Par Mgr Michel Aupetit, Vicaire Général de Paris

Michel Berger :
Pour cette quatrième communication de notre programme répondant à la question : Qu’est-ce que l’homme ? nous vous avons demandé, Monseigneur, de nous aider à réfléchir sur la vie.

C’est, bien sûr, au Vicaire général du diocèse de Paris que nous faisons appel, fonction que vous assumez depuis 2006, après avoir été curé de Notre Dame de l’Arche de l’Alliance. Mais c’est aussi un expert des questions de bioéthique que nous allons entendre. Douze années de pratique médicale à Colombes, comme médecin généraliste, de 1979 à 1990, la charge de la commission de bioéthique pour le diocèse de Paris, que vous a confiée le cardinal, l’enseignement que vous avez donné au département d’éthique médicale de la faculté de médecine de Créteil et à l’école cathédrale, et puis, je le souligne, vos courageuses interventions au génopôle ou lors de débats largement diffusés, vous dotent d’une expérience qui vous donne autorité.

Le titre donné à votre communication, Les frontières de la vie, est directement lié à trois de vos livres : livre sur la contraception, Contraception, la réponse de l’Eglise, livre sur l’embryon, L’embryon, quels enjeux, et livre sur la mort, La mort et après ?

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Dans l’un de ces ouvrages, vous écrivez : « Le rôle de l’éthique est de questionner les intelligences afin de faire progresser chaque jour toute civilisation. Une civilisation qui avance est une civilisation qui s’humanise (…) Il est temps de s’interroger sur la manière dont l’homme assujettit la vie humaine ». Et la semaine dernière, à Mexico, lors de la 6ème rencontre mondiale des familles, le cardinal Ouellet affirmait : « La crise que traverse l’humanité actuelle se révèle comme étant d’ordre anthropologique et non plus seulement d’ordre moral et spirituel ». Vous même soulignez que le débat essentiel, aujourd’hui, en bioéthique, est effectivement anthropologique. Des conceptions idéologiques de l’homme franchissent les frontières du raisonnable.

Et puisque l’on évoque des frontières, il convient de s’interroger sur le territoire qu’elles bordent : frontières de la vie et donc qu’est-ce que la vie ? Peut-on définir la vie ?

Mgr Michel Aupetit :

La vie et le vivant

Quand on observe le monde des vivants, on est surpris de voir que le moteur premier est la vie. Dans les espèces les plus frustes comme dans celles plus élaborées tout s’ordonne à la transmission de la vie. Dans les plus profonds abîmes ou sur la surface de la terre les vivants prennent des risques inouïs et sont prêts à se sacrifier pour la vie. L’individu vivant s’oublie soi-même pour que vive la vie.

La vie se pose devant elle comme son propre but.

Elle est dans le monde LA VALEUR ABSOLUE.

On arrive à cette étrange constatation : les vivants sont au service de la vie.

MAIS :

L’homme qui pense a conscience de soi : « Je pense donc je suis ». Donc, cette connaissance de soi comme individu, comme sujet existant, nous incite naturellement à croire que la vie est au service des vivants ou plus précisément du vivant que je suis.

Nous constatons que la vie n’existe que dans les vivants.

Quand nous cherchons des traces de vie passée sur des planètes éloignées, nous cherchons des fossiles. Des vestiges de vivants. Mais il n’y a pas de vestige de la vie. Puisque la vie ne s’exprime que dans les vivants, s’il n’y a pas de vivants, on ne peut pas dire que la vie existe.

En revanche si je peux me considérer comme existant c’est bien parce que j’ai la vie en moi. Sans la vie « je » n’existe pas.

Le mystère de la vie

Ce long préambule nous permet de saisir comment l’esprit humain a pensé la vie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Car le fait de dissocier la vie et le vivant, ou plus exactement de les distinguer, a conduit à leur donner une autonomie possible. C’est ce qu’on appelle le dualisme. Le dualisme est la séparation de l’âme (ANIMA : ce qui anime, c’est-à-dire le principe de vie) et du corps.

En philosophie :

Pour Platon l’âme préexiste au corps. C’est le mythe de la chute des âmes dans le corps. Le corps est méprisable en regard de ce qui est propre à l’humanité : son âme ou la fine pointe de son esprit.

Descartes et Locke en réduisant l’homme à la « res cogitans », c’est-à-dire à la capacité de se penser soi-même, ont réintroduit ce dualisme entre l’âme (réduite à l’esprit) et le corps qui fait aujourd’hui le lit de la pensée anglo-saxonne jusqu’à Engelhardt qui dissocie la personne humaine (digne de respect car consciente de soi) et l’être humain (dont on peut disposer car n’étant pas marqué du sceau de l’humanité : embryon, handicapé profond, comateux, alzheimer, etc…)

Pour Aristote, le disciple de Platon, l’âme est le principe organisateur qui ordonne la matière en un corps vivant possédant les structures, les fonctions et les propriétés de la vie. Tout être vivant par définition possède une âme, mais seule l’âme humaine est immatérielle dans son essence car dotée d’intelligence et de volonté libre qui l’extrait de la matière. De là il déduit l’immortalité de l’âme humaine.

Religion :

Dans l’hindouisme (comme dans le bouddhisme) la vie se perpétue dans des corps différents. La samsâra, ou la roue sans fin de l’existence, conduit à des réincarnations successives.

Le christianisme reprend d’Aristote la notion d’immortalité de l’âme, mais affirme, à cause de la Résurrection du Christ que l’homme dans son intégralité, c’est-à-dire corps et âme, est sauvé et ressuscitera.

Les sciences de la vie

Quand on consulte un dictionnaire pour définir la vie, on se heurte à une difficulté. La vie n’est pas définie en soi mais se rapporte à la description des propriétés du vivant : la croissance, la reproduction, la motilité, la nutrition, la respiration, la digestion. Et la définition devient « la vie est le résultat du jeu des organes concourant au développement et à la conservation du sujet ». Ce qui est décrit c’est le fonctionnement du vivant et la biologie (science de la vie) en réalité ne parle que de l’observation du sujet vivant. La vie ne s’observe pas, elle s’éprouve.

On comprend le pourquoi du matérialisme de la science qui réduit la vie à la fonctionnalité du vivant.

Par exemple, l’esprit humain est considéré par les cognitivistes comme totalement superposable à la matière. C’est confondre la condition (un cerveau en état de marche) et la pensée. L’instrument de musique est nécessaire à la musique (condition), mais la musique ne se réduit pas à l’instrument.

Conséquences : Aujourd’hui la science est tentée de réduire la vie au vivant. La valeur absolue n’est pas la vie, mais le vivant.

Mais le sujet vivant doit pouvoir exprimer tout son potentiel. L’instrument doit être optimisé. Donc on introduit DES NORMES. La valeur ultime c’est la biologie, la fonctionnalité.

De là découle cette norme absolue : il faut qu’une vie vaille d’être vécue.
Il y a des vies qui ne valent pas d’être vécues : marquée par la souffrance, le handicap.

Les normes se fondent non sur un principe d’humanité (une dignité intrinsèque), mais sur la fonctionnalité du vivant, sur la perfection de la biologie.

La normalité c’est la capacité de déployer toutes les facultés potentielles et donc elle conduit tout naturellement à l’eugénisme (élimination des imparfaits).

Il y a des normes à remplir pour accepter la vie. Il faut être jeune, mince et sexy !

On créé ainsi DES SEUILS D’HUMANITE. C’est de là que naissent les discriminations.

Un monde normé ou des lois humaines ?

Or, ce qui fonde l’humanité de l’homme (le principe d’humanité), c’est d’intégrer tous les hommes, d’abolir la discrimination, d’octroyer par des droits reconnus de tous, une égale dignité à chacun indépendamment de ses capacités.
D’ailleurs les premières lois écrites étaient clairement énoncées pour défendre les plus faibles (Hammourabi) et sortir de la loi du plus fort ou loi de la jungle.

Réduire la vie à la capacité et à la performance est une régression sociétale et privilégie le vivant efficace au dépend de sa vie.

C’est ainsi que commence l’UTILITARISME et celui-ci conduit inexorablement à la suppression des inutiles. Toutes les normes tournent autour de l’utilité, de l’efficacité. N’a droit de vivre que l’utile. Mais pour quoi faire ? Exemple : « les sels minéraux servent à nourrir les plantes qui servent à nourrir les animaux, qui servent à nourrir les hommes, qui servent à quoi au juste ? ».

Or l’observation montre que la vie, c’est la GRATUITE. La vie est reçue, elle est pure gratuité et ce qui est gratuit doit être ACCUEILLI. Personne ne s’est donné à soi-même sa propre vie. Comment habite-on sa vie ? C’est la question centrale de l’existence humaine qui décide du prix que l’on donne à la vie.

Qui élabore les normes ?

C’est une question essentielle. Auparavant les lois s’édifiaient sur la notion de bien ou de mal moral. Le moral (mores : mœurs) concerne l’agir humain. Le bien est découvert par la raison humaine et pour cela était nécessairement consensuel.

La confrontation des civilisations liée à la mondialisation conduit à se poser autrement la question du bien et du mal (John Rawls). Le bien peut être différent suivant les cultures, donc on ne se pose plus la question d’un bien à rechercher par la raison mais d’un consensus à trouver. Cela s’appelle l’éthique procédurale : c’est l’introduction de la démocratie en morale. C’est la majorité qui détermine le bien en fonction de son histoire actuelle quitte à ce que ce bien change si la majorité change. Voilà pourquoi le bien d’un jour peut devenir le mal de demain. C’est cela qui se nomme RELATIVISME.
De là naissent les normes.

Ces normes qui s’imposent à vous ont pour but de vous rendre heureux. Pour cela il faut vérifier que le sujet a bien rempli les normes. Puisqu’il s’agit, nous l’avons vu, d’une société de performance il faut établir un contrôle. Ce développement des normes engendre ce que Michel Foucault et Gilles Deleuze appellent « la société de contrôle ». A partir de là va naître une nouvelle fonction : « l’expert ». Il est celui qui connaît les normes et vérifie leur application : coach, diététicien, esthéticien, conseiller bancaire, médecin, avocat, psychologue, sexologue et même père spirituel. Il faut être « normé ».

Par rapport à l’émergence de la vie, il y a le projet parental :

L’enfant est programmé, non seulement dans le temps, mais aussi dans l’histoire de ses parents. S’il « tombe » à un moment inopportun, il doit être éliminé. Il faut qu’il permette à sa maman de s’épanouir et à son père de combler ses frustrations (c’est les fameuses paroles de Jacques Brel ; « il sera pharmacien parce que papa ne l’était pas »). Cela conduit au mythe de l’enfant parfait et le refus absolu de l’anomalie. L’avortement n’est pas seulement revendiqué comme un droit de la femme, mais comme un droit de l’enfant à une vie heureuse. Il est cruel de laisser naître un enfant dont on sait que la vie sera trop dure. C’est un droit à vivre « sous condition ».

L’enfant n’est plus un don à accueillir mais un dû pour une société qui construit la notion de bonheur, non sur l’amour, mais sur les conditions fonctionnelles de ce bonheur.

Mais qui peut évaluer la valeur d’une vie ? Qui pourra expliquer pourquoi un jeune, issu d’une famille heureuse, aisée, doué d’intelligence et brillant et de surcroît beau garçon ou belle fille peut se donner la mort ?

La réponse de la Bible

Dieu créé les êtres vivants mais pas la vie

Dans la Genèse chapitre 1 (heptaméron) au 5è jour la Parole de Dieu fait advenir les êtres vivants dans les eaux et dans les airs
Au 6è jour, les êtres vivants sur la Terre. Puis le même jour l’homme, à son image.

Genèse 2 : C’est par l’haleine de vie de Dieu que l’homme devient un être vivant.

Il y a donc les vivants et la Vie. Les vivants sont ceux qui existent et la vie est un don de Dieu.

La Vie c’est Dieu qui se donne

Dans le paradis (gan Elohim) l’arbre de Vie est à la disposition de l’homme : immortalité va avec proximité de Dieu. Car la Vie est éternelle en Dieu.

L’arbre de la connaissance du bien et du mal : l’homme prend la place de Dieu, se fait « comme Dieu ». Il veut mettre la main sur sa vie plutôt que de la recevoir.

Un autre passage capital est le Livre du Deutéronome (Dt 30 15-20) où Dieu propose à nouveau la Vie à son peuple (et par lui à l’humanité entière) : « Vois, je te propose aujourd’hui la vie et le bonheur, la mort et le malheur. (…) Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui ; car là est ta vie ».

« Choisis » est en hébreu un impératif qui s’adresse à la liberté de l’homme qui doit accueillir le don de Dieu. Choisir Dieu et choisir la vie est synonyme.
Car la Vie c’est Dieu. Lui seul se donne à lui-même sa vie. Il est (Michel Henry) la Vie Absolue.

Or la vie s’exprime. Nous l’avons vu, sur la terre elle se révèle dans un vivant. S’il n’y a pas de vivant, on ne connaît pas la vie. Or Dieu s’exprime dans son Logos (Pensée, Parole et Acte sont unifiés en Dieu). Ce logos qui est l’expression de Dieu est aussi la Parole vivante, le Vivant qui révèle la Vie de Dieu. Il est le premier Vivant éternellement présent auprès du Père qui est la Vie, la vie absolue, éternelle. Le Vivant engendré par la Vie c’est le Fils.
Le Christ est celui qui donne la vie, non seulemnt exprimée dans la biologie du vivant mais en ce qu’elle est intrinsèquement : « Je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante » (Jn 10, 10).

Mettre la main sur la vie est MORTIFERE.
Avortement, PMA, eugénisme aboutissent in fine à une destruction de la vie humaine (embryons surnuméraires, handicapés).

La vie est alors au service des vivants : épanouissement personnel, correction d’une frustration, autonomie).

« Si tu savais le don de Dieu »

La Bible nous révèle ce que l’observation naturaliste avait permis de voir : la vie est la valeur absolue, car la Vie c’est Dieu. Cette vie ne s’exprime que dans l’Amour, puisqu’en Dieu la distinction des Personnes divines dans la relation est uniquement définie par le don plénier qu’est l’Amour : « pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13).

L’Amour est la seule réponse véritablement humaine à l’épanouissement du sujet vivant et donc à son bonheur. Une perfection instrumentale, pour utile qu’elle soit, ne suffit pas et n’est pas nécessaire à l’advenue de la vie, car Dieu aime les faibles et les petits.

Le sujet (« je ») n’existe vraiment que dans une relation (et une relation à l’image de Dieu). Cette relation (amitié, amour, affection) n’est pas une maîtrise de l’autre mais un accueil de l’autre. C’est l’attitude fondamentalement chrétienne. C’est la source de la Vie.

ÉCHANGE DE VUES

Henri Lafont : Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir traité ce sujet, même partiellement.

À vrai dire, vous avez dit des choses beaucoup plus intéressantes que le sujet ne le demandait.

Et vous avez répondu à la question fondamentale qu’on ne peut pas ne pas se poser et que je vous remercie d’avoir posée : qu’est-ce que la vie ?
Parce qu’enfin, la vie, la vie, la vie…, on n’a que ce mot à la bouche, mais le dictionnaire ne la définit pas, il ne donne pas la clé ; et vous avez dans votre exposé et dans votre conclusion donné la véritable clé. Et je dois dire que ça m’évite de vous poser une question.

Je voulais donc simplement vous dire mon contentement, parce que dire que la vie, c’est le langage vivant engendré par le Christ, que la vie, finalement c’est Dieu, c’est une lui conférer une richesse infiniment précieuse.
Vous avez dit aussi quelque chose que j’ai bien aimé, mais c’était tout à fait à la fin : « Je n’existe vraiment que dans une relation qui n’est pas une mainmise ». Or c’est une relation qui n’existe pas vraiment dans la FIV auquel beaucoup se livrent aujourd’hui pour produire l’enfant dont ils espèrent qu’il sera aussi parfait que possible. Déjà par ce programme, ils opèrent une mainmise sur l’enfant.

Mgr Michel Aupetit : L’histoire de la vie et du vivant, très honnêtement, c’est en partie dans Michel Henry que je l’ai pris. En le lisant, on voit comment il analyse l’évangile de Jean, pas forcément pour arriver à ma conclusion, mais c’est quand même ce qui est sous-jacent.

Georges-Albert Salvan : Je voudrais d’abord exprimer mon extrême bonheur d’écouter ici, en 2009, ce que je viens d’entendre ! C’est extrêmement réconfortant pour l’avenir de mon pays et pour moi-même, en dépit de la désinformation générale.

Deuxièmement, je voudrais poser une question. Que se passe-t-il quand la vie menace la vie ? Quand le vivant menace le vivant, c‘est-à-dire le problème de la surpopulation de la Chine, de l’Inde, etc.

Mgr Michel Aupetit : Il faudrait un démographe, je crois que je n‘ai pas forcément compétence pour répondre.

Je me rappelle ce que disait Mgr Lustiger : “À Paris, on ne vit pas si mal que cela et si on réunissait toute la population mondiale dans une ville aussi dense que Paris, pas plus dense mais aussi dense que Paris, on arriverait simplement jusqu’à Rouen.” C’est-à-dire qu’il y avait pour lui encore beaucoup de place pour l’humanité sur la terre.

Et il me semble que pas mal de démographes disent cela. C’est parce qu’on exploite mal, en fait, les richesses de la terre peut-être de manière inadéquate et injuste effectivement.

Ce n’est pas une question de démographie, parce que les pays les plus développés démographiquement aujourd’hui par exemple, Singapour et la Corée, sont aussi riches. Le P.I.B. de Singapour est plus grand que la France.
Mais l’Afrique, qui a un déficit de population, est toujours pauvre. Et on voit bien que le développement, vient de la richesse du potentiel vivant et qu’il faudrait aider ce potentiel vivant à se déployer étant donné la richesse naturelle de ces pays. En effet, la plupart des pays africains sont très riches, mais ils sont soit corrompus par un pouvoir, soit exploités par des puissances étrangères et la population, en déficit par rapport au territoire et par rapport aux richesses, vit dans une misère lamentable.

Pour la Chine, c’est autre chose. D’abord, les Chinois ne sont pas forcément confinés dans leur pays. Je vous rappelle quand même que la deuxième population de Paris, ce sont les Chinois. Comme je me suis un peu occupé de la mission chinoise, je peux vous dire que finalement, cela ne se passe pas si mal que cela. Donc on peut supposer que même s’ils étaient trop nombreux un jour chez eux…

Il y a certainement des différences de densité de population dans certaines de leurs régions. Ce n’est pas forcément un signe de pauvreté. La Chine est en train d’émerger, peut-être de manière effectivement pas très cohérente et pas très respectueuse des sujets chinois.

C’est une question qu’il faudrait approfondir et dont je n’ai pas les moyens de parler. Mais je ne crois pas à l’idée malthusienne du danger pour la terre du fait du nombre d’habitants : d’abord, il y a déficit de la fécondité. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de fécondité humaine par rapport à une fécondité ancienne. Et cette baisse de la fécondité fait que même sans moyens artificiels, la population ne risque pas d’exploser de manière exponentielle.

Jean-Paul Guitton : Je voudrais revenir à la définition de la vie.
Il y avait un jour dans les mots croisés de Famille chrétienne la définition suivante, en trois lettres : “Intervalle de temps qui va de la naissance à la mort.” Cela m’a donné l’occasion d’écrire à la rédaction de Famille chrétienne pour lui dire que, cette définition, je souhaiterais ne pas la trouver dans Famille chrétienne !

Mais c’est, je crois, la première définition que l’on trouve dans le Larousse : « vie : intervalle de temps qui va de la naissance à la mort. » On voit bien que c’est une définition très concrète, qui correspond à la vision pratique des choses, mais qui rejoint aussi, je crois, leur approche juridique : une personne ne peut être titulaire de droits qu’à partir du moment où elle est née. En élargissant le propos, mais en restant très pragmatique, on comprend que, nécessairement, les frontières de la vie humaine ne soient pas les mêmes si l’on raisonne en biologiste, en juriste, en philosophe, ou en homme de la rue.

Mgr Michel Aupetit : En France, il y a le droit patrimonial qui, effectivement peut s’appliquer à l’embryon.

Il y a une première situation. Un embryon qui est mort après une erreur ; le médecin s’est trompé de personne – en l’occurrence, c’étaient deux femmes homonymes – et une grossesse de six mois a été interrompue. Il y a eu procès ; la question était : “Y a-t-il eu homicide involontaire ?”

Et une deuxième situation : une femme enceinte, presque à terme, a eu un accident provoqué par un chauffard ivre. Donc, là, il y avait une culpabilité certaine. Il y avait la même situation, l’enfant est mort in utero. Et la question était : “Y a-t-il eu homicide involontaire ?”.

Reconnaître l’homicide involontaire serait reconnaître l’embryon comme sujet de droit. Il y a eu appel, contre-appel ; le premier procès a répondu positivement ; le deuxième procès négativement.

L’arrêt Perruche, c’est par rapport au handicap et c’est autre chose. Tandis que là, il s’agit de l’embryon lui-même. Il s’agit d’un accident. L’embryon en est mort, c’était vraiment un avortement involontaire.

Mais celui qui a provoqué l’accident, qui est vraiment en faute, a-t-il commis un homicide involontaire ? La Cour de Cassation a déterminé qu’il n’y avait pas homicide involontaire. Pourquoi ? Parce que cela dépend du droit spécifique de l’embryon. Et donc le droit de l’embryon est hors du champ du droit commun. Le droit commun c’est de la naissance à la mort.
L’homicide : c’est attenter à la vie d’autrui. Est-ce que l’embryon est autrui ? C’était la question posée à la Cour de Cassation. La réponse est : non.

Ce sont des termes juridiques. Effectivement, cette définition n’est pas biologique. C’est une définition juridique et française, parce que vous savez que les Chinois ne fêtent pas leur anniversaire mais leur date de conception. Comme les Chinois ont aussi inventé la poudre, on peut penser qu’ils ne sont pas si bêtes que cela.

Le Président : Je ne suis pas intervenu tout à l’heure sur le thème de la surpopulation bien que mes travaux de recherche concernent en partie ce sujet.

Ce n’était pas vraiment nécessaire car j’ai pu constater que vous êtes mieux informé que ce que vous dites. Votre réponse, avec des mots très simples et très compréhensibles, est en effet parfaitement fondée scientifiquement : la notion de surpopulation est de ce point de vue un mythe ; celle de croissance exponentielle est désormais largement dépassée dans les paradigmes qui servent de référence pour établir les projections de population. Les perspectives sont, soit une stabilisation à terme de l’effectif de la population mondiale (hypothèse optimiste), soit un phénomène d’implosion démographique. Dès aujourd’hui, de nombreux pays dont la Chine ont une fécondité insuffisante pour assurer le remplacement de leur population. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que les populations concernées puissent continuer à augmenter ; c’est la conséquence de la très grande inertie qui les caractérise.

Je suis également conduit à m’intéresser au droit qui reste la discipline dominante de mon Université et qui touche plus qu’on ne l’imagine les questions économiques. Or, si je suis encore moins juriste que je ne suis démographe, il me semble qu’au-delà du droit patrimonial, et même si c’est purement théorique puisque cela n’a plus d’objet aujourd’hui que la peine de mort n’existe plus – le droit pénal vient confirmer la nécessité de bien distinguer la mère de l’enfant : une femme condamnée à mort n’était exécutée qu’après avoir donné la vie à son enfant ; on n‘exécutait pas une femme qui portait un enfant en considérant que celui-ci ne devait pas être châtié en même temps que celle-là. N’est-ce pas la reconnaissance qu’il y a deux vies distinctes ?

Francis Jacques : Merci, Monseigneur. C’était vraiment superbe. Je le dis sans ironie parce que ce que j’ai appris ce soir, grâce à vous, sur la culture de l’absolu de la vie, était considérable.

Voici d’abord ma remarque qui est porteuse de ma question. Vous avez dit qu’il y en avait « de plus compétents que vous ». Serait-ce que la compétence a une certaine importance ? Il m’a semblé que vous teniez la compétence à bonne distance et d’une façon générale les efforts humains proprement conceptuels dans l’ordre du savoir.

Mgr Michel Aupetit : Je parle d’incompétence parce que je pense qu’il y a des gens plus compétents dont c’est la spécialité dans tel ou tel domaine.
C’est pourquoi comme l’on ne peut pas connaître tout sur tout, quand nous avons formé la cellule de réflexion sur la bioéthique, présidée par Mgr Vingt-Trois, j’ai fait appel à différents spécialistes. En neurosciences, j’ai fait appel au professeur Lambert, pour la néonatologie, j’ai fait appel à des chefs de service de réanimation de néonatologie, j’ai fait appel à ceux qui s’occupent tout spécialement d’Alzheimer, de façon à entendre ceux qui sont sur le terrain et qui effectivement sont plus compétents que moi.

Et cela me permet d’élargir ma propre compétence en les entendant.

Francis Jacques : Je trouve que l’on revient forcément dans l’ordre de la compétence sur le vivant et sur la vie, et dans le plus ou moins de la compétence. Sur la distinction entre la vie et le vivant, je suis absolument sûr que vous avez raison, non pas à cause de Michel Henry mais parce que c’est bien ma foi. Je réitère mon éloge : cette distinction est tout à fait fondamentale. Cela dit, je voudrais orienter le débat qui va suivre en me faisant l’avocat du diable de deux façons.

Je passerai vite sur la première (elle sera sans doute prolongée par d’autres que moi, dans la suite de la discussion) : sauf à ne pas rentrer dans la sphère du savoir, il est important de reconstruire comment s’organise la fonctionnalité du vivant et du vivant humain. Et ici de faire droit aux conceptualisations. Nous le devons à l’histoire des sciences biologiques et sociales.

La seconde façon consiste à dissocier la mutation hominisante qui détermine l’espèce à devenir biologiquement humaine et la mutation humanisante qui ouvre une carrière culturelle, à la liberté de l’espèce, à coups d’innovation. L’homme est agent d’émergence humanisante. Etre humain, c’est être humanisé, résister à l’inhumanité. Le propre du questionnement éthique est d’interroger sur les manières d’humaniser. Selon Michel Serres, la mort change, la souffrance change, le rapport aux sentiments change, et ce sont des innovations évolutives sur l’axe de cette auto-humanisation de l’homme par la culture. C’est capital : on tient à l’écart le darwinisme sauvage en argumentant cette position exo-darwinienne.

Il y a bien une troisième position : celle qui revient à l’absolu de la vie derrière toutes les fonctionnalités du vivant, au-delà même de ces deux mutations dans lesquelles l’intelligentsia s’enferme actuellement. J’entends bien revenir comme vous — comme vous l’avez fait magistra¬lement — au christianisme. Mais cela sans négliger nos vrais interlocuteurs, en saluant leur effort au contraire, notamment au cours de la période qu’on a appelée post-moderne, pour diversifier, au delà de la raison en général, des ordres de rationalité. Il faut au moins commencer par penser le vivant humain dans son évolution culturelle.

Vous l’avez compris, quand je me suis fait l’avocat du diable tout à l’heure, c’était aussi que je voulais rendre justice à la pensée profane, dans la mesure où elle porte les chances de l’évolution de l’homme par l’homme.

Mgr Michel Aupetit : Merci beaucoup.
L’avocat du diable, c’est celui qui devait trouver ce qui n’allait pas dans la sainteté de la vie et de la personne. Mais je vois que, finalement, le péché que vous me donnez est assez faible et je crois que la pénitence également.

Philippe Laburthe-Tolra : Ma question porte sur l’anthropologie.
Vous dites que Confucius avec raison, n’est-ce pas, trouve quelquefois la légitimité de la vie en elle-même.

Mais est-ce que Confucius interdisait aux Chinois de donner leur petite fille à manger aux porcs ?

Mgr Michel Aupetit : Ce que je vous ai dit, je l’ai lu dans une thèse d’une jeune femme chinoise venue en France pour étudier et qui revisitait sa culture à partir de ce qu’elle apprenait chez nous. Elle est maintenant à Notre-Dame de Vie.

La question, ce n’est pas, effectivement, le fait que la raison humaine puisse trouver le bien, mais que le bien ne soit pas accompli.

Et c’est toute la question. Il ne suffit pas de dire : “Tu ne tueras pas” pour que le meurtre cesse.

Ce qu’étudiait donc cette thèse c’était la place de la loi naturelle chez les penseurs chinois. C’était la capacité effective d’une raison qui cherche la vérité. Une nature basée sur la raison qui cherche un objectif qui s’appelle la vérité.

Alors je n’ai pas dit que Confucius était arrivé à définir des lois précises sur le meurtre.

Philippe Laburthe-Tolra : Mais alors, il faut faire une hiérarchie entre les sociétés et les cultures.

La question n’est pas de savoir si, individuellement, un individu dit la vérité. Mais de savoir, comment se situaient les sociétés… On a parlé des Romains, le Pater romain a le droit de jeter son fils ou sa fille sur le fumier, je pourrais parler des Gaulois, de leurs sacrifices humains, etc.

Toutes les sociétés permettent de ne pas respecter la vie, en tant que sociétés, en tant que cultures. Voilà le problème.

À mon avis, c’est très complexe, il y a vraiment une inégalité entre les sociétés et les cultures, alors que je crois qu’actuellement les textes de l’ONU disent que toutes les sociétés sont égales.

Mgr Michel Aupetit : Qu’il y ait une hiérarchie dans les cultures, bon.
La question est : y a-t-il un fondement, discuté aujourd’hui, au fait que la loi naturelle trouve son expression surtout en Occident ? Que c’est une émergence de l’Occident ?

Or, si on regarde la Chine, on retrouve quand même des signes d’une recherche d’une loi naturelle, même si elle n’a pas été suivie.
Confucius a eu une grande influence sur la société chinoise. L’a-t-il eue dans l’émergence de lois communes ? On peut en discuter. Quelle était la valeur de la vie pour ces gens-là ?

Les Celtes non plus n’étaient pas terribles. La fameuse potion magique n’était que le sang des gens qu’ils égorgeaient, mélangé à du vin. Effectivement, les Gaulois, après cela, n’hésitaient pas à aller presque nus au combat et tout le monde les craignaient. Quand on faisait boire les soldats avant de sortir des tranchées, c’est à peu près la même chose.

Donc, il y a effectivement des sociétés extrêmement cruelles

Cette société extrêmement cruelle, comment se comporte-t-elle par rapport à la vie ? Quand j’ai parlé de loi naturelle, je ne cherchais pas à voir dans la vie la valeur absolue, mais la capacité de la raison humaine à essayer de trouver le bien uniquement par sa propre raison. Et on voit bien que la raison a besoin d’être éclairée par la Révélation, voilà pourquoi nous sommes chrétiens.

Mais le fondement même de la démarche, pour qu’elle puisse toucher à l’universalité, ne peut pas seulement se référer à une Révélation. Quand je suis allé au Sénat pour parler des mères porteuses ou à l’Assemblée nationale pour parler des lois de bioéthique, si je m’étais réfugié derrière la Révélation et ma foi chrétienne, on ne m’aurait pas écouté.

Donc, il faut que je me réfère à la capacité d’entrer dans une harmonie grâce à la raison. Les arguments que je présente sont des arguments fondés en raison. Quand je suis allé défendre ma position, il y avait des frères musulmans, le représentant du Grand Rabbin de Nancy, il y avait des protestants et des représentants de la Grande Loge de France. La plupart se reposaient sur des convictions personnelles et ils se réfugiaient derrière leurs textes pour défendre leur position. Ils ont été très mal reçus.

Donc, j’ai bien compris qu’il fallait que je me fonde en raison, donc sur la loi morale naturelle. Cette morale de la loi naturelle est celle avec laquelle on peut entrer en résonance avec tous les autres, même si eux ne se réfèrent pas à ce qui nous éclaire davantage dans le respect de la vie, ce qui nous conduit à Dieu.

Louis Lucas : J’ai beaucoup apprécié l’approche de la vie que vous proposez, dans sa relation avec Dieu et cette échappée sur la façon dont le Christ nous l’a fait connaître.

Ma question, qui ouvre peut-être sur des développements pour l’année prochaine, comme l’a suggéré le président, serait plus d’ordre pastoral que philosophique et théologique.

Alors que les chrétiens bénéficient de cette Révélation profonde, qui apporte quelque chose de si important sur les questions des limites de la vie, comment peuvent-ils avoir une image aussi négative ? Au lieu de faire savoir dans le monde : « c’est bien de faire ceci ; l’amour nous pousse à cela », ils sont perçus comme ne disant que : « il ne faut pas faire ceci, il ne faut pas faire cela ».

Et comment, concrètement, avec les gens qui sont autour de nous, pouvons-nous exprimer ce message positif ? C’est loin d’être évident ; cela nécessite, à mon avis, une réflexion commune et un apprentissage, dont les chrétiens ont besoin pour que soit perçu concrètement ce message que vous avez développé.

Mgr Michel Aupetit : Je crois qu’effectivement le christianisme était d’abord conçu comme une sagesse jusqu’à Thomas d’Aquin inclus.
À partir du nominalisme, on a commencé à changer la perspective. C’est-à-dire à tout fonder sur la loi : permis/défendu, ce qui a été repris et théorisé par Kant. C’est le lit de la pensée médicale aujourd’hui.

Doit-on se laisser enfermer là-dedans ? Il faudrait reconstruire une pensée chrétienne fondée sur la sagesse, c’est-à-dire la construction de soi, de la société par rapport à Dieu.

Cela a des conséquences, effectivement. Quand on aime quelqu’un, on ne va pas le tuer.

Jean-Paul Lannegrace : Je suis très impressionné parce que vous avez dit, mais à 90 % seulement.

Vous avez dit la vie est en Dieu.

Romano Gardini voyait la vie dans la nature, et écrivait que la nature est assez ambivalente, en fait. Elle crée et en même temps elle tue.

Vous qui êtes médecin, cela fait partie de votre vie de voir naître des enfants anormaux et donc, d’avoir recours à la science pour leur rendre la normalité

Troisième point qui va dans le même sens, je lis dans Theillard de Chardin qu’il se réjouissait de ce que la conscience de l’homme lui permettrait un jour de faire évoluer et de perfectionner le genre humain. Ce qui m’a un peu impressionné !.

Mgr Michel Aupetit : Certainement. Mais quand je dis que Dieu a un rôle à jouer, qu’il donne la vie et qu’il se donne, c’est qu’il se donne dans un vivant.

Quand votre médecin remet une vie en ordre, ce n’est pas la vie. Il ne modifie en rien la vie parce que la vie est déjà là. Il modifie le vivant pour permettre à cette vie justement de se déployer dans une vie meilleure.

Quand je soigne un patient, c’est pour lui permettre de vivre une vie meilleure. Mais sa vie, elle est la même. Sa vie, intrinsèquement, n’a pas changé. C’est la façon dont il va vivre qui va changer. C’est-à-dire que c’est parce que son substrat vivant va être amélioré il va pouvoir habiter autrement sa vie.

Mais la vie, il l’avait déjà. Donc, je n’ai pas modifié la vie en tant que telle. Voilà ce que je voulais dire.

Oui, chez nous, cela s’appelle la sainteté. Et la sainteté, c’est l’amélioration parfaite de la vie qui peut s’accompagner effectivement de l’amélioration du support de la vie.

Après tout, si on arrive un jour à empêcher la translocation du chromosome 21 pour qu’il n’y ait plus de trisomiques, ce sera merveilleux. Mais la question, c’est justement : pouvons-nous améliorer la vie des gens, c’est-à-dire le substrat ? Évidemment, je ne suis pas du tout contre le fait de le faire, mais la recherche de l’amélioration aboutit à des normes à partir desquelles on va supprimer des êtres vivants. On ne supprime pas la maladie, on supprime le malade. C’est là le véritable problème. Ce n’est pas du tout qu’il ne faut pas améliorer. Je n’aurais jamais été médecin si je ne pensais pas améliorer la vie des gens, la manière dont s’exprime leur vie dans ce support vivant qui est leur être vivant. Mais la vie elle-même, même si je n’arrivais pas à les soigner, elle était toujours en eux. Évidemment, elle se développait d’une manière moins agréable. Elle était habitée autrement. Mais je crois que la vie, elle est là. Quand un chirurgien améliore l’existence de quelqu’un, il ne change pas sa vie. Sa vie, elle était déjà là, elle continue à être là, sauf s’il le tue. Mais, c’est un autre problème, c’est une erreur médicale.

Mais je crois effectivement qu’il faut tout faire. Il faut aider la science, aider la médecine, soulager les gens, j’en suis absolument persuadé, profondément.
Et vous voyez, la perfection posée comme norme introduit forcément un seuil au-deçà duquel on n’admettra pas ceux qui ont cette vie-là.

Nicolas Aumonier : Trois points rapides.

Le premier, vous avez dit l’utilitarisme est utile, pour qui ? Pour tous ceux qui y croient, c’est-à-dire pour tous ceux qui rentrent dans la norme.

Le deuxième point : est-ce que tout de même nous ne devons pas passer par la discipline ou l’effort nécessaire pour définir la vie ? Certes, c’est difficile. Mais enfin, biologiquement, sans que ce soit seulement du côté des vivants, nous sentons bien que quelque chose implique les vivants, qui peut essayer de se laisser définir. En gros, c’est de l’ordre du déséquilibre. Alors, est-ce que nous allons expliciter cela du côté de la Création ou du côté de la conservation.
Enfin, si je dis qu’il faut faire un effort pour définir la vie, malgré tout c’est que je crains qu’une interprétation para-panthéiste, un peu comme celle qu’on peut trouver dans les écrits de Michel Henry. Peut-être qu’on n’a pas été complètement jusqu’au bout du chemin.

Et le troisième point, c’est que l’un des enjeux, me semble-t-il, de la révision des lois de bioéthique – nous n’en avons pas du tout parlé – c’est peut-être la question de l’embryon humain : est-il un être humain ou est-il humain ? C’est-à-dire que si nous ne distinguons pas la vie humaine, la vie divine, la vie animale, la vie végétale. Toute vie n’est pas à respecter de la même façon, tout cela nous le savons bien, ce sont des truismes. Mais quatre cellules in vitro ou jusqu’à deux cents cinquante cellules, à peu près, in vitro dans la glace, hors sensibilité particulière, je crois qu’il faut aussi en passer par une définition de la vie afin d’ancrer l’embryon humain dans l’humanité.

Mgr Michel Aupetit : Première réponse à l’utilitarisme, c’est une boutade, je ne vais donc pas répondre.

Par contre, je suis prêt à prendre toutes les définitions de la vie. Ce que j’ai fait, c’est un constat. Dans le monde animal, les êtres vivants sont ordonnés à la vie et ils sont prêts à disparaître pour que la vie soit pérenne.

La deuxième chose, c’est un autre constat. Dans un dictionnaire, il n’y a pas de définition de la vie, je ne la trouve pas. Je ne dis pas qu’il ne faut pas la chercher.

Il y en a ailleurs que dans les dictionnaires. Mais, si vous en avez une qui donne satisfaction, je suis prêt à la prendre. Mais, mon constat, c’est que quand on parle de la vie, particulièrement dans le milieu scientifique, on parle toujours de la fonctionnalité du vivant. Et c’est pour cela que j’ai expliqué qu’à partir de là on est conduit à établir des normes. C’est ce que j’ai voulu démontrer.

Mais je ne dis pas qu’il ne faut pas essayer de définir la vie.

Quant à l‘embryon. Je pense que la vie commence au début de l’embryon. Si on veut le définir, l’embryon est un vivant parce que la vie s’exprime en lui.
On retombe sur les définitions du vivant, c’est-à-dire ce qui porte en soi la vie et qui va avoir une certaine fonctionnalité. La différence entre un embryon et un simple amas de cellules, c’est que l’embryon possède en lui-même son principe organisateur, alors que l’amas de cellules aura toujours un principe organisateur qui lui est extrinsèque.

Il y a bien des difficultés au sein des scientifiques. Récemment, aux Bernardins Nicole Le Douarin, qui est une scientifique incontestable, parlait des chimères. Une fois qu’elle a eu terminé son exposé, je me suis permis de poser quelques questions. Et elle m’a dit qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter puisque même les chimères homme-animal, c’est-à-dire un ovocyte de femme dans un ovule de vache, la plupart du temps du moins en Grande-Bretagne, on les détruit au bout de 14 jours ! Cela c’est déjà un problème. Et puis, elle m’a dit que c’était juste une culture cellulaire, Je lui ai répondu que c’est quand même un transfert de noyau qui a un jour conduit à Dolby, la brebis clonée. Et donc, quel sera celui-là ? Et qui est-il déjà ce chimère ?
On a eu une discussion assez serrée et apparemment, elle a été un peu ébranlée parce qu’elle est venue me parler ensuite.

C’est-à-dire qu’il y a une certaine forme de certitude à partir de l’observé. Et là, il n’y a pas de problème. Donc la question de la vie ne se pose pas. Le vivant, c’est celui qui arrive à exprimer son potentiel. Par contre cet amas de cellules c‘est uniquement un tissu cellulaire.

Donc voilà pourquoi, dans le livre que j’ai écrit, j’ai parlé un peu d’embryologie. Il est vrai que c’est un peu abrupt comme sujet. Je l’ai fait lire à des gens qui ne connaissaient pas l’embryologie pour savoir si c’était accessible, parce qu’il faut rendre raison de cela. Si on ne le fait pas, on va vous dire toujours les mêmes choses, les mêmes poncifs sur l’embryon, cet amas de cellules, que l’on peut stopper. Il est arrêté par qui ? Cet embryon-là, il n’a pas à être congelé ni à être arrêté dans un stade particulier par le froid. Nous aussi, nous serions arrêtés par le froid, je vous le garantis.

Donc par des moyens artificiels, un déploiement de la vie qui se déroule dans le vivant est arrêté d’une manière artificielle. Car celui qui est mis dans le tube de congélation, c’est un vivant dont on a arrêté le déploiement de la vie.
Comment on va définir la vie ? Je n’en sais rien. C‘est peut-être justement à cela qu’il faut s’atteler. Il faut peut-être que nous nous attelions à une définition de la vie qui puisse être acceptable aussi par les scientifiques, c’est-à-dire de dépasser la fonction et la fonctionnalité du vivant. Mais là, c’est en charge du philosophe. Bon courage !

Marie-Joëlle Guillaume : Monseigneur, votre exposé était passionnant. Je voudrais simplement vous soumettre deux remarques.

Lorsque vous avez parlé de la vie et de la fonctionnalité du vivant, vous avez mis l’accent sur l’utilitarisme, qui serait la tension majeure de l’esprit à notre époque. Et vous vous avez donné une très belle définition du vivant, en nous montrant que l’absolu du vivant, c’est Dieu.

Personnellement, je connais mal la pensée de Michel Henry, mais je suis sensible à ce que Nicolas Aumonier vient de dire du panthéisme. Je me demande s’il n’y pas d’abord, dans l’attitude de notre époque, une vision panthéiste de la vie, et la tentation qui l’accompagne : non seulement avoir prise sur le vivant, mais s’attaquer au mystère de la vie pour le maîtriser en entrant dans une sorte de fatalité à la manière antique, dans un panthéisme qui est un matérialisme. On refuse toute transcendance, et en même temps, on a l’impression d’avoir prise sur les choses.

Pour dire le fond de ma pensée, je me demande si, au fond, l’utilitarisme, ce n’est pas une démarche prométhéenne. Vous y avez fit allusion tout à l’heure. C’est le premier point.

Le deuxième point, tout à fait différent, c’est cette nécessité de développer l’éthique procédurale et ce que disait tout à l’heure Monsieur Laburthe. Il est tout de même curieux de se souvenir que la Déclaration universelle des Droits de l’homme, en 48, a été signée par des pays très différents, de cultures assez différentes. Bien sûr, elle était d’inspiration occidentale, mais il semble qu’elle a tout de même été le reflet d’une tension vers une vérité humaine commune, pour ne pas dire une loi naturelle fondamentale qui serait reconnue. Pourquoi, aujourd’hui, a-t-on tant de mal à s’accorder sur cette vision de l’homme ? Pourquoi, au contraire, met-on tellement l’accent sur la diversité des cultures, au profit d’une éthique procédurale qui refuse tout absolu ?

Je ne comprends pas bien cette dérive, dans la mesure où il a pu y avoir accord à un moment donné sur quelque chose de solide, avec peut-être l’idée d’une transcendance, entre des peuples assez différents.

Mgr Michel Aupetit : Pour la première question sur l’utilitarisme, j’y suis arrivé en partant simplement du constat que le scientifique observe le vivant et sa fonctionnalité. Donc, il va forcément aboutir à un utilitarisme : c’est fonctionnel ou ce n’est pas fonctionnel.

Mais, il y a derrière ce qui est dans Genèse 3, c’est-à-dire l’homme qui se fait comme Dieu. C’est une tentation permanente. Ce n’est pas une tentation d’aujourd’hui, celle-là.

La tentation de l’utilitarisme est peut-être la tentation qui naît du scientifique parce que le scientifique s’attache à la fonctionnalité du vivant. C’est comme cela que j’ai fait émerger l‘utilitarisme. Mais j’ai parlé aussi de la tentation permanente de l’homme de prendre la place de Dieu. C’est-à-dire de s’octroyer à la fois la vie, autrui, etc.

C’est toute la différence, justement, entre prendre et recevoir. Vous savez comme moi qu’à la mairie, on dit : « voulez-vous prendre pour épouse ? » Et qu’à l’église, on dit : « je te reçois comme épouse. » Et la différence s’étend dans tout le christianisme. Quand il y a un tas de sable devant vous et que vous essayez de prendre un maximum de sable, dans votre main, il n’y a presque rien. Si vous mettez la paume vers le ciel et que vous demandez à un voisin de vous la remplir, il y en a dix fois plus.

Et donc, c’est cela le christianisme. Cette capacité d’accueil qui permet de recevoir davantage que celui qui veut prendre et qui écrase ce qu’il prend et n’a presque rien. C‘est la tentation de fond, ce n’est pas nouveau.
Ce que je voulais montrer, c’est comment on est arrivé à l’utilitarisme et comment on en est arrivé à créer des seuils au-delà desquels il n’est pas juste de vivre.

Et la tentation de la Genèse, pour nous chrétiens, nous renvoie effectivement à la tentation permanente de l’homme de s’opposer à Dieu en prenant sa place, c’est-à-dire de prendre à Dieu au lieu de recevoir de lui.
La deuxième partie : la loi de 1948, elle a la prétention d’être universelle donc d’être reconnue par tous.

Elle s’appuyait, me semble-t-il, sur le procès de Nuremberg et sur le fait d’être fondée en raison et reconnue par tous. Et cette prétention universelle nous rejoint aujourd’hui.

Cette prétention universelle, pourquoi n’est-elle plus acceptée ?
D‘abord parce que beaucoup de gens préfèrent se réfugier derrière leur propre culture pour la dénier et ne pas faire l’effort justement de se remettre en question.

Mais deuxièmement, il y a eu quelque chose d’extraordinaire, dans ce procès de Nuremberg. Pourquoi les médecins nazis ont-ils été condamnés ? Pas parce qu’ils avaient fait du mal, mais parce qu’ils n’avaient pas résisté au mal. Ils n’ont pas fait valoir le droit absolu de la conscience personnelle. Ce qu’on leur a reproché, c’est d’avoir obéi aux ordres. Mais justement, il y a des ordres iniques auxquels on doit résister.

Ils ont été condamnés parce qu’ils n’ont pas fait passer leur conscience personnelle, c’est-à-dire le fondement même du droit naturel, avant une loi inique qui leur était imposée. Ils n’ont pas mis leur conscience avant la loi.
Je crois que c’est le seul procès qui existe comme cela, C’est fondamental et je pense qu’il faudra que des juristes travaillent sur le sujet.

Séance du 22 janvier 2009