Par Jean-Marie Schmitz, Directeur général de Lafarge-Maroc

Le Président : Il m’appartient de vous présenter Jean-Marie Schmitz. Je peux évidemment le faire d’un point de vue professionnel ; dans la mesure où, vous le savez, nous avons eu le souci de faire appel, s’agissant d’une réflexion sur le thème du travail, à des personnalités du monde de l’économie, il est important de mettre en avant la grande expérience dans ce domaine de notre invité et sa capacité à y prendre des responsabilités.

De ce point de vue, Jean-Marie Schmitz a en effet de réelles références. Il suffit, pour s’en convaincre, de résumer brièvement sa carrière professionnelle ; nous pouvons le faire en distinguant deux grandes périodes.
_ De 1969 à 1978, le C.N.P.F., devenu depuis le MEDEF : d’abord comme attaché à la Direction des études économiques, ensuite comme Chef de cabinet du Président François Ceyrac, enfin comme Secrétaire général adjoint.
_ Depuis 1979, le Groupe Lafarge : il y exerce de nombreuses fonctions de direction, aux Relations extérieures, à l’Information, à l’Organisation et aux Ressources humaines. En avril 1988, il devient Directeur général adjoint, plus particulièrement responsable, n’est-ce pas un beau titre, des Hommes et de la Communication.

Lire l'article complet

En décembre 1998, il est nommé Administrateur Directeur Général de Lafarge-Maroc.

Outre l’importance de ces responsabilités, il n’est pas indifférent pour nous de relever que si Jean-Marie Schmitz est un homme d’expérience, qui a le souci de confronter pratiquement les exigences de la Doctrine Sociale de l’Église à la vie de l’entreprise, il le fait effectivement dans un environnement marqué par l’islam.

Je pourrais m’en tenir là : cette expérience professionnelle suffirait pour justifier la présence de Jean-Marie Schmitz parmi nous ce soir… Mais je crois que la nature des travaux que nous menons, que nous voulons mener au sein de cette Académie, justifie que je complète cette présentation en évoquant la personnalité et l’engagement de notre invité.

Pour une Académie qui se veut d’Éducation d’une part, dans la perspective de la mise en œuvre de la Doctrine Sociale de l’Église d’autre part, il n’est pas indifférent en effet de remarquer que nous accueillons un expert certes, mais aussi un témoin.

Sans respect de la chronologie, je vous renvoie à ce sujet à une récente émission diffusée sur Radio Notre-Dame, dans une rubrique que vous connaissez peut-être, “Le carrefour des métiers”, au cours de laquelle Jean-Marie Schmitz a eu l’occasion de témoigner de façon fort édifiante de son expérience professionnelle et associative, les deux étant étroitement liées chez lui.

Toujours en bafouant la chronologie, je dirais que Jean-Marie Schmitz a eu le souci, avant l’heure puisque le terme n’existait pas lorsqu’il s’y est engagé, de la Nouvelle Evangélisation… S’il fallait définir Jean-Marie Schmitz, nous pourrions dire que c’est un participant de cette nouvelle évangélisation, terme qu’il aurait pu inventer.

Je l’ai connu lorsqu’il était le maître d’œuvre du Camp Saint-Louis qui rassemblait, au plein cœur de l’été, des jeunes professionnels ou étudiants qui cherchaient à acquérir une formation solide, formation qui ne pouvait être séparée – c’était en tous les cas sa conviction et je témoigne de l’efficacité de cette conviction – d’une profonde amitié.

Ce souci d’évangélisation est permanent chez lui, et pas seulement le souci car il entreprend, il organise et il avance de façon très concrète.

Certes, c’est d’abord un dévouement si on considère le temps passé, mais il a aussi, pour le bonheur de ceux qui travaillent avec lui, une conviction forte et fermement entretenue : l’importance de développer au sein du laïcat chrétien, « une amitié au service du Vrai » pour reprendre une expression chère à Jean Ousset qui fut l’un de ses maîtres.

Ses fonctions, de Président du Centre de formation de “la rue des Renaudes” pendant de longues années ou, aujourd’hui, de Président de la FACO, faculté libre d’enseignement supérieur, sont autant de manifestations concrètes de ses engagements et de son sens des responsabilités, de son intérêt pour la formation et l’éducation en particulier, que nous considérons comme si importantes.

Tout cela se fait toujours avec une préoccupation, que nous rejoignons bien volontiers aujourd’hui : diffuser, mettre en pratique la doctrine sociale de l’Église.

Pour résumer le plus fidèlement possible en si peu de temps la personnalité de Jean-Marie Schmitz, le plus simple m’a paru être d’évoquer brièvement trois personnalités qui l’ont assurément marqué et lui ont donné le goût du service de la Cité. C’est une façon de dessiner pour vous son profil, en insistant plus particulièrement sur la complémentarité de ces références puisqu’elles appartiennent à trois mondes qui ne sont pas contraires mais dont la combinaison est gage de la vraie richesse, celle du cœur : l’Entreprise, l’Armée, l’Église.

L’Entreprise tout d’abord : je pense à François Ceyrac, dont je vous ai dit qu’il fut le chef de Cabinet un certain nombre d’années et qui disait à Jean-Marie Schmitz, avec beaucoup de modestie, qu’à côté de son frère missionnaire aux Indes, il n’était rien ! C’est tout un état d’esprit qui n’a pas pu ne pas l’influencer.

L’Armée ensuite : je pense au général Bizard, ce héros de Diên Biên Phu qui lui a enseigné la défense de la cité ; c’était à Dieuze, au 13e Régiment de Dragons parachutistes dont il était alors le chef de corps tandis que Jean-Marie Schmitz y était aspirant. Le général Bizard, qui reçut ensuite le commandement des Écoles de Coëtquidan, Saint-Cyr (n’est-ce pas révélateur quand on a le souci de la formation), a largement marqué Jean-Marie Schmitz.

L’Église enfin : je pense à Monseigneur Xavier Van Thuan, évêque de Nha Trang à l’âge de trente-neuf ans, puis Archevêque Coadjuteur de Saïgon au moment de la victoire du Nord Viêt-Nam. Arrêté le 15 août 1975 pour treize années, dont neuf d’isolement total, c’est lui qui rappelait à Jean-Marie Schmitz ses devoirs de Catholique français ; je cite le cardinal Thuan : « Préoccupez-vous de la vie de votre cité. En tant que catholique, vous avez le devoir de le faire. En tant que Français votre engagement est nécessaire afin que votre pays redevienne fidèle aux promesses de son baptême ».

Voilà à quelles écoles Jean-Marie Schmitz a été formé. Je suis convaincu, je suis persuadé qu’il a maintenant un héritage à nous transmettre.

Jean-Marie Schmitz : En introduction de son encyclique Centesimus Annus, publiée le 1er mai 1991 pour le centième anniversaire de celle du pape Léon XIII, Rerum Novarum, Jean-Paul II indique l’importance de l’enseignement social de ses prédécesseurs, englobé sous l’appellation de Doctrine Sociale de l’Église : « L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale de l’Église appartiennent à sa mission d’évangélisation : c’est une partie essentielle du message chrétien car cette doctrine en propose les conséquences directes dans la vie de la société et elle place le travail quotidien et la lutte pour la justice dans le cadre du témoignage rendu au Christ sauveur […] “la nouvelle évangélisation” dont le monde moderne a un urgent besoin […] doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies1 ».

Il a marqué aussi, de façon solennelle, qu’elle est partie intégrante du magistère de l’Église : « C’est en vertu de la conscience qu’il avait de sa mission de successeur de Pierre que Léon XIII a décidé de prendre la parole et c’est la même conscience qui anime aujourd’hui son successeur […] la présente encyclique cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et à ce titre engagent l’autorité de son magistère2 ».

Il explique enfin pourquoi une part, importante, de cette doctrine sociale a été consacrée au travail humain : « Le travail humain est une clé, et probablement la clé essentielle de toute la question sociale3 ». « Il se trouve “au centre même de la question sociale” vers laquelle, depuis les presque cent années qui se sont écoulées depuis [Rerum Novarum] se sont orientées d’une manière spécifique l’enseignement de l’Église et les multiples initiatives liées à sa mission apostolique4 ».

Dans mon exposé, je voudrais aborder trois points :
_ La vision chrétienne du travail.
_ Comment cette vision a permis à des chefs d’entreprise et des hommes politiques chrétiens d’améliorer progressivement les conditions de vie effroyables des ouvriers des débuts de l’ère industrielle.
_ Puis, en tant que responsable d’entreprise, je vous montrerai le réalisme de la doctrine sociale de l’Église et comment les théories modernes du management rejoignent ses enseignements et ses intuitions les plus constantes.

I. La vision chrétienne du travail

À l’origine de la vision chrétienne du travail, il y a ce constat que « fait à l’image, à la ressemblance de Dieu lui-même, et établi pour dominer la terre, l’homme est donc dès le commencement appelé au travail. Le travail est l’une des caractéristiques qui distinguent l’homme du reste des créatures […] il porte la marque particulière de l’homme5 ».

C’est par le travail que se réalise la domination de l’homme sur la terre6, voulue par Dieu comme l’enseigne la Genèse, « emplissez la terre et soumettez-la ».

C’est pourquoi, même si depuis la désobéissance d’Adam et Ève le travail « est associé à la fatigue et à l’effort il ne cesse pas d’être un bien7 » parce qu’il permet à l’homme de participer à l’œuvre du Créateur8.

De là découlent les quatre traits essentiels de la vision chrétienne du travail :
Le travail est un devoir de l’homme
Mais, du fait de la dignité de l’homme, le travail est fait pour lui et non l’inverse.
Pour la même raison, le travail est prioritaire par rapport au capital
Enfin le travail est source de droits pour le travailleur.

1) Le travail est un devoir de l’homme, et ceci à plusieurs titres « l’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même, dont la subsistance et le développement exigent le travail9 ».

Mais à cette raison individuelle s’en ajoute une autre, plus large, du fait que « le travail possède en même temps une dimension sociale par sa relation étroite tant avec la famille qu’avec le bien commun10 ».

« L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est fils ou fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire. Tout cela constitue l’obligation morale du travail entendue en son sens le plus large »[Ibid, p. 81].

On travaille pour soi – « si quelqu’un ne veut pas travailler qu’il ne mange pas non plus » disait avec rudesse saint Paul11 – mais on travaille aussi pour les autres, proches ou moins proches.

2) Mais du fait de la dignité éminente de l’homme, « seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même12 », le « travail est avant tout pour l’homme et non l’homme pour le travail […] Le but du travail, – fut-ce le plus humble […] reste toujours l’homme lui-même13 ».

Il n’est pas et ne saurait être l’instrument de la production mais son sujet.

L’Église donne au travail une dimension nouvelle puisque, à travers lui, l’homme ne transforme pas seulement la nature mais « il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens il devient plus homme14 ».

C’est pourquoi l’ardeur au travail est une vertu, pourquoi aussi il y a « l’obligation morale d’unir l’ardeur au travail comme vertu à un ordre social du travail qui permette à l’homme de devenir plus homme15 », qui lui permette de fonder une famille et de la faire vivre.

« Le travail est le fondement sur lequel s’édifie la vie familiale […] d’une certaine façon il est la condition qui rend possible le fondement d’une famille […] Le travail et l’ardeur au travail conditionnent aussi tout le processus d’éducation dans la famille […] pour la raison que chacun “devient homme”, entre autres, par le travail et que ce fait de devenir homme exprime justement le but principal de tout le processus éducatif16 ».

3) Toujours en raison de cette dignité de l’homme, l’Église a toujours enseigné le principe de la priorité du travail par rapport au capital17 : « c’est un postulat qui appartient à l’ordre de la morale sociale18 ».

Le travail est en effet la « cause efficiente » de la production dont l’homme est le vrai sujet efficace ; le capital n’en est que la « cause instrumentale » subordonnée au travail de l’homme.

C’est pourquoi Jean-Paul II, après avoir dénoncé dans Laborem exercens le matérialisme pratique que constitue ce qu’il appelle « l’erreur de l’économisme qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique […] plaçant directement ou indirectement ce qui est spirituel ou personnel dans une position subordonnée à la réalité matérielle19 », précise dans Centesimus Annus sa position par rapport au capitalisme. Répondant à la question de savoir si, après l’échec du communisme, le capitalisme est le système social qui peut être proposé en modèle, il dit :

« Si, sous le nom de capitalisme, on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’économie d’entreprise, ou d’économie de marché ou simplement d’économie libre. Mais si par “capitalisme” on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme, qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative20 ».

C’est ce qui explique la doctrine constante de l’Église sur la propriété privée. Elle « diverge radicalement d’avec le programme du collectivisme, mais elle diffère aussi du programme du capitalisme pratiqué par le libéralisme économique et les systèmes qui se réclament de lui […] La tradition chrétienne n’a jamais soutenu ce droit comme un droit absolu et intangible […] le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens […] La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail21 ».

« L’enseignement de l’Église a toujours exprimé la conviction ferme et profonde que le travail humain ne concerne pas seulement l’économie, mais implique aussi et avant tout des valeurs personnelles. Le système économique lui-même et le processus de production trouvent leur avantage à ce que ces valeurs personnelles soient pleinement respectées. Dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, c’est surtout cette raison qui plaide en faveur de la propriété privée des moyens de production22 ».

L’évolution de l’économie et des moyens de production rend encore plus nécessaire la mise en œuvre de cette doctrine : « Si autrefois le facteur décisif de la production était la terre et si, plus tard c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, sa capacité de connaissance […] d’organisation solidaire […] de saisir et de satisfaire les besoins des autres23 ».

4) Le travail est aussi une source de droits pour le travailleur.
Le premier de ces droits est d’avoir un emploi puisque c’est par là qu’il devient plus homme.

Ce que Jean-Paul II appelle l’employeur indirect – les États et les organismes internationaux – ont donc des obligations d’agir contre le “cauchemar du chômage”. « Cela s’est réalisé historiquement de deux manières convergentes : soit par des politiques économiques destinées à assurer une croissance équilibrée et une situation de plein emploi ; soit par les assurances contre le chômage et par des politiques de recyclage professionnel appropriées24 ».

Le second est une juste rémunération de son employeur direct, c’est-à-dire « celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir25 ».
La troisième a trait aux prestations sociales : soins de santé, repos, retraite, assurance pour les accidents de travail.

Ce sont ces droits, par trop méconnus lors de la révolution industrielle de la deuxième partie du XIXè siècle et de la première du XXè que des chefs d’entreprise et des hommes politiques chrétiens introduisent progressivement dans notre législation et dans les faits.

Je vais en donner quelques illustrations pour montrer, bien sûr, que la doctrine sociale de l’Église a vocation à inspirer l’action de ceux qui ont en charge l’organisation de la cité et le fonctionnement de l’économie, mais aussi pour rappeler que « presque toute la législation qui concerne la protection collective des travailleurs a sa source dans les propositions de loi des Catholiques sociaux26 ».

II. Les initiatives des Catholiques sociaux face à « la loi d’airin27 » du libéralisme économique du XIXe siècle

Cette vérité historique est tellement méconnue qu’il y a moins de trois ans le premier secrétaire du parti socialiste a pu tranquillement affirmer, sans que soit relevée l’énormité de son propos, que « toutes les grandes réformes sociales dans notre pays sont l’œuvre de la gauche28 »

Celui qui fut l’un de nos grands professeurs d’économie politique, André Piettre, lui avait pourtant par avance répondu :

« Il n’est pas d’erreur plus répandue que d’attribuer à la montée du socialisme les lois et les diverses réalisations sociales qui ont jalonné les dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe. En fait, la plupart d’entre elles ont été dues à des catholiques sociaux, contre l’opposition de la plupart des socialistes qui voyaient d’abord, dans les réformes tentées, un moyen de retarder la révolution attendue […] (contre) aussi la résistance de la plupart des milieux patronaux et conservateurs29 ».

C’est à Montalembert que l’on doit, en 1841, la 1re de nos lois sociales interdisant l’emploi, dans les fabriques, d’enfants de moins de huit ans.

C’est aux frères de Mun que l’on doit les lois sur les caisses de retraite (18 juin 1850) et la préservation du bien de famille (1898).

C’est A. de Mun, encore lui, qui fut à l’origine des Assurances sociales ; commencée en 1886, son action finit par aboutir, en 1920 et 1930, grâce à des lois votées malgré l’opposition à la fois d’une large partie du patronat, de l’extrême gauche, et de la CGT hostile à la cotisation des salariés.

C’est sous son impulsion que fut votée, en 1884, la loi sur les syndicats, contre Clemenceau qui y voyait une sorte de retour aux corporations abolies en 1791.

Ce sont des chefs d’entreprise chrétiens qui, sous l’impulsion d’un industriel grenoblois, Romanet, créèrent les allocations familiales par un système de caisses de compensation qu’ils alimentaient par une cotisation uniforme payée pour chacun des salariés.

Malgré la condamnation par la CGT, à son congrès de 1929, du principe du sursalaire familial, le système se répandit : de 6 caisses regroupant 230 entreprises et 50 000 salariés en 1920, il rassemblait, en 1930, 230 caisses, 32 000 entreprises et 1 880 000 salariés.

Comme le dit A. Piettre « que de conflits auraient été évités si les catholiques sociaux avaient été écoutés plus tôt30 ».

Plus près de nous, c’est sous l’impulsion d’un patron chrétien, d’abord comme Vice-Président du C.N.P.F. chargé des questions sociales puis comme Président de cette organisation patronale, François Ceyrac, qu’ont été élaborés les grands accords instituant la mensualisation des salaires, la formation professionnelle, l’indemnisation du chômage.

III. La doctrine sociale de l’Église et le management des entreprises aujourd’hui

Je voudrais à présent, comme responsable d’entreprise, vous montrer l’actualité de la doctrine sociale de l’Église et son adéquation avec les théories du management qui cherchent les moyens de développer l’implication, la capacité d’initiative, le sens des responsabilités des collaborateurs de l’entreprise pour en améliorer l’efficacité.

Je le ferai en m’appuyant sur mon expérience de directeur des ressources humaines du Groupe Lafarge puis de patron de l’une de ses filiales Lafarge Maroc, qui emploie 1 400 personnes et a un chiffre d’affaires d’un peu plus de 300 millions d’euros. J’ajoute que, sur les 140 cadres qu’elle comporte, il n’y a que cinq français.

1) Quelle est, d’abord, la finalité de l’entreprise ?

C’est de produire des richesses, et c’est de produire des richesses dans un environnement où elle a des concurrents et des clients, des clients dont les besoins évoluent et des concurrents qui bougent.

L’entreprise a donc une exigence de performance et de profit car, si elle ne fait pas de profits, elle n’assure pas sa pérennité. Jean-Paul II ne dit pas autre chose : « L’Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise […] Cependant au profit il faut ajouter d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise31 ».

De fait, cette réussite économique doit se traduire par un progrès social, en faisant bénéficier les collaborateurs de l’entreprise de la richesse créée, au travers de modalités diverses : augmentation des salaires, actionnariat, avantages sociaux. C’est en ce sens qu’Olivier Lecerf, P.-D.G. de Lafarge jusqu’en 1989, disait : « l’entreprise est faite pour l’homme et non l’homme pour l’entreprise », propos qui vous rappelle celui de Jean-Paul II que j’ai évoqué « le travail est pour l’homme et non l’homme pour le travail ».

Comment concilier cette exigence d’efficacité et cet objectif humain qu’on peut percevoir comme antagonistes ?

L’expérience pratique comme les réflexions de bon nombre de spécialistes du management m’incitent à penser qu’elles le sont moins qu’il n’y paraît et que la satisfaction de l’un pourrait bien être une cause déterminante de la progression, sur le long terme, de l’autre.

On peut, certes, comme John King, qui fut le redresseur de British Airways et à qui l’on demandait la clé de sa réussite, affirmer que c’est « la peur ».

Mais on peut aussi dire, comme Bertrand Collomb, l’actuel patron de Lafarge : « c’est à partir de sa culture d’entreprise humaniste que s’est construit le succès et le développement de Lafarge32 ».

2) L’efficacité d’une entreprise apparaît en effet liée à trois éléments principaux :
La qualité des compétences diverses qu’elle réunit.
La façon dont est organisé leur travail commun.
L’implication, la motivation de chacun de ses collaborateurs.

Dans le cadre de mon « sujet », c’est sur les deux derniers points que je voudrais insister.

a. Parce que l’entreprise a des tâches très diverses à accomplir – produire, vendre, acheter, investir, gérer, embaucher, former et développer les hommes et les femmes qui y travaillent – elle réunit des savoir-faire très divers.

_ Un enjeu majeur pour son efficacité est que ces savoir-faire s’additionnent et se complètent effectivement. Cela suppose que l’on substitue aux structures pyramidales et cloisonnées des organisations et des modes de fonctionnement ouverts, qui acceptent les apports venant d’autres départements et favorisent le travail entre des personnes appartenant à des hiérarchies différentes.

Le concept est clair mais sa concrétisation est délicate : elle suppose que soient surmontés les réflexes de défense de son territoire, que les patrons aux divers échelons acceptent de déléguer une partie de leur pouvoir à leurs collaborateurs, ce qui n’est pas facile, et les incitent à travailler avec d’autres hiérarchies, ce qui l’est encore moins. L’expérience que je vis dans une société marocaine où le sens de l’autorité est plutôt développé, me permet de dire que c’est pourtant là l’une des clés de l’efficacité d’une entreprise, car elle permet à la fois de tirer pleinement parti des forces dont elle dispose et de répondre au désir profond de ses collaborateurs de sentir qu’ils participent à une œuvre commune.

Comme le dit Jean-Paul II : « Plus que jamais, aujourd’hui, travailler c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un33 »

_ Le deuxième enjeu, en termes d’organisation, est que les collaborateurs de l’entreprise soient encouragés à développer leur capacité d’initiative et à exercer leurs responsabilités, plutôt qu’à protéger leur tranquillité grâce à l’application docile de procédures et à l’anonymat que peuvent générer les entreprises d’une certaine taille.

Je vais illustrer mon propos d’un cas pratique vécu à Lafarge Maroc.

Recherchant comment diffuser la délégation au long de la hiérarchie et encourager la prise de responsabilité, je me suis aperçu que la maîtrise n’avait guère de rôle dans la communication – descendante ou ascendante – à l’intérieur de l’entreprise et qu’elle n’intervenait pas dans l’appréciation et la rémunération des ouvriers dont elle avait la charge technique mais, dans la pratique, dont elle n’avait pas la responsabilité humaine.

Grâce à une expérience que nous avions pu découvrir dans une usine de la société Rhodia, nous avons d’abord instauré « le tour d’équipe ». Celui-ci consiste, pour les membres d’une équipe d’encadrement, à consacrer un temps suffisant, deux ou trois fois par an, pour faire une appréciation de leurs collaborateurs, la partager entre eux et en faire part au moins une fois l’an à chacun de leurs collaborateurs.

Une fois ceci bien en place, nous avons changé les conditions de la rémunération.

Nous étions dans un système où les propositions d’augmentation étaient faites au crayon. On pouvait ainsi plus facilement les changer. Et les propositions faites, plus personne n’en entendait parler, jusqu’au jour où l’intéressé recevait sa fiche de paye et voyait de combien il avait été augmenté.

Inutile de dire que, quand l’augmentation était bonne, tout se passait très bien mais que, quand elle n’était pas bonne, c’était naturellement les patrons du siège qui avaient pris la mauvaise décision.

La petite révolution que nous avons réalisée c’est que, premièrement, une décision d’augmentation n’est pas prise sans qu’il y ait eu au préalable la proposition de l’agent de maîtrise ou du cadre directement en charge de la personne concernée et que, deuxièmement, c’est lui qui annonce à son collaborateur ce qui, dans le cadre de la politique définie, a été décidé pour lui.

Je vais vous raconter une petite anecdote, glanée lors des visites que j’ai faites dans chacune de nos usines pour voir comment les choses s’étaient passées et ce qu’étaient les réactions du personnel.

Elle m’a paru savoureuse et instructive :

Un agent de maîtrise m’expliquant ce qu’il avait fait pour la rémunération de ses collaborateurs m’a dit : « A priori, dans mon équipe, il y avait quelqu’un qui ne méritait pas d’augmentation ; mais les autres années, quand il n’avait pas d’augmentation, il savait bien que cela venait d’en haut, et pas de moi. Cette année, il fallait que je prenne la responsabilité de lui dire que je ne lui donnerai pas d’augmentation. Ben ! Je lui en ai quand même donné une, parce que c’est dur de dire à quelqu’un qu’il n’est pas bon ».

Je suis intervenu après son propos pour lui dire « vous voyez que ce n’est pas facile d’exercer des responsabilités. Vous en avez fait la découverte. Cette année, vous avez donné une augmentation à cet ouvrier qui n’en méritait pas et vous, vous en avez eu une ; mais l’année prochaine, si vous refaites la même chose, lui aura peut-être une augmentation mais vous, vous n’en aurez plus ! » Tout le monde, y compris lui, a ri et applaudi !

Aujourd’hui, la pratique nouvelle est passée dans les mœurs, la maîtrise a vraiment commencé d’exercer son rôle humain et fait l’apprentissage de la responsabilité. Elle y a trouvé aussi une raison forte de s’impliquer davantage dans son travail.

b) L’implication, la motivation des collaborateurs de l’entreprise sont décisives pour sa réussite. Le tout est de savoir comment les susciter.

Là aussi je vais vous dire ce que m’a appris l’expérience… et qui confirme très exactement l’enseignement de nos papes.

Comme nous ne sommes pas des anges, la motivation me paraît relever de deux éléments : l’un matériel, pour bénéficier des résultats de son travail, l’autre d’une nature différente, pour donner un sens à ce travail.

« L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. L’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination34 »

Ce propos de Jean-Paul II sur l’ordre social s’applique aussi très directement à l’entreprise qui cherche à assurer cette convergence d’intérêts avec ses collaborateurs, et à récompenser l’efficacité de leur travail.

C’est pourquoi les entreprises ont développé des systèmes où une part croissante de la rémunération, au lieu d’être fixe, varie avec les résultats financiers de l’entreprise et la réalisation des objectifs personnels des collaborateurs. Pourquoi aussi elles cherchent par le biais de l’actionnariat salarié et les stock-options à associer le personnel au succès, sur le long terme, de leur entreprise.

Pourquoi enfin, les augmentations de salaires, pour l’essentiel, se font exclusivement au mérite, pratique complètement acceptée dans les entreprises privées, mais à peu près incomprise dans le secteur public, où la notion même de performance semble avoir été oubliée.

Mais l’homme ne vit pas seulement de pain. Il a aussi besoin de comprendre à quoi il sert, en quoi l’entreprise dont il est membre a besoin de lui, en quoi il peut contribuer à son succès. Il a besoin de percevoir qu’il participe à une œuvre commune qui le grandit et contribue à son épanouissement. Il a besoin de sentir qu’il est partie-prenante d’une communauté à laquelle il peut être fier d’appartenir.

C’est pourquoi la communication est un outil stratégique de management. Un outil consommateur de temps et un outil exigeant : il n’est efficace que s’il suscite la confiance parce que le respect de la vérité l’inspire.

Quand les gens savent qu’ils n’obtiendront pas de réponse à leurs questions, très vite ils n’en posent plus. Par contre, lorsqu’ils savent qu’ils ont la liberté de faire part de ce qui les préoccupe, qu’ils auront des réponses, pas toujours satisfaisantes mais toujours vraies, à leurs questions, ils en posent de plus en plus.

Lorsque, dans une entreprise, vous avez pu libérer la parole, des trésors d’information vous remontent sur les interrogations des gens, leur sentiment sur ce qui va ou ne va pas, le degré de compréhension des objectifs et des enjeux de l’entreprise, qui vous permettent de diriger plus efficacement.

Vous avez aussi une chance plus élevée de pouvoir faire passer vos collaborateurs d’une logique d’obéissance à une logique de responsabilité.
Experts en management, coachs et consultants, expliquent et vendent cela aux responsables d’entreprise. Pour beaucoup moins cher, ceux-ci en trouveraient la substance dans les réflexions de Jean-Paul II :
« La doctrine sociale de l’Église […] reconnaît la légitimité des efforts des travailleurs pour obtenir […] une participation plus large à la vie de l’entreprise, de manière que, tout en travaillant avec d’autres et sous la direction d’autres personnes, ils puissent en un sens travailler “à leur compte” en exerçant leur intelligence et leur liberté.
 » Le développement intégral de la personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même35 ».

L’essentiel est dit, auquel il faut ajouter un dernier point, parce que « l’entreprise ne peut être considérée seulement comme une société de capital ; elle est en même temps une société de personnes » [Ibid. § 25], c’est l’intérêt pour l’entreprise d’avoir un corps de valeurs partagées et de le faire vivre.

Comme Christian Herrault vous l’a dit lorsqu’il est intervenu devant vous, Lafarge a eu la chance qu’en 1975 son Président de l’époque, Olivier Lecerf, ait eu l’idée de faire formaliser par la centaine de cadres dirigeants d’alors les convictions, les raisons d’être et les règles de comportement qui constituaient le patrimoine de l’entreprise et que l’on a appelé nos “Principes d’action”. Leur contenu n’a rien de génial, mais il a marqué profondément la culture de l’entreprise, d’autant plus que, dans l’appréciation annuelle des cadres de Lafarge, une batterie de questions s’y réfère explicitement. Il est précieux que, dans une entreprise, il soit clair qu’il y a des choses que l’on fait et d’autres que l’on s’interdit de faire.

Revus à cinq reprises depuis leur rédaction première pour tenir compte des événements qui ont jalonné la vie de l’entreprise – les avions-nous vécus conformément à ce que nous affichions ? – et son développement (Lafarge est aujourd’hui présent dans 75 pays) ils constituent le socle de cette “société de personnes” que veut être Lafarge.

Commentant ces Principes d’action, Bertrand Collomb expliquait : « Les valeurs de Lafarge se sont forgées à partir de références chrétiennes, puis se sont laïcisées. Il nous paraît important que ces valeurs soient affirmées partout dans l’entreprise et même là où la réalité sociale ou les références culturelles semblent les rendre singulières.
 » C’est important pour la cohésion et l’identité de l’entreprise. Mais c’est aussi important pour son succès ».
[…]
« L’expérience confirme en effet que ces valeurs ont une portée universelle. Respect de l’autre, honnêteté, dialogue, libèrent les énergies et l’efficacité de l’action, même lorsque les modèles culturels historiques ne les ont pas privilégiés ».

Vivant et travaillant dans un pays musulman, je ne puis que confirmer l’exactitude de ces propos.

Bertrand Collomb a rapporté d’un voyage en Chine une petite anecdote significative.

Certains contremaîtres de notre usine de Pékin lui ont dit : « depuis que Lafarge est là, nous travaillons beaucoup plus, mais maintenant nous savons pourquoi, nous savons à quoi ça sert, et finalement, nous préférons cela ».

En conclusion, je voudrais vous livrer une brève réflexion sur le rôle spécifique d’un dirigeant d’entreprise dans le domaine humain.

Comme la vie n’est pas un long fleuve tranquille, et la vie économique encore moins, un dirigeant aura à prendre des décisions difficiles sur le plan humain : contractions d’effectifs et changements d’hommes. Un court document interne du groupe Lafarge, destiné aux patrons d’unités, dit ceci :
« Votre responsabilité sera de le faire sans brutalité,
 » Votre courage sera de le faire sans aucune faiblesse ».
« Vous les managerez dans le respect des principes et de l’éthique du groupe : honnêteté et franchise dans l’information, anticipation, recherche attentive des meilleures solutions pour les personnes concernées, accompagnements ».

Propos complété par cette petite phrase qui en dit long sur l’attention aux hommes attendue d’un patron : « vous n’hésiterez pas à faire passer les obligations morales (il y a des personnes dont vous savez que si vous les licenciez, vous les tuez) avant l’optimisation économique la plus fine ».

C’est en ce sens qu’un professeur d’Harvard, la plus prestigieuse école américaine de management, pouvait dire : « Le vrai leadership est fait de profondeur personnelle, de sens de l’humain et de moralité36 ».

J’emprunterai à un grand homme politique français, une ultime leçon de management : « L’autorité contraint à l’obéissance mais la raison y persuade. Il est bien plus à propos de conduire les hommes par les moyens qui gagnent insensiblement leur volonté que par ceux qui le plus souvent ne les font agir qu’autant qu’ils les forcent. L’amour est le plus puissant motif qui oblige à obéir ».

Je crois que pour bien diriger, il faut aimer ceux que l’on dirige. Ce que nous dit le Cardinal de Richelieu, dans son Testament politique, est une leçon qui vaut aussi pour l’entreprise.

Et nous, Chrétiens, qui avons la chance d’avoir un Dieu qui nous a créés libres et qui s’est sacrifié pour nous, nous comprenons pourquoi l’amour est le plus puissant motif d’obéir ; c’est de l’amour pour un Dieu incarné et venu nous sauver que vient notre volonté d’obéir à ce qu’il nous a prescrit. C’est sur le constat de cette cohérence des différents ordres, naturel et surnaturel, que je conclurai.

ECHANGE DE VUES

Janine Chanteur : J’aurais été éblouie si vous n’aviez pas donné un exemple hors de notre pays. Comment faites-vous en France où les syndicats ont des options beaucoup plus politiques qu’économiques, où règne une mentalité qui va plus vers le plaisir et le loisir que vers le travail et le sens du travail ? Comment Lafarge arrive-t-il à tourner en France ? Est-ce grâce au nombre considérable de ses sites étrangers ?

Jean-Marie Schmitz : Ce que vous dites du climat qui existe, aujourd’hui, en France, malheureusement je le crois vrai. Et il m’arrive de temps en temps de repartir avec le cœur un peu lourd de ce que je vois mon pays devenir. Le climat hédoniste dans lequel il baigne, l’attitude d’une partie des cadres vis-à-vis des 35 heures (ils en comprennent bien les méfaits pour notre économie mais habitués à leur RTT ils sont plus réticents à les remettre en cause que les ouvriers, qui savent que pour gagner plus il faut travailler plus), une évolution très critiquable de la jurisprudence aux dépens des entreprises, tout cela ne constitue pas un environnement très favorable. Raison de plus pour consacrer le temps qu’il faut à expliquer, convaincre, et surtout à diriger par l’exemple.

Je crois que les hommes – c’était le sens de la fin de mon propos – sont mûs par des valeurs qui sont substantiellement les mêmes partout et toujours. Ils vous suivent et marchent s’ils ont confiance en vous, parce qu’ils jugent que les décisions que vous prenez ne sont pas idiotes, parce qu’ils considèrent que s’il y a des mauvais coups à prendre vous ne les enverrez pas tout seuls les recevoir en restant tranquillement à l’arrière, parce qu’ils ont le sentiment que, quand ils ont des problèmes, vous les écoutez, vous essayez de les traiter, de les prendre en considération, même pour leur expliquer que leur demande n’est pas justifiée et que vous ne pouvez pas y répondre favorablement.

Henri Lafont : Un point dont vous n’avez pas beaucoup parlé et qui me hante assez, c’est la question des différences de salaires, considérables entre certaines régions du globe et d’autres régions du globe et qui sont à l’origine de ces délocalisations.

Et je me demande ce que la doctrine sociale de l’Église apporte comme réponse à ce problème de la disparité des ressources personnelles, des salaires, entre les régions du monde, non seulement le Nord et le Sud mais aussi l’Est et l’Ouest.

Jean-Marie Schmitz : La doctrine sociale de l’Eglise donne les principes permettant de répondre à l’interrogation que vous avez. Jean-Paul II aborde cette question dans Centesimus Annus où il fait référence à Popularum progressio de Paul VI, spécialement consacrée à ce problème.

La direction donnée est tout à fait claire : c’est que ces inégalités de richesses entre les nations ne sont pas tenables sur le long terme. Et qu’il est du devoir des nations riches d’aider, pratiquement, les nations pauvres à se développer et à atteindre le bien-être, l’emploi, la création de richesses des nations développées. Au nom de la justice, de la loi de commune destination des biens qui fait que « de par sa nature même la propriété privée a aussi un caractère social » (Centesimus Annus § 30), de l’intérêt aussi. Jean-Paul nous dit que le progrès dont peuvent bénéficier les pauvres « est une grande chance pour la croissance morale, culturelle et même économique de tout l’humanité » (Ibid § 28).

Chantal Lebatard : Je reste frappée de ce que vous avez dit à propos de ce que procure le travail et des droits qui y sont liés et de la parenté avec la notion du travail décent telle qu’elle est développée dans les textes du B.I.T. Il semblerait qu’il y ait une infusion, en quelque sorte, des valeurs de dignité, de respect de l’homme qui pénètrent à travers ces textes-là.

Jean-Marie Schmitz : Il se trouve que, pendant pas mal d’années, le B.I.T. a eu un Président français qui s’appelait Yvon Chotard, qui était un chrétien convaincu.

Chantal Lebatard : Ma question porte sur ce que vous avez dit à propos de l’éducation. Comment faire pour motiver, pour donner sens, pour former aux responsabilités, pour essayer d’insuffler un peu d’ardeur au travail ? L’ardeur au travail est une vertu (Jean-Paul II) ! Mais les vertus, cela s’acquiert ! Comment former nos jeunes à cette valeur du travail et à cette conscience qu’ils tiennent là quelque chose d’essentiel pour eux ?

Puis une autre question qui est en corollaire : partage du travail et droit à l’emploi. Les jeunes eux aussi sont concernés dans la mesure où on ne sait pas leur offrir les emplois auxquels ils aspirent et il y a donc une espèce de désespérance qui s’installe et qui remet en question le sens et la valeur du travail.

Jean-Marie Schmitz : Sur ce dernier point, j’ai un remède imparable et très agréable même si j’aborde un âge de la vie où il est plus difficile à réaliser : ayez des enfants !

Il y a un lien établi par les démographes, par les économistes d’Alfred Sauvy à Jean-Didier Lecaillon, entre la dynamique démographique d’un pays et sa dynamique économique !

Michel Godet, professeur au CNAM disait que « l’esprit d’entreprise est cousin de l’esprit de famille ». Dans son dernier ouvrage il montre que l’atonie de l’Europe est liée à son effondrement démographique. J’en ai la conviction la plus ferme.
Sur votre première question : comment donner envie aux gens de travailler, il me semble qu’il y a deux éléments de réponse :

D’abord, pour se dévouer vraiment à quelque chose il faut y adhérer. Il me paraît essentiel de comprendre à quoi sert ce que l’on fait. C’est le premier moyen pour obtenir ce goût du travail et du travail bien fait.

Ensuite il y a l’impact de ce que l’on fait sur les autres.

Je vous ai lu un texte de Jean-Paul II que je trouve très beau sur la responsabilité que vous avez, pas seulement vis-à-vis de vous, mais vis-à-vis de votre famille, de la société dans laquelle vous vivez, de la nation dont vous êtes fils ou fille, de l’héritage que vous avez reçu de ceux qui ont travaillé avant vous et de ce que vous devrez léguer à ceux qui viendront après.

Regardez ce qui se passe dans le domaine de l’écologie. On vous fait percevoir aujourd’hui un certain nombre de choses qu’il faut éviter de faire parce que, sinon, on massacrera ou on dilapidera les ressources naturelles que comporte notre globe. Et l’argument qui est de plus en plus utilisé c’est de dire : qu’allons-nous laisser à nos enfants ? Est-ce qu’on a le droit de faire ça ?

Ce sont me semble-t-il les deux leviers essentiels : l’intérêt personnel, la perception personnelle de : à quoi je sers ? Et puis le fait de dire : je n’ai pas seulement une responsabilité vis-à-vis de moi mais aussi vis-à-vis de mes proches, plus ou moins proches.

Francis Jacques : J’ai beaucoup apprécié le déploiement de la logique de la vision chrétienne du travail.
Je ne veux pas tempérer l’optimisme ou l’euphorie du propos, c’est ce à quoi je crois. Mes remarques tendent à le soutenir.

Comment nourrir l’ardeur au travail qui est une vertu morale ? Vous venez de répondre par la raison : c’est utile, on est responsable. C’est la rationalité. Mais il s’agit de la raison et de la foi.

Alors, je me demandais, dans la mesure où vous remarquez, dans le dernier tiers de votre exposé, que les grands principes de respect de l’autre, de dialogue, de franchise dans l’information, tendent à se séculariser, ce qui se passe au fond. Quelle transformation ces principes subissent-ils dans ce processus de laïcisation ? Est-ce qu’il y a une perte de ferveur, de dynamisme ? Est-ce que le concept change ? Est-ce que la profondeur personnelle change ? Que perd-t-on lorsque l’on sort tout cela de l’exposition à l’absolu ? Cette idéologie du travail, ce n’est pas des coups de badigeon religieux sur un ensemble de vertus morales. Que perd-t-on dans le concept ?

Ensuite, je reprends ce que vous dites : le travail est l’une des caractéristiques qui distinguent l’homme du reste des créatures. Y en a-t-il d’autres ?

Enfin, je me demande si le dernier secret (pour un homme de foi, pas seulement pour un homme de raison) de l’humanité de l’homme est le travail ou même l’œuvre ou bien une vie vécue devant Dieu ? Ce qui est le temps sabbatique.

Parce qu’il faut quand même bien se rendre compte que les vertus morales ne sont pas des vertus religieuses et que même dans l’ordre religieux, dans la théologie, il n’y a pas que le travail, il y a la part sabbatique de l’homme qui renvoie d’ailleurs à la part de travail de l’homme mais, inversement, la part de travail renvoie à la part sabbatique et liturgique.

Catherine Rouvier : Une question sur le mérite, parce que j’appartiens, comme notre président, au monde universitaire, mais j’ai tout de même un pied dans le privé, un cabinet d’avocats, ce qui me permet d’avoir une double vision.

À l’université de Paris XI est introduite la notion de mérite. Or, pour le moment, cela se solde surtout par des jugements qui sont fondés soit sur l’idéologie, soit sur les affinités particulières, etc. Y aurait-il une recette pour que le mérite puisse vraiment correspondre à quelque chose, en dehors de ce qui a été dit, à savoir, la qualité des personnes ? Est-ce qu’il y a une recette qui permette d’étendre cette notion tout à fait merveilleuse, à d’autres univers comme l’université, par exemple ?

Pasteur Leplay : Je n’ai pas été ébloui par votre conférence, mais éclairé, ce qui est peut-être aussi bien. C’est-à-dire que j’ai perçu la cohérence, la cohésion entre un idéal chrétien, bien formalisé, et puis des responsabilités concrètes. C’est toujours difficile de faire la synthèse entre la morale de conviction et la morale de responsabilité. C’est cela finalement l’exercice d’être un humain, un actif.

Je me demande si, dans la lecture relativement optimiste que vous avez faite du développement de la conscience morale et politique de l’Église, il ne faudrait pas nuancer. Dans quelle mesure y a-t-il pas dans l’histoire humaine des éléments d’accélération ? Est-ce que le prophétisme n’a pas accéléré le judaïsme ? Est-ce que la Réforme n’a pas accéléré le Christianisme ? Est-ce que le syndicalisme n’a pas accéléré la doctrine sociale ?

C’est une vaste question. Je ne pense pas que l’on puisse être manichéen et que tout soit noir d’un côté et blanc de l’autre, mais qu’il faut entrer dans une dialectique où des gens même comme Karl Marx ont leur place, me semble-t-il (voir Jacques Attali !).

Bernard Vivier : Vous avez, dans votre exposé, bien réhabilité ce que les Catholiques sociaux ont apporté au progrès social dans la pensée, dans les actes, dans les lois.

Vous avez épinglé un dirigeant socialiste qui affirme – et c’est une idée souvent répandue – que la gauche, en tout cas le socialisme est la source du progrès social. Et, effectivement, il est important de réhabiliter les acteurs, les Catholiques sociaux, tout comme il peut être utile aussi, en étant rigoureux, de rappeler ce que les libéraux ont apporté aussi au progrès social : la loi de 1884 est une loi libérale, tout comme la création des caisses d’épargne, comme les lois sur les accidents du travail. Les œuvres des Ferry, des Waldeck-Rousseau, des Delessert, des La Rochefoucauld ne s’inscrivent pas pleinement dans la tradition catholique sociale mais libérale.

Aujourd’hui encore, l’idée reçue (l’erreur mille fois répétée ne fait pas une vérité) est là : c’est le socialisme qui a installé dans notre pays, pour ne pas dire dans notre continent, le progrès social.
J’ai deux questions :
- Pourquoi cette idée s’est-elle ainsi installée ?

- Quels sont les moyens – aujourd’hui – pour que se diffusent de façon efficace, dans le monde du travail, les principes sociaux-chrétiens ?

Jean-Marie Schmitz : Je vais essayer de répondre brièvement, en commençant par la dernière question. Pourquoi cette croyance ? Je crois, au moins pour deux raisons.

La première et la plus importante : par ignorance. Les gens ne savent pas. Ils ne le savent pas parce qu’on ne le leur enseigne pas ; ils ne le savent pas parce qu’on ne leur a pas porté suffisamment la bonne parole. C’est notre responsabilité de le faire.

Je crois qu’il y a une deuxième raison qui tient à l’histoire des progrès sociaux c’est qu’ils paraissent souvent avoir été arrachés au patronat ou par les grèves, ou par un syndicalisme de combat. Quand on voit l’évolution qu’a eue une Simone Veil après avoir été ouvrière à la chaîne chez Renault, on peut se dire qu’un certain nombre des conditions de travail de cette époque expliquent certaines images ou certains clichés qui se sont imposés dans la tête des gens.

Comment aujourd’hui redresser ces images et en faire passer d’autres dans la réalité des faits ? Je crois qu’il y a des actions qui sont d’ordres divers.

Vous avez des actions au niveau des Institutions, mais cela nécessite au moins un certain pouvoir politique.

Vous avez des actions de diffusion des idées. Quand vous rédigez, comme vous l’avez fait, un rapport sur le travail au Conseil économique et social, il y a un certain nombre d’idées qui sont développées et qui contribuent à créer tel ou tel type de climat !

Et puis, je crois qu’il y a des actions personnelles dans la vie professionnelle de tous les jours. Est-ce que vous êtes, à travers vos actes, le porteur de telle ou telle conviction ? Est-ce que les gens vous perçoivent comme cela ?

Je vous livre une petite anecdote qui, je m’en excuse, me concerne. Au bout de quelques mois au Maroc, j’ai eu une réunion importante avec une quarantaine de mes principaux collaborateurs où je voulais leur dire nos objectifs et la façon dont nous allions travailler. Ma secrétaire m’avait préparé les transparents pour soutenir ma présentation. Alors que je partais, elle m’a dit « bon courage et surtout ne changez pas parce qu’on a confiance en vous ! » Un peu étonné je lui ai dit « ce que vous m’exprimez me fait plaisir, mais pourquoi avez-vous confiance en moi ? Vous ne me connaissez pas encore beaucoup… » « On a vu que vous étiez catholique, alors on sait qu’il y a des choses que vous ferez et des choses que vous ne ferez pas ». Sa réponse m’a à la fois surpris et réjoui. Et ça, encore une fois, dans un pays musulman !

Cela rejoint un peu la question posée sur la laïcisation des valeurs.

Je crois que dans notre doctrine chrétienne, il y a un droit naturel. L’homme a été créé à la ressemblance de Dieu et donc il a au fond de lui, quels que soient sa langue, sa race, sa religion et l’état de décrépitude personnelle dans laquelle il peut se trouver, le reflet d’une créature de Dieu. On ne peut plus dire « je fais ça parce que je crois au Bon Dieu ». Mais les valeurs auxquelles partout les gens se réfèrent parce qu’elles répondent à une exigence de l’homme sont en fait des valeurs chrétiennes même si elles n’en portent plus le nom. Je n’ai vu personne qui m’explique que mentir c’est bien et que dire la vérité ne l’est pas.

Le Président : Quelqu’un qui, dans les affaires, se dise : il faut que j’arrive à tromper mon concurrent, mon adversaire…

Jean-Marie Schmitz : Non, je crois que c’est quelque chose qui est tout à fait à courte vue. C’est du même registre, dans un domaine différent, que la réflexion de John King disant « je dirige par la peur ! »

J’ai été pendant quatre ans directeur commercial dans une autre filiale du Groupe. J’ai quitté cette fonction avec la conviction absolue que l’honnêteté paye – honnêteté ne veut pas dire niaiserie ! On a le droit de jouer astucieusement les cartes qu’on a dans les mains – parce que si un jour il n’est pas certain que vos explications suffisent à emporter la conviction de votre interlocuteur, s’il a confiance en vous, s’il sait que vous ne lui racontez pas des choses biaisées ou mensongères, il acceptera ce que vous lui racontez ! Et ça, c’est essentiel.

La question sur le mérite : Il y a une façon certaine de tuer cette notion d’augmentation au mérite, c’est que le cadre de son exercice ne soit pas perçu par les gens comme équitable. De telles augmentations supposent, en amont que le « mérite » ait été défini c’est-à-dire que l’évaluation de la performance repose sur la réalisation d’un nombre limité d’objectifs – six au maximum – définis d’un commun accord entre le patron et son collaborateur.

Pour éviter les effets de favoritisme, les propositions faites par les différents patrons de Lafarge Maroc pour chacun de leurs cadres sont revues en Comité de Direction.

Il est évident que la relation hiérarchique dans l’entreprise n’est pas de même nature que celle qui existe entre un professeur de Faculté et son Président. Mais est-il impossible de concevoir que la réussite des étudiants, leur appréciation de la qualité de l’enseignement qui leur est dispensé, puissent être des critères de « mérite » du professeur ? Il n’y a pas aujourd’hui dans le privé une seule formation ou intervention extérieure qui ne se termine par une évaluation de sa qualité par les stagiaires.

Un mot pour terminer, en réponse au Pasteur Leplay. Le syndicalisme a-t-il accéléré la doctrine sociale ? Jean-Paul II a, je crois, répondu dans « Laborem exerceus » lorsqu’il dit : « l’expérience historique apprend que les syndicats sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées » ( § 20). Je ne crois par contre pas que le « matérialisme dialectique » de Karl Max ait constitué un apport positif, ni au prolétariat, il suffit de voir le sort qui lui a été réservé dans les régimes communistes, ni à l’homme qu’il a voulu couper de tout transcendance, ce pourquoi il est « intrinsèquement pervers et que l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne » (Pie XI – Divini Redemptoris).

 

_________________________________________

 

1 Jean-Paul II, Centesimus Annus, § 5
2 Ibid., § 3
3 Jean-Paul II, “Laborem exercens” in Discours du Pape et chronique romaine numéro spécial 397, septembre 1981, p. 15
4 Ibid. p. 9
5 Ibid. pp. 3 et 4
6 « La domination de l’homme sur la terre se réalise dans et par le travail », Ibid. p. 22
7 Ibid. p. 52
8 Ibid. p. 118 : « L’homme créé à l’image de Dieu participe par son travail à l’œuvre du Créateur ».
9 Ibid. p. 81
10 Jean-Paul II, Centesimus Annus, § 6
11 II Thess., 3,10
12 Ibid. § 11
13 Jean-Paul II, Laborem exercens, pp. 30 et 31
14 Ibid. p. 43
15 Ibid. p. 46
16 Ibid. pp. 47-48
17 Ibid. p. 57
18 Ibid. p. 77
19 Ibid. p. 65
20 Jean-Paul II, Centesimus Annus, § 42
21 Jean-Paul II, Laborem exercens, pp. 70 et 71
22 Ibid. pp. 78-79
23 Jean-Paul II, Laborem exercens, p.96
24 Ibid. § 15
25 Jean-Paul II, Laborem exercens, p. 96
26 André Piettre, Les Chrétiens et le socialisme, éd. France Empire, p. 76
27 L’expression est du futur Léon XIII, alors jeune évêque de Pérouse (en 1846, il avait 36 ans), cité par André Piettre, Le libéralisme et l’Église, p. 113
28 François Hollande, le Monde, 20 octobre 2002
29 A. Piettre, Les Chrétiens et le socialisme, pp. 73 et 74. Les exemples qui suivent sont cités par lui pp. 74 à 78.
30 Ibid. p. 77
31 Jean-Paul II, Centesimus Annus, § 35
32 Bertrand Collomb, Communication à l’Académie des SciencesMorales et Politiques, printemps 2001
33 Jean-Paul II, Centesimus Annus, § 31
34 Ibid. § 25
35 Ibid. § 43
36 Abraham Zaleznik (Professeur à Harvard)