
l’éducation des enfants par papa et maman, on
reconduit des rôles d’assignation qui n’ont pas été
choisis et qui n’ont fait que naturaliser ce qui n’est
en fait qu’une construction historique au profit de
la domination masculine. Les identités de genre
dérivant des systèmes de parenté, les modifier
aura donc pour effet de remodeler les
configurations de sexe. Jusqu’à présent, les enfants
seraient prédisposés à l’hétérosexualité en leur
fixant une place, le complexe d’OEdipe étant
construit dans ce but. Ce dispositif construit donc
le désir hétérosexuel. Et Michel Tort, adversaire
de Michel Schneider, d’en conclure qu’une
possibilité bisexuelle rendrait l’hétérosexualité
moins obligatoire. Et là, nous aurions enfin une
« vraie révolution sexuelle ».

La subversion par le langage

On sera sans doute étonné de cette collusion
entre le féminisme radical et la cause « gay,
lesbienne, bi et trans » (pour « transsexualisme »).
Ce qui suggère que nous avons à l’évidence affaire
à un noeud qui se situe au coeur même de la
sexualité humaine. On est bien loin des banales
revendications féministes concernant la place et
les rôles que nos sociétés et nos familles réservent
aux femmes. Le point de rencontre objectif est à
chercher du côté de la dénégation de la différence
des sexes, alors qu’on point de vue subjectif on est
dans la protestation. On se révolte contre
l’oppression masculine quand on est féministe, on
ne veut plus vivre dans la honte de n’être pas
comme les autres, d’être regardé de travers,
moqué, humilié quand on est homosexuel (ce qui
explique les défilés qualifiés de « fiertés »), donc
soumis à l’oppression hétérosexuelle. On devine
ici la présence cumulée du ressentiment et du
désir de transgression. Car d’une certaine manière,
on ne peut s’empêcher de penser à l’épître aux
Galates, où saint Paul affirme qu’il n’y a plus ni
homme ni femme — mais en précisant que ce
n’est vrai que dans le corps du Christ. Et dans son
épître aux Romains, il établit un lien entre le refus
de la vérité divine et l’inversion sexuelle, dont il
nous dit qu’elle est d’abord le fait de la femme.
Nous avons donc affaire à des militants engagés
dans un combat de libération contre l’oppression,
masculine d’un côté, hétérosexuelle de l’autre.
Vous me direz à nouveau qu’il s’agit dans les deux
cas de petites minorités. Numériquement parlant,
c’est exact. Mais il ne faut pas s’y tromper, leurs
revendications ne sont pas limitées à leurs intérêts
spécifiques, à des demandes de tolérance
adressées à la société pour qu’on fasse à des
« différents » une petite place au soleil public. On
ne réclame pas à l’État de modifier ses lois sur le
mariage pour offrir un strapontin à des cas
exceptionnels, au sein d’une société qui restera
majoritairement ce qu’elle est. Non, ce que
revendiquent ces militants concerne la société
entière dans ses liens avec la différence des sexes.
On ne réclame pas des concessions, on attaque.
L’idéologie pointe ici son grand nez si l’on prend
au sérieux les déclarations et les écrits d’Éric
Fassin, sociologue, professeur à l’École normale
supérieure, l’un des maîtres français des gender
studies (textes sur son site internet). Il pose en
effet cette question cruciale : la famille
hétéroparentale est majoritaire, mais pourquoi estelle
le modèle et pas un modèle comme un autre,
fût-il majoritaire ? Il accuse donc l’hétérosexisme
alors que les féministes se contentent du simple
sexisme. Pour supprimer l’hétérosexisme, il faut
changer les moeurs et les lois (entendons : celles
qui valent pour tous !), car l’hétérosexisme est la
cause de l’oppression dont souffrent les gays et
gouverne l’ordre social qui discrimine les homos.
Telle est l’idéologie dominante, donc invisible
pour ceux qui y sont soumis. Or le mot
« homoparentalité » à lui seul crée un écart. Là
réside sa fonction révolutionnaire, car il permet de
rendre problématique le « bon sens » pour le
réduire à ce qu’il est en réalité : un simple préjugé.
Didier Eribon, journaliste et écrivain engagé de
la cause gay, le confirme : les nouveaux droits
accordés aux homosexuels ne laissent pas la
société dans son homophobie latente, mais ont
« un effet de déstabilisation de l’ordre familial,
sexuel, de genre, beaucoup plus fort que la
subversion incantatoire ».

Contrairement à ce que croient des politiciens
naïfs qui ne pensent qu’à moissonner quelques
voix de plus en se ralliant les gays, c’est la
normalité elle-même qui est contestée. La
revendication en vue de légitimation de familles
homosexuelles implique la délégitimation de la
famille ordinaire puisque le fondement qu’est
l’union entre deux personnes de sexe différent
n’est plus un fondement. De sorte que la famille
hétérosexuelle devient, comme l’autre, objet de
choix, d’engagement, en fonction d’une brassée de
critères différents (goût sexuel, identité psychosociale,
etc.).

Où trouve-t-on essentiellement le relais de la
subversion ? Dans le vocabulaire. Platon en avait
déjà fait la démonstration dans la République :
pour pervertir les moeurs, il faut commencer par
prendre d’assaut la « citadelle de l’âme », subvertir
les maximes morales inculquées à la jeunesse en
inversant le sens des mots. Quand les noms des
vices deviennent des noms de vertus et les noms
de vertus des noms de vices, on a gagné. Levinas
a précisé la méthode à employer : c’est ce qu’il
appelle la « rhétorique », prise non pas dans le
sens courant de langue bien faite, mais dans le
sens de discours destiné à subvertir la liberté
d’autrui par un langage persuasif (ce qui nous
renvoie aux sophistes).

Déjà le simple fait de parler d’hétérosexuels ne
va pas. de soi. C’est en réalité un pléonasme
puisque ce terme redouble l’évidence de la
différence des sexes en désignant ceux chez qui
sexuation et sexualité concordent spontanément
Mais son emploi est de nature subversive, car cela
permet d’implanter une fausse fenêtre en face de
l’homosexualité, comme s’il ne s’agissait que de
possibilités équivalentes bien qu’elles soient différentes (comme le sucré et le salé…). Or on
sait que heterosexual a été fabriqué en 1892, à
partir de l’homosexuel, terme lui-même créé par le
Hongrois Karoly Maria Benkert, en 1869, puis
lancé à la suite d’un article publié par le
neurologue Wesphal en 1870. Michel Foucault l’a
très bien compris, il s’agit d’une innovation qui n’a
que peu de rapports avec les moeurs antiques : « le
sodomite était un relaps. L’homosexuel est
maintenant une espèce » (La volonté de savoir, p.
59). C’est la fin de l’inverti, du déviant, du pervers,
du sodomite, etc., au profit d’un autre type d’être,
d’une nouvelle « espèce » d’humains.

Le piège fonctionne aujourd’hui à merveille :
sitôt qu’on est questionné, on doit s’avouer
hétérosexuel. On ferait mieux de refuser de se
qualifier ainsi, pour ne pas accréditer l’idée qu’il y
a au moins deux grands types équivalents de
sexualités, qui sont des positions, des choix, des
cultures. D’ailleurs il n’y a pas d’outing possible
pour un hétérosexuel, alors qu’il est possible pour
l’homosexuel (mais certains extrémistes vont
encore plus loin, en présumant que tout
hétérosexuel est un homosexuel qui s’ignore ou
qui ne s’avoue pas…).

Mais le clou est l’invention de la familles
« homoparentale », à tous les sens du clou : celui
qu’on enfonce à grands coups de marteau et celui
auquel on accroche tout le reste. Comme le dit
Éric Fassin : « La réalité des familles
homoparentales conduit à repenser la définition de
la famille ». Du coup, la famille « normale »
devient une sous-espèce au sein d’un genre dans
lequel il n’y aura plus de « parents » mais de la
« parentalité ». Parler de parentalité permet
d’éviter de parler de parents, en latin parentes, du
verbe parere qui signifie « engendrer ».
L’avantage est évident : on peut parler de
parentalité à propos de personnes incapables
d’engendrer… Au sein de ce nouvel englobant
qu’est la parentalité, il y aura ceux qui engendrent
comme ceux qui n’engendrent pas. Égalité
partout, fin de la discrimination ! Et pour river
leur clou à ceux qui osent émettre la moindre
critique, voire oser simplement ouvrir un débat,
on utilise l’arme de dissuasion massive qu’est
l’accusation d’homophobie — terme construit pour
les besoins de la cause alors qu’il ne dit même pas
ce qu’on veut qu’il dise, puisque la phobie désigne
la crainte de quelque chose. Voilà un mot qu’il
faudrait rayer de notre vocabulaire car c’est un
superbe exemple de rhétorique au sens lévinassien
du terme… Mais quoi qu’on fasse, oser critiquer
l’idée d’homoparentalité vous fera tomber sous
l’accusation d’hétérosexisme, voire de sexisme
tout court. À ce stade, on n’en est plus à une
contradiction près puisque l’on vous dit d’un côté
que tout ce que l’on tient pour naturel n’est
qu’histoire, donc que l’homosexualité est une
culture, et l’on finit par vous accuser de racisme,
ce qui fait retour à l’idée d’espèce naturelle.
Ces bases une fois posées, on peut décliner tous
les nouveaux types de familles. On aura la
« famille recomposée », qui est en réalité une
famille démembrée et autrement organisée dans
une phase ultérieure, comme s’il s’agissait d’un
puzzle. On aura la famille « monoparentale », qui
n’est dans la plupart des cas constituée que d’une
mère abandonnée avec ses enfants. On est ici très
proches de la femme de ménage transformée en
technicienne de surfaces, la mutation verbale
ayant pour véritable objectif d’accréditer l’idée que
« la » famille n’existe pas, que la famille encore
majoritaire en nombre n’est qu’une sous-catégorie
parmi d’autres, donc qu’elle ne jouit d’aucune
réalité substantielle et, à la limite, qu’elle a moins
d’importance que d’autres.

On retrouve ici le joint avec l’AMP. En effet,
notre droit positiviste a cru bon d’écrire noir sur
blanc, dans la loi dite de bioéthique de 1994, que
l’AMP était réservée à un couple formé d’un
homme et d’une femme, vivant ensemble un
certain temps. Il ne s’agit ici que des conditions
d’accès, mais n’est-il pas dangereux de mettre noir
sur blanc ce qui allait de soi ? Ces conditions
peuvent évidemment être modifiées par une autre
loi, qui laisserait tomber la différence des sexes.
On pourrait tenter un rapprochement avec l’affaire
du lancer de nains, jeu stupide d’origine
australienne. Contre le consentement de nains
français à être lancés, il a été jugé que ce jeu était
attentatoire à la dignité humaine. Ce n’est à
proprement parler qu’un cas de jurisprudence.
Mais pour quelques collègues juristes, une telle
décision a peut-être son revers si l’on l’interprète
comme un déplacement d’un principe vers le droit
positif, puisque ledit droit est réformable à l’envi.
C’est ce qui se passe en tout cas aujourd’hui pour
l’AMP : pourquoi un homme et une femme et non
des gays et autres lesbiennes ? Pourquoi un an ou
deux de vie commune et pas trois mois ? Nous y
sommes : le sujet réel, concret, ne se pense plus
que comme sujet de droit abstrait, comme
personne juridique détachée de son corps, simple
sujet de droits créances (les « droits à »). Il ne
s’agit plus des droits liberté, ou droits de l’homme,
qui ouvrent des latitudes au nom de la liberté (par
exemple, le droit de propriété n’est que le droit de
devenir propriétaire si on le peut et le souhaite, il
ne rend pas automatiquement propriétaire), mais
de droits réclamant des tiers qu’ils satisfassent nos demandes. Et au nom de l’égalité des sujets de
droit, on exige satisfaction égale, lors même que
la réalité concrète fait des sujets réels des inégaux,
dotés de capacités bien différentes.

On n’hésite pourtant pas à sortir de sa poche
cette espèce de couteau suisse qu’est devenu le
principe de non-discrimination. Dès que l’on se
juge privé d’une satisfaction accordée à d’autres,
on hurle à la discrimination. On ajoute ensuite la
stigmatisation, puisque du seul fait qu’on n’est pas
traité comme les autres, on est désigné comme
différent des autres… Le paradoxe, ici, est qu’en
revendiquant pour les homosexuels le droit de se
marier et d’accéder à l’AMP, qui sont des droits
accordés aux hétérosexuels, on se présente à la
fois comme différents (puisque homosexuels) et
identiques. Ce qui revient à dire : nous voulons
être traités comme les autres alors que nous ne
sommes pas comme les autres. Mais c’est bien
ainsi qu’il faut prendre le « Manifeste pour
l’égalité des droits », rédigé par Didier Eribon et
Daniel Borillo, publié dans Le Monde du 17 mars
2004. Il ne s’agit plus de réclamer une tolérance
sociale, garantie par la loi, gardienne des libertés,
mais d’obtenir reconnaissance et légitimation.

Nature ou culture ?

Pour terminer je vais quand même vous rassurer
un petit peu. De toutes façons, les contempteurs
de la famille ne l’emporteront pas en paradis. Les
enfants issus de l’AMP sont vraiment des enfants.
Si des clones humains existent un jour, ils seront
vraiment des humains. La propagande gay, bi et
trans aura beau faire, Romeo tombera toujours
amoureux de Juliette. Et comme l’a montré Hegel,
mieux que bien d’autres auteurs, la famille jouit
d’une substantialité morale intrinsèque car elle est
le seul type de société unissant la nature (l’union
charnelle) et la relation intersubjective proprement
humaine.

Encore faut-il que la défense soit à la hauteur du
défi. Or il faut reconnaître qu’elle est trop souvent
déficiente. On s’est beaucoup trop appuyé sur la
formule stéréotypée qui fait de la famille la
« cellule de base » de la société. C’est évidemment
une métaphore, mais elle est dangereuse, car elle
est fâcheusement naturaliste. Ressortir à tout bout
de champ le vieux moulin de la famille
« naturelle » est un piège, parce que le mot
« nature », en français, désigne aussi bien
l’essence que la nature naturelle. C’est Jean-
Jacques Rousseau qui a affirmé le plus fortement
que la famille était la seule société naturelle
existant au monde, mais il l’entend au sens
biologique du terme ! Et pour sa part non
biologique, proprement humaine, la famille n’a
rien de naturel car elle doit être issue d’un
contrat…

C’est pourquoi il est navrant d’entendre les
sarcasmes d’Éric Fassin, à la radio, à propos de la
récente déclaration des évêques contre le mariage
homosexuel. Peut-être que les évêques s’y sont-ils
mal pris, toujours est-il que les défenseurs de la
famille « naturelle » sont capables des pires
sottises. Du genre « une femme ne peut pas jouer
au foot parce qu’elle est une femme » ; « une
femme ne peut pas mettre de pantalon parce
qu’elle est née femme ». On pourrait dire tout
autant qu’un homme ne peut pas porter de jupe,
alors que les Romains en portaient, comme encore
les Écossais. On dit aussi que les petites filles
doivent être en rose, alors qu’on sait que le rose
est une affaire de marketing inventée il y a trente
ans, tous les enfants étant en blanc auparavant,
pour faciliter la lessive.

La meilleure arme du clan pro-homo et progenre
aujourd’hui réside justement dans la critique
du caractère naturaliste de la famille, qui sert de
bunker illusoire à bon nombre de ses défenseurs.
Car il est ensuite trop facile de démontrer que
l’assignation des rôles sociaux, l’affectation des
fonctions, la nature des vêtements, etc., n’ont rien
à voir avec la nature. La preuve en est que tout
cela a toujours varié dans l’histoire, que les
cultures sont diverses, et ainsi de suite. Autrement
dit, naturaliser la famille c’est tendre à ses
adversaires des verges pour se faire battre.
La difficulté n’est pas que sémantique, pas non
plus anthropologique au départ, mais
philosophique. En grec déjà, le mot « phusis »
pouvait désigner l’essence comme aussi la nature
(sauf que notre moderne nature n’existait pas, elle
était animiste…). En latin « natura » veut dire
« essence », et dans le titre de l’ouvrage de
Lucrèce, De natura rerum, c’est « rerum », les
choses qui sont, qui vise la nature ! Et quand les
philosophes et les moralistes parlent de conduites
conformes à la nature, ou contre-nature, il s’agit
bien entendu des hommes, car rien n’est contrenature
dans la nature naturelle ! Ou bien cela
existe parce que viable, ou bien cela n’existe pas.
Il existe ainsi des espèces de dorades capables de
changer de sexe en fonction du nombre de mâles
et de femelles disponibles dans le banc. Il existe
aussi des coccinelles qui changent de sexe quand
on les déplace de Rennes à Paris. Et après ? Cela
prouve juste que l’espèce est soumise à la pression
de la vie, il n’y a aucune moralité là-dedans.
Alors quelles sont les bonnes armes ? J’en
évoquerai deux.

La première est issue des remarquables
commentaires que Marie Balmary, psychanalyste,
a fait des textes de la Genèse. Dans un ouvrage
intitulé La divine origine, mais sous-titré de
manière surprenante « Dieu n’a pas créé
l’homme », elle met en lumière une différence
radicale au sein de la Création. Car si Dieu crée
les êtres vivants autres que l’homme « chacun
selon son espèce », cette mention est absente dès
qu’il s’agit de l’homme, de l’Adam (le « terreux »
ou « glébeux »), qui est créé par Dieu à son image
et à sa ressemblance. Les Pères y ont vu, avec des
nuances diverses, la marque de l’esprit et de la
liberté comme spécifiques de l’homme. Ce qui
veut dire qu’il est exclu de réduire l’homme à sa
donne naturelle de base, car un être d’esprit et de
liberté est doté d’une capacité créatrice propre
(certes toujours seconde). L’homme ne se
reproduira pas non plus « selon son espèce ». Et il
humanisera aussi son environnement en
transformant la nature pour en faire un monde.
Comment ? Par son travail, qui requiert la relation
avec l’altérité, dont la première forme est l’autre
homme, mais cependant différent par son sexe. La
différence homme-femme apparaît ici fondatrice
de l’humanité. C’est pourquoi l’homme — l’Adam
— ne pouvait pas rester seul, sinon il ne serait pas
humain. Il a fallu la relation avec Ève, un être
semblable à lui, mais de sexe opposé et
complémentaire. On pourrait dire en riant : Adam
l’a rêvée, Dieu l’a faite.

L’autre référence est, elle, strictement
philosophique et anthropologique. On la doit à
Aristote, un bon païen, donc indemne par
définition de la critique souvent adressée aux
défenseurs de la famille : qu’ils ne font que parler
en chrétiens, ce qui ne vaut pas pour les autres.
Que nous dit Aristote ? Que l’homme a deux
natures et non une seule. Il y a bien sûr, à la base,
la donne naturelle, telle qu’elle est issue de la
génération. Mais cette nature-là ne nous fournit
que des dispositions, lesquelles doivent devenir
ensuite des manières d’être habituelles (des
habitus) et c’est ce résultat qui constitue la nature
seconde. Comment cela se fait-il ? Par mimésis,
par imitation (entendons, par l’éducation, qui
commence avec le langage, se poursuit par la
formation morale et intellectuelle). C’est Pindare,
un poète, et non Nietzsche, qui a tout résumé en
une sentence : « Deviens ce que tu es ». Chez
Aristote, cela se dit autrement : « l’essence
(phusis) d’un être, c’est sa fin (télos) ». Parce qu’il
existe des êtres qui sont immédiatement ce qu’ils
sont (les dieux), d’autres qui doivent le devenir.
On pourrait donc dire que ce qu’il y a de naturel
en l’homme, c’est qu’il n’est pas naturel.
Entendons : la nature humaine ne se réduit pas à
sa donne biologique. Autrement dit, l’homme est
un être de langage, de désir et de liberté.
En distinguant ainsi les niveaux, Aristote peut
montrer, dans les premières pages de sa Politique,
que l’humanité a bien pour base la différence
naturelle des sexes, et que pour assurer la
génération, il faut la relation entre le mâle et la
femelle. Mais aussitôt après il nous parle de
l’homme et de la femme, ce qui montre, à la
différence de la formule de Simone de Beauvoir,
que l’on devient femme une fois né femelle. Mais
il montre aussi qu’il y a une différence entre les
deux, et c’est dans cet espace que l’histoire et la
culture jouent leur rôle, car on n’est pas femme de
la même manière selon les époques et les
civilisations.

C’est également grâce à la différence entre
nature primaire et nature seconde que l’on peut
parler, chez l’homme, de conduites conformes à la
« nature » ou « contre-nature ». En effet, puisque
la nature (phusis) n’est pas immédiatement
donnée, mais doit devenir ce qu’elle est, il peut y
avoir des écarts entre ce qu’exige l’essence de
l’homme et ce qu’il réalise en pratique. C’est vrai
dans tous les domaines : comme le rappelle
Aristote, les mêmes éléments qui font les bons
habitus peuvent aussi en produire de mauvais. On
peut donc acquérir des vertus comme des vices. Et
quand on apprend la cithare, on peut devenir un
bon ou un mauvais cithariste. La raison profonde
de ces difficultés de la condition humaine est à
chercher, par-delà les inégales dispositions des
individus, dans la nature même de la liberté, qui
est puissance des contraires.

Hegel ira plus loin qu’Aristote pour penser la
famille, même si Aristote a bien vu qu’il faut lire
toute l’affaire en deux sens opposés. Le premier
consiste à partir du couple mâle-femelle, qui
devient le couple homme-femme puis famille,
sitôt que paraît l’enfant. Le second consiste à
partir au contraire de la Cité, car il faut qu’existe
une Cité organisée et ordonnée pour qu’existent
des familles. Nous pouvons le vérifier encore
aujourd’hui : quand un État sombre dans
l’anarchie, les familles sont ébranlées, dispersées,
on voit reparaître des seigneurs de la guerre, des
bandes, et les rapports entre les sexes tournent à la
violence et à la prédation.

Or ce qui se constate au niveau factuel
s’explique par la nature même de la famille, qui
n’est pas seulement un couple auquel s’ajoutent un
ou plusieurs enfants, comme s’il s’agissait d’un
« ensemble » au sens des mathématiques. La
famille, dit Hegel, est au contraire une entité spécifique, supérieure à l’ensemble de ses
composantes. Elle n’est pas le résultat d’un contrat
entre individus autonomes et volontaires, comme
le pensait Rousseau. Elle combine la puissance
naturelle de la vie, par l’union des sexes, mais
intégrée dans une unité spirituelle supérieure. Le
point de départ subjectif peut être l’inclination de
deux êtres à s’unir, mais le point de départ objectif
est le libre consentement de deux personnes. Elle
est une société « naturelle », au sens où elle fond
ensemble nature et liberté, et non artificielle ou
conventionnelle, comme le sont les sociétés
anonymes à responsabilité limitée, dont les
membres sont liés par des CDD. La famille,
poursuit Hegel, est ainsi la première composante
du monde du droit au sens large, droit dépassant
de toutes parts le droit des juristes, la deuxième
étant la société et la troisième l’État.
Si nous jugeons à cette aune notre situation
présente, nous ne pouvons que remarquer
l’affaiblissement de la famille dans sa
substantialité même. Ses ruptures après divorce,
ses réaménagements, ses formes adventices
privilégient grandement les intérêts individuels.
Faire de la famille un facteur important
d’épanouissement personnel, comme l’attestent
certains sondages, est un compliment empoisonné.
Au fond, on assiste à un mouvement global de
privatisation de la famille, quelle qu’en soit la
forme.

Cette situation est plus que paradoxale :
contradictoire. Un bon exemple en est le pacs, qui
permet l’apparition de familles si les pacsés ont
des enfants. Et pourtant, comme le dit Michel
Schneider, le pacs est à la fois mariage et le
contraire du mariage. Il donne les avantages du
mariage en limitant grandement ses contraintes. Il
récuse la base même du mariage par son
indifférence à l’égard de la différence des sexes,
ce qui revient en fait à la nier. Il est un libre pacte
privé mais qui a obtenu reconnaissance publique
et produit des effets publics. Il devrait donc
représenter l’idéal du mariage fourre-tout, ouvert à
tous. Et voilà que la revendication de l’accès au
mariage est plus vive que jamais de la part de
ceux à qui on a offert le pacs comme un os à
ronger. Là on ne peut manquer de se dire, comme
le suggérait la publicité d’Eram évoquée au début
de cette intervention, qu’il y a quelque chose de
sacré dans la famille, qui continue de la rende
attractive, sinon fascinante, y compris dans le
décorum des noces, avec tenues de mariés,
témoins, acte officiel, etc. Autrement, on ne
comprendra pas pourquoi revendiquer un statut
« qui mime le modèle honni tout en transgressant
ses normes de base », comme le dit fort bien
Catherine Labrusse-Riou.

Échange de vues

Rémi Sentis : Vous avez abordé des notions
fondamentales concernant la nature humaine.
Cette problématique permet de revenir sur un
article de Luc Ferry (Le Figaro du 8 septembre)
qui se veut défenseur de la théorie du gender et
qui attaque frontalement l’Église catholique parce
qu’elle parle conception de la loi naturelle.
Après une charge contre une morale fondée sur
la loi naturelle, il affirme : « La nature est tout
sauf une norme morale ; l’éthique républicaine se
constitue dans une lutte acharnée contre la
logique brutale qui règne dans la nature ».
Face à ce glissement sémantique entre plusieurs
acceptions du concept de nature, quelle est votre
analyse ?

Dominique Folscheid : Mon ex-collègue Luc
Ferry a beaucoup dérivé depuis qu’il n’est plus
universitaire au sens strict… Je dirai qu’il y a
beaucoup de confusion dans cette affaire. Le
naturalisme a effectivement été beaucoup trop
pratiqué. Pourquoi ? Parce que la division sexuelle
est on ne peut plus naturelle. On a cru pouvoir
tirer de là que tout le reste était naturel au même
sens du terme : les rôles de l’homme et de la
femme, les relations d’autorité, etc. C’est là que les
théories du gender, dans leur partie critique,
peuvent nous être utiles au titre de piqûre de
rappel.

Elles soulignent en effet la plasticité de
l’humain, le fait que l’humain tel qu’il est naturé
doit s’humaniser, devenir homme ou femme,
appartenant à une certaine culture, et c’est au sein
de cet écart entre le point de départ et le résultat
que tous les éléments de différenciation sont
possibles. C’est tout à fait évident. À Tahiti, par
exemple, il existe une tradition consistant à élever
un garçon comme une fille (ce sont les mahu). On
peut aller très loin en ce sens… Cette plasticité de
la nature, chez l’homme, est aujourd’hui admise
par tous les neurologues. Après avoir été d’une
rigidité totale à une certaine époque, la science est
convaincue que le cerveau est extrêmement
plastique, ce qui nous sauve au cas où nous
serions victimes d’un accident cérébral (AVC) pas
trop méchant. Savoir que l’homme est à advenir,
que l’humanité est une tâche, comme disaient les
Grecs, et que ce qu’il considère comme sa
« nature » est devant lui pour une large part, c’est
très important ! Cela s’oppose au discours trop
souvent tenu sur la « programmation génétique ».
Il est faux que nous soyons génétiquement
programmés ! Cette conviction remonte au milieu
du XXe siècle, on la doit en partie à Schrödinger,
qui était avant tout mathématicien, physicien et
philosophe. La génétique moderne a démontré
qu’il n’en était rien : nous avons des
prédispositions génétiques, nous sommes tous
porteurs de gènes délétères. À part un petit
nombre de maladies monogéniques, dans la très
grande majorité des cas, ce qui importe est
l’expression de ces gènes, qui dépend de facteurs
internes et externes. On peut donc aller se coucher
tranquilles…

Rémi Sentis : Notamment, il attaque l’Église
catholique et la loi naturelle.

Dominique Folscheid : Oui, mais quand
l’Église catholique parle de loi naturelle, qu’est-ce
qu’elle entend par là ? Si elle relisait son saint
Thomas d’Aquin, elle verrait déjà que c’est
beaucoup plus compliqué que cela. Il y a cinq ou
six types de lois, dont la loi divine, c’est
compliqué, et quand en plus on écrit en latin, on
ne parle pas forcément de la même chose. Le
premier problème, en français, c’est l’adjectif
« naturel ». Du coup, la notion de loi naturelle est
plombée. Si l’on pense que la nature fait la loi, on
parle d’autre chose, on est dans la jungle… Si l’on
pense ainsi la loi naturelle, on se retrouve vite
chez les Bonobos, et certains auteurs comme
Pascal Picq en tirent que ces singes nous offrent
un modèle en nous incitant à faire l’amour, pas la
guerre…

Henri Lafont : Il est difficile d’assimiler ex
abrupto ce que vous venez de nous dire après un
exposé aussi dense et brillant. Nous le ferons à la
lumière de vos propos si riches.

Mais j’apprécie tout particulièrement que vous
nous ayez aidés à revenir sur la notion même de
famille et surtout à reconsidérer la famille à la
lumière du concept de nature.

J’ai toujours été très embarrassé par cette
référence à l’ordre naturel, à la loi naturelle et
surpris de vous voir le considérer vous-même
avec une certaine méfiance. Pourtant, comment ne
pas observer que le magistère catholique vient de
déployer une argumentation magistrale sur le droit
naturel, la loi naturelle, l’ordre naturel.
J’aimerais vous entendre de manière plus
exhaustive sur ce sujet même s’il dépasse le cadre
de votre communication.

Dominique Folscheid : Il faut d’abord rappeler
que le mot « cellule » date d’une époque où l’on considérait que la société était organique. On
parlait du roi comme du père de ses sujets, et ainsi
de suite. On était dans la métaphore, mais aussi
bien plus que dans la métaphore, dans une autre
conception globale, discutable comme telle, mais
qui aujourd’hui ne passe plus du tout. De plus,
l’idée de société organique a beaucoup changé
depuis le darwinisme social et c’est un naturalisme
social, à vocation totalitaire, qui l’a emporté
(pensons à la « biocratie » d’Auguste Comte et à la
« biopolitique » critiquée par Michel Foucault). Si
vous voulez, il y a eu sabotage du concept… C’est
pour cela que je vous ai dit qu’il y avait un peu
trop de planches pourries dans la barque de saint
Pierre… Mais ce n’est pas vrai du Pape actuel, qui
est un penseur de premier ordre. Il a déjà fait
évoluer des doctrines vieillies, par exemple sur les
rapports entre éros et agapè. Il reste quand même
beaucoup de travail à faire. Si l’on continue à
radoter, en répétant des formules figées dont on ne
pense pas le sens, on se plante complètement.
C’est ce qui arrive quand on invoque l’ « ordre de
la nature ». Qu’est-ce que c’est, l’ordre de la
nature ? Si on en reste au naturalisme, on donne
raison à Luc Ferry, qui lui oppose évidemment
l’ordre de la République ! Contre la loi de la
jungle, les lois de la Cité ! Mais si vous repensez
l’ordre de la Création, là vous avez une chance de
rétablir la vérité, mais pas en puisant dans les
théories du gender, car on a mieux à faire. Mais
comme vous le dites, Dr Lafont, c’est « dur à
assimiler ». Pour arriver au simple, il faut avoir
défriché pas mal de choses avant. En plus,
aujourd’hui, il faut aller au feu. C’est facile, il
suffit d’aller sur Internet où prolifère toute une
littérature sur ces questions de gènes, de nature, de
sexualité…

Vous savez, j’en ai bavé sur le sexe, si j’ose dire,
pour écrire mon livre. Oh, ce n’était pas une
affaire centrée sur le porno, la documentation
provenait de ces revues de type intercalaire qu’on
trouve chez les marchands de journaux. Mais cette
forme de sous-culture est un miroir remarquable
des représentations en vigueur dans la population.
Et là, on découvre que les gens oscillent sans arrêt
entre la conviction que tout est nature, ou que tout
est culture… Dans les discours tenus sur
l’homosexualité, c’est évident : les uns soutiennent
qu’elle est naturelle, les autres qu’elle est
culturelle… Pour l’histoire du gender, c’est pareil.
On a affaire à un ensemble composite, avec une
forte couche mi-intello, mi-militante, par ailleurs
très médiatisée par des gens directement intéressés
qui font du lobbying. Le commun des mortels ne
s’en rend pas compte, et quand ils se rendent
compte des méfaits, c’est trop tard. Il en va de
même chez les hommes politiques, dont la
réflexion sur ces questions n’est pas avancée du
tout. Quand je me rendais avec Monette Vacquin
à des réunions de préparation des lois dites « de
bioéthique » de 1994, je me souviens très bien de
la stupéfaction des politiciens qui écoutaient nos
propos. On n’a guère avancé depuis.

Jean-Paul Guitton : je voudrais revenir sur l’un
de vos propos pour vous le faire préciser.
Vous venez de rappeler la perversion du langage
et l’usage, même l’abus qu’en font les médias et
qui influe sur ce que nous pensons, et qui
influence sans aucun doute les déclarations des
hommes politiques.

Actuellement nous avons une ministre de la
famille, qui est tout à fait charmante, et qui tient
des propos très sympathiques sur la famille.
Mais je l’ai entendue deux fois récemment, et à
chaque fois, elle avait une petite phrase au milieu
de son discours, qui consiste à dire : « … mais la
société a évolué et il faut bien vivre avec son
temps : il y a maintenant de nombreux modèles
familiaux. »

Que faut-il penser et dire à propos de ces
modèles familiaux ? Est-il raisonnable d’accepter
plusieurs modèles, quand ce n’est pas plusieurs
normes familiales ?

Dominique Folscheid : Ce discours est le
discours convenu sur les « modèles familiaux ».
Évidemment, c’est le discours de la complaisance.
Concrètement, on ne peut que le critiquer et
contre-attaquer sur le discours en posant la
question : « qu’est-ce que vous voulez dire par
là ? ». Mais attention, nous n’en voulons pas à
ceux qui vivent en couple selon des formules
variées, marginales, que nous pouvons réprouver
par ailleurs, sur le principe. Ces affaires, telles
qu’elles sont vécues, ne nous regardent pas et elles
ne regardent pas l’État non plus, autrement c’est le
totalitarisme. On ne va pas regarder dans les
chambres à coucher ce que font les gens ! Or c’est
pratiquement ce que faisait Ceausescu en
Roumanie. À l’époque, sa politique était l’inverse
de celle qui prévaut aujourd’hui dans bien des
pays : elle était nataliste, anti-avortement, antihomo…
Un vrai modèle ou anti-modèle qu’on
nous envoie volontiers dans les gencives. C’est la
preuve qu’un régime totalitaire, même si l’on croit
bon d’en approuver certaines dispositions, est
mauvais en soi, et totalement contre-productif
quand on croit pouvoir en faire un exemple.
Il en va de même aujourd’hui en Afrique, où il
arrive qu’on pende des homosexuels ou qu’on les
passe à l’acide. C’est tout à fait insupportable. Il n’empêche que la plupart de nos amis africains
sont révulsés à l’idée qu’on puisse avoir des
mariages homosexuels. Ils pensent que l’Europe
est devenue folle, l’Amérique encore plus. Ils ont
une tout autre idée des unions, qui est peut-être
sommaire, peut-être vague, parce que c’est une
idée partagée par l’homme de la rue, qui repose
sur une autre conception de la nature. Mais cette
conception est encore marquée par l’animisme,
elle n’est pas naturaliste. Donc quand ils estiment
naturel le respect de la différence des sexes, ils ne
l’entendent pas comme nous, qui inclinons à la
réduire au biologique.

Mais il ne faut pas se leurrer : je pense qu’au
point de vue stratégique, c’est fichu. Autrement
dit, que nous allons y passer, comme c’est déjà le
cas dans la plupart des pays environnants. Mais ce
n’est pas une raison pour se laisser déstabiliser. On
peut encore résister sur bien des points, par
exemple refuser de se déclarer hétérosexuel si l’on
nous questionne, refuser de qualifier sa propre
famille de monoparentale s’il vient à manquer l’un
des deux parents. C’est par les mots que le
désordre s’installe dans le monde, disait bien
Camus. Si l’on n’y fait pas attention, on aura
demain des dossiers à remplir pour la SNCF où il
faudra cocher des cases indiquant le modèle de
famille pour lequel on demande une carte de
réduction (famille hétéro, homo, bi, tri, etc.). À ce
niveau, on est complètement dans la subversion !
J’ai par ailleurs entendu dire qu’il y avait des
écoles primaires où l’on faisait remplir des
imprimés où se trouvaient des mentions comme « 
premier parent, deuxième parent »… Oui, c’est le
vocabulaire qui constitue la première force de
frappe ! Or le vocabulaire subversif est en train de
nous envahir.

Bien sûr, il faut admettre que l’humanité ne peut
pas être idéale, qu’il faut fixer quelque part une
limite pour offrir une marge suffisante de
tolérance. C’est la grande différence entre la
morale et la politique : la politique ne consiste pas
à diriger les humains tels qu’ils devraient être,
mais uniquement tels qu’ils sont. La politique n’a
pas à s’identifier à la morale. On n’est plus au
temps d’Aristote, qui soutenait que les lois
devaient également être morales, même s’il
admettait que le légal diffère du moral. Faire sa
part à la faiblesse humaine, faire la part du feu est
de bonne politique. Saint Louis aurait ouvert les
maisons closes, dit-on. Il se comportait ainsi à
l’opposé du moine Savonarole, qui avait tenté de
rendre Florence intégralement morale.
Concrètement, on peut donc se ficher du fait que
quelques familles d’homos vivent dans notre
quartier. Mais là où cela ne va plus, c’est quand les
militants et lobbyistes de la cause viennent nous
déstabiliser et nous délégitimer en soutenant que
nos familles classiques fabriquent de futures
femmes opprimées avec nos filles et des homos
refoulés avec nos fils ! Je refuse absolument qu’on
m’accuse d’avoir prédisposé mon fils à
l’hétérosexualité, de ne pas lui avoir laissé le libre
choix de son identité sexuelle ! Autrement dit,
nous ne devons pas nous laisser dévorer par
l’accusation d’hétérosexisme. Mais pour pouvoir
nous défendre, il faut avoir exploré le dossier,
analyser le vocabulaire de la subversion, et ainsi
de suite. Il faut même, pour commencer, avoir
conscience que l’on est attaqué. Or aujourd’hui, on
voit bien que la plupart des gens, qui n’ont aucun
souci d’identité sexuelle, ne savent même pas
qu’ils sont attaqués. Ils croient qu’il s’agit
simplement de faire des concessions à une petite
minorité et qu’après elle nous fichera la paix,
cessera d’envahir Notre-Dame, de critiquer les
évêques, l’Église catholique et bien sûr le Pape.
Une fois mariés, ils réclameront autre chose,
continueront leur travail de sape et leur
grignotage. C’est déjà commencé à l’Éducation
nationale : on va parler du gender dans des cours
de sciences naturelles (sic) et on a introduit la
rubrique « famille homoparentale », par ailleurs
encore illégale…

J’ai dit tout à l’heure qu’ils ne l’emporteraient pas
en paradis… Je rejoins ici Axel Khan quand il
parle de l’AMP : que ce sera toujours plus
agréable de faire la chose dans un lit que dans une
éprouvette !

Nicolas Aumonier : Je souhaiterais intervenir
en vous posant trois questions partiellement liées
entre elles.

Comment réagissez-vous à ceux qui prétendent
que la théorie du gender, apparue dans les
discussions à l’Onu sur les questions de
population vers la fin des années 1980, relèverait
d’une stratégie de lutte contre ce que certains, aux
Etats-Unis notamment, estiment être la
surpopulation de notre planète, en contribuant à
faire reculer l’âge auquel une femme a son
premier enfant ? Que faut-il à l’idée de nature
pour l’emporter sur celle de genre ?

Que pensez-vous, d’autre part, des conceptions
éthiques selon lesquelles il existerait des éthiques
plus masculines, comme l’éthique universaliste
kantienne, et des éthiques plus féminines comme
celles du care, du prendre soin ? La notion de
nature humaine comme fondement d’une éthique
universelle peut-elle résister à des théories
distinguant des natures et des éthiques radicalement hétérogènes entre elles, afin,
pensent-elles, de mieux atteindre la singularité de
nos vies ?

Enfin, vous dites, citant Aristote, que la nature
n’est pas biologique. Pour soutenir cette thèse
d’une manière cohérente, ne faut-il pas partager la
même vision cosmologique qu’Aristote ? Comme
notre modèle cosmologique a changé, ne faut-il
pas soutenir que la nature n’est peut-être pas que
biologique, mais qu’elle est aussi biologique ? Un
homme n’est pas une femme, et la sexualité d’un
jeune homme n’est pas celle d’une jeune femme.
L’idée d’une nature cosmologique ne nous
expose-t-elle pas à plus de changements de
paradigmes qu’une nature biologique ?

Dominique Folscheid : Je répondrai d’abord à
votre troisième question que c’est un peu dur mais
qu’on y arrive ! Bien entendu il y a une couche
biologique, que je qualifie de nature primaire, ou
de donne naturelle, qui est extrêmement
importante. Et cela, même si l’on analyse de très
près cette donne naturelle à propos de la sexualité,
pour constater que l’identité sexuelle n’est pas
réductible à la seule apparence anatomique. Les
cas d’intersexualité sont très rares, mais
l’homosexualité est beaucoup plus répandue. Le
fait qu’il n’y ait aucune commune mesure entre les
deux démontre que l’identité sexuelle est
massivement influencée de l’extérieur. L’idée
d’une homosexualité « naturelle » n’est quasiment
pas soutenable.

En ce qui concerne la polarité masculine ou
féminine de l’éthique, c’est une thématique qui est
intégrée aux théories du gender. Dans un manuel
d’éthique que j’ai pu feuilleter dans une librairie de
Washington, ouvrage collectif dirigé par Peter
Singer, disciple un peu extrémiste de Tristram
Engelhardt, il y avait effectivement des
interventions militant en faveur de cette
distinction. Personnellement, je ne suis pas
convaincu. Je crois que c’est plutôt une affaire
d’époque, donc de situation de la moralité en un
temps et en un lieu donnés. Quand un pays est
dirigé par une noblesse féodale, c’est la morale de
l’honneur qui prime. Dans les sociétés
démocratiques, la situation est très différente, la
dominante sera plutôt à la morale du ressentiment,
à la victimisation, parce que l’on vit dans un
régime où les individus sont mus par le désir
d’égalisation des conditions. Quant à l’éthique du
« prendre soin », l’éthique du care, elle ne me
semble pas si novatrice qu’on le dit. Elle est déjà
présente dans la distinction entre cure et care,
présente chez Cicely Saunders, qui a lancé le
mouvement des soins palliatifs. L’éthique du care
est au fond une manière de théoriser la pratique
éthique des personnels soignants.
Enfin, en ce qui concerne votre question sur
l’éventuel complot anti-surpopulationniste, je vous
avouerai que je n’y crois pas. Il y a bien assez de
facteurs explicatifs plus convaincants, comme le
consumérisme généralisé, le désir de jouissance
immédiate, l’insouciance à l’égard des lendemains
qui ne chantent plus (car personne ne croit plus
aux promesses révolutionnaires, à part quelques
attardés). Avec Paradise now et No future, on a
déjà des mots d’ordre voulant dire, au fond,
« après nous le déluge ».

 

Séance du 20 octobre 2011