par Hervé L’Huillier , Ancien Elève de l’Ecole des Chartes, Président d’Evangile et société

Peut-on envisager la mondialisation sous l’angle de l’unité du genre humain ? Les dynamiques sociales de la mondialisation nous placent-elles dans la perspective de la grande famille humaine ? Sans doute ; et ceci en prenant en compte non seulement les habitants de la planète toute entière, mais aussi, et c’est peut-être le fait le plus nouveau, leur patrimoine commun. Comprendre comment cela sera possible et tenter de dégager les traits saillants de cette nouvelle terre habitée n’est pas chose facile tant les perceptions que nous avons du processus sont contradictoires. Mais nous voyons déjà se modifier le rôle et la place des principales institutions qui structurent la société et nous pouvons dégager de ces modifications des interrogations et des hypothèses sur l’évolution des comportements sociétaux.

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Le Président : En abordant le thème de la mondialisation, nous allons traiter sans doute le thème le plus difficile parce que le plus nouveau de ce programme. L’ethnologue, l’historien, le philosophe ont des repères. L’unité du genre humain leur apparaît, chacun suivant sa discipline, d’après des phénomènes observés de longue date même s’ils donnent lieu à des interprétations différentes. Ainsi, tandis que pour l’historien marxiste les événements expliquent et déterminent nos comportements, pour l’historien chrétien l’homme échappe à l’Histoire qui n’a pas, sur lui, tous les droits.
Pour la mondialisation, n’y a-t-il pas un décalage entre des phénomènes observés mais encore récents et un certain dogmatisme sur l’interprétation qui en est donnée ? D’un côté des techniques nouvelles que nous maîtrisons depuis peu et déjà des jugements qui s’appliquent principalement à la mondialisation de l’économie, à celle des flux financiers ; alors que la réflexion théorique pourrait aussi bien s’appliquer, avec autant de légitimité, à la globalisation de l’information, au rôle des ONG auprès des Instances internationales, à la formation d’une conscience planétaire où les problèmes de l’environnement ont tendance à détrôner les Droits de l’Homme.
Ne serait-il pas nécessaire de faire plus nettement la distinction entre mondialisme et mondialisation, le premier terme désignant un champ de forces intellectuelles et politiques, le second le marché global et des Institutions économiques et financières globales ?
Le titre donné à la communication de ce jour traduit bien notre modestie devant le phénomène : « L’émergence d’une société inconnue ».
Nous avons voulu rendre compte d’une attitude qui s’apparenterait à la fois à l’émerveillement de l’enfant devant ce monde nouveau et à l’embarras de l’adulte pour lui donner un nom.
Hervé L’Huillier a accepté de relever ce défi. Il a bien des qualités pour le faire.
Hervé L’Huillier est ancien élève de l’École des Chartes, de l’École Pratique des Hautes Études. S’il est donc historien, il est aussi mathématicien dont témoignent ses travaux sur l’histoire des mathématiques, principalement au Moyen Age, la formation de la langue mathématique et la transmission du savoir.
Sa carrière a commencé aux Archives nationales. Il y est Conservateur de 1977 à 1981. Il entre alors dans une Compagnie pétrolière française pour y créer un service d’archives. Il est aujourd’hui Directeur de l’information, de la documentation, des archives et historien de ce groupe français, il s’agit évidemment de Total puisqu’il n’y en a plus d’autre. Il favorise l’accès des chercheurs au fonds conservé ce qui, m’a-t-il dit, est assez rare dans une entreprise.
Hervé L’Huillier est spécialiste des technologies avancées de l’information : portail d’information ; recherche évoluée de données sur l’Internet ; traitement des corpus documentaires utilisés pour la veille. Dans ce cadre, il a participé à la création d’un cycle d’intelligence économique à l’Institut des Hautes Études de Défense nationale.
Hervé L’Huillier est Président de l’École des bibliothécaires documentalistes de l’Institut catholique de Paris. Il est Vice-Président d’« Évangile et Société » et membre du Comité d’Orientation de l’OCHRES .
Ce père de six enfants – et je suis heureux de saluer ici Madame Hervé L’Huillier, elle-même Chartiste, – a encore du temps pour découvrir, dit-il « le moteur intérieur du monde , la poésie ». « Mes poèmes, c’est l’essentiel » disait Senghor , et il rappelait le mot de Jean Giono « le poète doit être un professeur d’espérance. À cette seule condition, il a sa place à côté des hommes qui travaillent et il a droit au pain et au vin. »
Il a droit aussi à la parole !

Hervé L’Huillier : Je vais essayer de relever ce défi qui n’est pas des plus faciles et que j’aborde avec une certaine humilité.
La rigueur scientifique impose de commencer tout développement par poser clairement les concepts qu’on va manier. C’est une exigence impérative quand il s’agit de parler de la mondialisation. Ce terme est controversé, à tout le moins sur le sens duquel tout le monde ne s’accorde pas.
En toute rigueur, la mondialisation désigne un processus économique pour lequel les Anglo-Saxons utilisent le mot globalization qui caractérise la victoire du libéralisme économique s’étendant à l’ensemble de la planète mais aussi embrassant la plupart du fait humain.
Force est de constater que ce sens, sur lequel les universitaires se sont longtemps appuyés, a progressivement évolué dans les esprits et tend à désigner maintenant tout ce qui a une dimension planétaire. Pour exprimer cela les Anglo-Saxons ont un terme, qu’on rencontre assez peu, qui est worldwideness, littéralement “ ce qui s’étend à la dimension du monde ”. À ce terme correspond un ancien terme de la philosophie œcumene, textuellement “ la terre habitée ” ; que l’on peut rapprocher d’un autre terme : œconomia, en raison de sa racine sémantique : oikos, la maison, l’organisation de la maison. C’est ce sens-là que je vais retenir ce soir pour trois raisons. D’abord parce que c’est une acception qui tient compte non seulement des aspects économiques mais également politiques et sociaux. Ensuite parce que parler de maison commune c’est implicitement faire référence à la contraction des temps dans lesquels nous vivons aujourd’hui. Et surtout parce que cette origine sémantique nous oriente directement vers les habitants de la maison commune, en d’autres termes, vers la famille humaine, considérée comme un ensemble, ce qui permet de placer cet exposé dans le cadre plus vaste que ses promoteurs ont souhaité pour ce cycle de conférences.
Cette définition conduit à considérer la mondialisation comme un phénomène récent et novateur. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que c’est un phénomène qui s’est perpétré tout au long de l’Histoire. C’est un phénomène qui se développe depuis environ vingt-cinq ans ou, si l’on préfère, le temps d’une génération. C’est très peu à l’échelle de l’Histoire humaine, trop peu pour que la mondialisation ait pu réellement modeler des formes sociales nouvelles.
Pour autant ces deux décennies permettent de dégager ce qu’on appelle aujourd’hui les grilles de lecture à travers lesquelles des évolutions possibles ou probables de ce vers quoi nous allons se laissent entrevoir.
Je vais essayer de privilégier trois angles d’attaque.
En premier lieu les perceptions que nous avons de la mondialisation et vous verrez qu’elles sont ou peuvent être controversées.
Ensuite, je parlerai des structures sociales qui informent, au sens philosophique du terme, notre vie, elles aussi secouées par des extensions mondiales des problèmes.
Enfin, je parlerai des comportements sociaux.

1. Les perceptions sociales paradoxales de la mondialisation.
L’image que nous renvoient de la mondialisation les médias, les hommes politiques, les intellectuels ou les hommes d’entreprise donne l’impression d’une lecture peu unanime de ce qu’il se passe maintenant. Je vais relever cinq “ paradoxes ”.

Premier grand paradoxe : avidité – solidarité. La mondialisation nous met presque tout à portée de main aujourd’hui : par le voyage, par la communication numérique, par les progrès qui sont réalisés dans les transports, dans le transport des images également, le monde s’ouvre à nous comme un immense catalogue d’envies. Plus rien n’est loin. Plus rien n’est vraiment impossible. Rêve-t-on d’un dépaysement ? La réalité vient rapidement dépasser le rêve. A-t-on besoin d’un expert ? Où qu’il soit les moyens de communication le trouvent ou nous mettent en communication avec des réseaux de compétences. Avec de l’argent presque tout peut s’acheter : un organe, un voyage sur la lune dans plusieurs années, un enfant pour quelques instants de plaisir à 10 000 kilomètres, demain peut-être un double de soi-même pour se prolonger dans le temps. Il y a là un consumérisme global qui prend sa place insidieusement dans nos systèmes de référence sans peut-être que nous en soyons pleinement conscients et qui peut faire peur.
Première orientation donc : consumérisme global.
Parallèlement la mondialisation s’ouvre aussi à nous comme un immense catalogue de besoins insatisfaits et souvent élémentaires, des besoins momentanés ou durables. Alors qu’il n’y a plus guère de frontières entre rêve et réalité dans le monde de la consommation dès lors que les ressources sont là, les vides à combler entre besoins vitaux et solutions appropriées apparaissent comme des injustices inexplicables et nourrissent des sentiments de révolte ou de désespoir. Pour beaucoup ces injustices se traduisent par l’exigence d’une conscience mieux formée et plus attentive.
C’est une deuxième orientation pour la future société où nous entrons au niveau individuel comme au niveau des institutions qui sont capables de répondre à ces besoins. Cette exigence se marque dans les faits. Il n’y a qu’à voir les élans de solidarité internationale que les catastrophes de ces dernières années ont suscités, comme si, quand vient le malheur, tous prenaient conscience qu’ils étaient frères de tous.

Deuxième paradoxe. Individu et groupe.
La cause semble entendue. La mondialisation affaiblit les structures sociales dont elle remet en question les territoires et les valeurs. Face à cela l’individualisme triomphe, vous l’avez lu partout.
Les stratégies individuelles qui voient les hommes user à leur propre profit des structures sociales sont relevées par les sociologues. L’individu a sa conscience pour lui. Se promenant sans cesse dans le grand rayonnage virtuel des biens matériels et immatériels, des systèmes de pensée, des choix d’existence, des temps de travail, des temps de loisirs, il construit sa vie au gré de ses intérêts et parfois en tête-à-tête avec sa machine.
Et pourtant, dans le même temps, sa machine l’aide à construire des espaces de collaboration, à se reconnaître dans une forme d’identité collective. C’est une tendance qui se développe. Instinctivement, l’homme du XXIè siècle sait qu’il a besoin des autres et que la mondialisation lui permet de constituer des cercles d’intérêt de dimensions diverses, de partager des passions dans le cadre de groupes qui dépassent les frontières.
C’est un autre trait du monde à venir : l’homme équipé trouvera dans la mondialisation des ressources faciles d’accès qui seront de nature à conforter son indépendance et, simultanément, il verra ses liens de socialisation et de dépendance multipliés.

Troisième paradoxe. Le global et le local.
Les dynamiques sociales, politiques sont mondiales ou internationales aujourd’hui, mais la vie reste locale.
Deux dynamiques coexistent pour définir le visage des univers locaux dans la contrainte globale. D’une part, les habitants essaient de convoquer le monde entier dans les frontières du quotidien. Prenons un exemple : le centre commercial avec ses restaurants, ses cinémas, ses rayons remplis de denrées venues de toutes parts. Un autre : l’Internet avec ses ressources musicales, ses ventes aux enchères, ses relations de travail, ses relations de loisirs dessinent une nouvelle version du théâtre classique où se conjuguent l’unité de temps, l’unité de lieu et l’unité d’action.
On peut dire aussi que les décisions qui ont leur point d’application dans le local, le territorial, sont prises à des niveaux qui sont bien éloignés des communautés locales. De ce fait l’épaisseur historique de la vie, la densité des liens de proximité, la distribution personnalisée des lieux, les noms, toute la diversité du quotidien, tout cela est en train progressivement de se diluer dans le grand tout mondialisé. À cause de ces tendances majoritaires, le local, le village par exemple, est de plus en plus abandonné à lui-même pour organiser humainement la vie. La vie, la vraie vie des gens se fait à l’échelon local. Pour avoir un peu de sens, il lui faut un peu d’organisation. Il faut des personnes qui s’intéressent à ceux qui sont à portée de leur regard ou à portée de leurs pas, ceux que l’on peut atteindre en prenant appui sur ce que l’on sait d’eux.
Pour que cela soit, il faut que les communautés locales trouvent des initiatives et des décideurs de profils nouveaux qui s’exprimeront de plus en plus dans le cadre associatif.
Il y a dans cette opposition, qui n’est pas artificielle, entre le local et le global probablement des germes de conflits pour l’avenir. Il faudra trouver des formes harmonieuses de dialogue entre les responsables locaux des communautés locales et les décideurs éloignés dont les univers de contrainte s’inscrivent déjà dans des cadres géographiques plus vastes et dans des horizons de temps plus éloignés.
C’est une question qui prend un tour inquiétant quand on considère que le local c’est peut-être le village, mais c’est de plus en plus la mégapole. La mégapole avec ses quartiers, constituée en zones de non-droit ou bien de superposition de droits et de replis communautaristes.

Quatrième paradoxe. Homogénéité – diversité.
La mondialisation est souvent décrite comme un rouleau compresseur qui écrase toute diversité. Elle se traduit par la massification des productions. Celle-ci entraîne à son tour la concentration des produits autour de lignes de moins en moins nombreuses. La révolution verte, engagée depuis le début des années 60, a abouti progressivement à la disparition de nombreuses espèces de plantes nourricières. On peut voir aussi que dans tous les produits de consommation, la voiture, le voyage, l’ordinateur, la culture il y a une restriction, une unification, une standardisation des lignes de production.
Cette massification s’explique très bien ; pour autant elle ne va pas systématiquement de soi. Elle ne va pas de soi parce que l’élargissement du monde économique ouvre des marchés qui, pour certaines denrées rares ou pour des concepts innovants, apporte la masse critique où la production et la commercialisation peuvent s’envisager. Une partie de cette diversité se paye et n’est possible que par les circuits du luxe. Créer aujourd’hui une espèce nouvelle de rose est quelque chose qui entre dans le marché du luxe. Mais on peut espérer que la loi économique fonctionnera, qui s’observe depuis toujours, à savoir que les produits du luxe qui sont pendant un certain temps réservés aux élites financières finissent par gagner les niveaux inférieurs de la société.
Mais il y a bien d’autres exemples de la diversification. En matière alimentaire, médicale, industrielle : il peut y avoir des ressources de la nature qui entrent dans la composition de nouveaux médicaments ; il peut y avoir de nouvelles façons d’envisager l’entreprise, d’envisager le travail, l’activité, les manières de développer l’épargne, … Tout cela s’est diversifié de façon considérable au cours de ces toutes dernières années. Je pense que la diversification des produits, des cultures et des modes de vie ira sans doute en s’accentuant. Simplement faudrait-il que ce ne soit pas le marché qui en soit le décideur ultime.

Cinquième paradoxe. Exploitation et responsabilité.
Pour beaucoup d’observateurs engagés – et les luttes emblématiques comme on en a vues à Davos ou dans le cadre des réunions de l’OMC en sont l’expression la plus visible – la mondialisation permet à des minorités privilégiées de piller le monde, d’écraser les populations les moins favorisées. Pour le dire en termes forts : l’homme continue de manger l’homme, non plus sous une forme barbare d’anthropophagie mais par une subtile et progressive cannibalisation de tout le fait humain.
Les ressources naturelles de la planète sont surexploitées. Les mers et les terres sont polluées. Les productions délocalisées se font au mépris de certains droits élémentaires des travailleurs. Le vivant se laisse intégrer dans le marchand. Ce sont des analyses que vous connaissez tous et qui sont difficilement contestables tant elles s’appuient sur des faits innombrables.
Et pourtant, si on remet l’Histoire en perspective, on constate qu’en parallèle se développe depuis une trentaine d’années une véritable culture de responsabilité dont les axes sont divers mais tendent tous vers un plus grand respect de la nature, ce terme de nature étant pris au sens le plus large. La lutte contre le dopage dans le sport, la lutte contre le travail des enfants, toutes les thématiques du développement durable, la traçabilité de certaines denrées sensibles sont autant de domaines où, même si les résultats sont aujourd’hui insuffisants, on voit se construire en tendance lourde une perplexité devant les traits excessifs de la globalisation.
Jamais, dans l’Histoire, on n’a eu une telle conscience. C’est une nouveauté. Malheureusement les pays défavorisés ne partagent pas tous, loin s’en faut, cette démarche. Quand on aura avancé dans cette voie, le concept d’un genre humain considéré comme une grande famille aura beaucoup progressé, non pas seulement parce qu’on aura conscience d’une fratrie étendue à toute l’humanité, mais aussi et surtout parce que la planète et toutes les réalisations humaines y seront reçues comme un patrimoine. Il n’y a pas de notion de famille sans notion de patrimoine à protéger, à développer ensemble et à partager équitablement.
Ce processus n’est donc pas aussi monstrueux que beaucoup le laissent entendre parce qu’ils en gardent des perceptions partielles. Deux axes antagonistes émergent : un individualisme consumériste pour qui l’homme est un loup pas seulement pour lui-même mais pour la création tout entière et l’autre dynamique qui est celle d’un axe civilisateur fait de solidarité fraternelle, consciente de la richesse du créé et soucieuse de le gérer avec responsabilité.
Reste que cette évolution fait peur. On sent obscurément qu’elle bouscule des habitudes. On ne voit pas ce qui la pilote et, par conséquent, où elle emmène l’humanité. Cette inquiétude est normale parce que cette évolution ébranle des institutions sur lesquelles la société s’est construite dans le temps long, les invitant à réinventer leur place et leur rôle.

2. Le rôle et la place des structures sociales.
Face à la mondialisation, il y a des disparités inquiétantes. On peut distinguer deux grands ensembles.
Celles qui donnent le rythme :
Parmi les structures essentielles qui ont trouvé leur rôle et leur place dans le phénomène actuel de mondialisation, qui marchent dans le tempo, qui peut-être même donnent le rythme, il y a naturellement les entreprises. Les entreprises sont dans le coup parce que, pour elles, l’espace est planétaire. Le marché planétaire constitue le terrain et la règle du jeu. Mais il y a aussi le monde sportif qui est mondialisé depuis Pierre de Coubertin, qui pourrait constituer, si on le voulait, un véritable bac à sable de la mondialisation : indicateurs internationaux, absence de frontières, invasion de l’argent, réification de l’homme, excès, tentatives de correction des excès, émanation d’un humanisme nouveau, sentiment d’une unique famille sportive répandue à travers le monde.
De même pourrait-on dire que les élites culturelles sont dans le coup. Les grandes ONG, certaines Institutions internationales sont très avancées sur cette voie. Les Églises également, certaines plus que d’autres, en particulier les Églises chrétiennes qui se sont construites dans une perspective universelle et qui ont peut-être de ce fait, plus que les structures que je viens de citer, une expérience de la mondialisation.
Celles qui doutent :
Face à cela il y a des structures qui doutent, des structures qui programment sans cesse d’inefficaces refondations, qui parlent en permanence de leur réforme et dont on annonce périodiquement le recul et la perte d’audience. La première, bien sûr, c’est l’État. Non que les États n’aient pas joué un rôle essentiel dans la mondialisation comme on a tendance à le dire souvent. Ils en sont en grande partie responsables à la faveur des lois votées sur les dérégulations économiques, la facilitation des flux de capitaux, le développement des relations commerciales, la suppression des barrières douanières… Les États ont joué un rôle dans la mondialisation. Mais, pour beaucoup d’observateurs, il apparaît que les États ne sont pas dans le coup et ce phénomène s’accompagne d’un certain désintérêt pour la chose publique.
Plus marquée encore m’apparaît l’école, la place de l’école, je dirai plus précisément les Éducations nationales. Perplexes sur leur vocation, mal assurées dans leurs moyens, écartelées entre leur commanditaire, l’État, leurs acteurs, dépassés, et leurs débouchés, le monde du travail.
Je n’insisterai pas sur le recul des partis politiques et des organisations syndicales, qui sont dépassés dans leur objectif social par d’autres expressions de la société civile.
J’aurais aimé faire une place à la famille, dans ce débat, qui est une structure essentielle, bien évidemment. On sait qu’elle est plébiscitée comme Institution, au moins en Occident, probablement partout dans le monde. On sait son rôle structurant pour la société. On en connaît aussi aujourd’hui les échecs, les redéfinitions, les limites. La tendance actuelle en Occident est à la famille dite « nucléaire », construite autour de ce que l’on appelle le projet parental. Elle est l’exemple même de la consommation d’une institution sociale essentielle pour la société par l’individu lui-même. Je dirai simplement que la généralisation du modèle nucléaire se traduit par la perte de la dimension historique, une génération ayant tendance à choisir des modes de vie très différents, et de plus en plus différents, de ceux de la génération qui la précède. C’est une tendance qui va être renforcée par l’éclatement du noyau quand les enfants iront s’établir à l’étranger, prendront des conjoints étrangers, etc. Cette évolution pose de graves problèmes sur la place et l’avenir des personnes âgées dans notre société. Mais c’est l’Occident. Ailleurs le modèle reste souvent celui de la famille patriarcale, ou famille élargie, sanctuaire de convictions, conservatoire de modes de vie partagés.
Il y a donc deux axes d’évolution. Comment vont-ils se confronter ou se rencontrer ? Je ne peux pas le dire.
Caractères handicapants et caractères propices
Je voudrais revenir sur les deux ensembles que j’ai indiqués, pour voir quelles sont les forces et les faiblesses des structures sociales face à la mondialisation, parce qu’il y a des caractères handicapants et des caractères propices.
Le premier est évident. Les structures qui tirent leur légitimité d’un territoire institutionnel, territoire géographique, ou dont la compétence ou le projet comportent explicitement ou implicitement la notion de frontière sont moins dans le coup que les autres. C’est très difficile à gérer pour les États. Et donc ces structures seront tentées de s’allier au-delà des frontières comme on peut le voir pour les États, pour les syndicats… C’est très lent comme évolution, très partiel. C’est souvent conduit sous la pression économique d’ailleurs, mais c’est une tendance ; on le voit aussi avec les grands marchés régionaux.
Une autre disparité entre ces structures vient, c’est plus subtil, de ce que certaines s’imposent au lieu que d’autres se choisissent. On peut choisir l’entreprise dans laquelle on va rentrer. On peut en changer plusieurs fois. On peut changer de rôle dans son entreprise. On peut choisir le sport que l’on va faire, l’ONG dans laquelle on s’investit. On ne choisit pas son État. On ne choisit pas sa famille. On ne choisit pas son école : même si les écoles sont un tout petit peu différentes, néanmoins les programmes de l’Éducation nationale sont extrêmement contraignants. Quand on entre dans un parti, on peut choisir son parti ou son syndicat, on adhère en bloc à un corps de doctrine. Le choix, lui, se retrouve dans les structures qui sont à l’aise dans la mondialisation. Choisir, c’est sans doute un mot clé de la société de l’avenir. Choisir c’est une forme de modernité qui marche de conserve avec la mondialisation.
J’aurais aussi la tentation de dire que les structures qui ne sont pas à l’aise dans le processus de mondialisation le sont parce que leur objectif prioritaire de croissance n’est pas la planète mais l’ensemble du corps social qui est placé sous leur responsabilité. Pour une entreprise ou pour une association, l’objectif c’est de s’étendre sur son marché, c’est de faire face à des situations critiques, où qu’elles se trouvent. Leur corps social n’est qu’une ressource. En revanche, pour l’État, pour l’école, l’objectif c’est un travail en profondeur et pas en surface, c’est de répondre aux attentes de tous et, dans toute la mesure du possible, c’est de faire monter les plus faibles, ce qui est un objectif qui n’est pas sans noblesse.
Simplement aujourd’hui, quand on regarde les deux ensembles de ces structures, celles qui sont à l’aise et celles qui ne le sont pas, dans la mondialisation la performance horizontale a la primeur sur la performance verticale. C’est quelque chose qui vaudrait la peine d’être étudiée de façon plus approfondie. En passant, j’ai l’intuition que la notion de performance est essentielle pour donner des clés de lecture de la société dans laquelle nous entrons.
Il y a aussi une autre notion qui est d’ailleurs liée à la performance, une autre disparité. Les logiques de projet qui sont vivifiées par l’innovation et qu’on rencontre dans l’entreprise, les ONG, le sport, l’emportent sur les logiques de budget, qui sont “ banquisées ” dans la réplication. Entreprise, Église, milieu sportif, ONG sont arc-boutés sur des projets publiquement annoncés et savent construire les ressources dont ils ont besoin. Ils sont dans une posture d’expansion. En revanche, l’État, l’école, les partis sont régis par les moyens dont ils disposent. Leurs marges d’évolution sont faibles, l’année n+1 ressemble à l’année n, ils sont dans une posture de stabilité.
En un mot comme en cent, le paysage mondial est un « openfield », il est à la culture extensive. Il n’est plus aux structures bocagères. Le seul problème c’est qu’il faut continuer à habiter et à cultiver le bocage, ce qui pose des questions neuves.
Des questions neuves
La première de ces questions touche à la dimension historique, je l’ai laissé entendre pour la famille, à l’ancrage de la civilisation dans le social ; on voit bien que les structures les moins à l’aise dans le grand processus actuel ont une pérennité plus grande que les autres et donc qu’elles ont un plus grand impact sur les existences collectives. Une entreprise même centenaire, même les énochiennes, celles qui sont d’une durée de vie comparables à celle d’Énoch, changent maintenant en permanence de périmètre, de théâtre d’opération et de métier. Et on voit bien qu’avec les États, la famille, l’école qui sont des structures qui ne sont pas à la fête aujourd’hui, ce sont d’essentiels lieux de transmission de valeurs qui doutent de leur rôle.
Ce qui pose problème, c’est le recul des valeurs communes, celles qui fondent non pas le “ vivre ensemble ” comme on le lit souvent, parce qu’on ouvre la porte du communautarisme, mais le “ vivre ensemble avec nos différences ”. Ces différences dans les valeurs, sont précisément une aspiration et un apport de la mondialisation. La question qui se pose est celle-ci : comment construire durablement une osmose acceptée par le plus grand nombre entre un corps de valeurs communes qui fonde des identités collectives et des valeurs différenciées, renouvelables, qui font vivre des libertés individuelles, quand l’État et l’École doutent de leur rôle ? C’est aussi une des clés de l’avenir.
La deuxième question en découle immédiatement : quelle citoyenneté ? Il y a tout lieu de penser que nous sommes en train d’élaborer, très progressivement, une nouvelle définition de la citoyenneté. “ Un citoyen du monde ”, que vise cette formule qui fait florès depuis quelques années ? Nous voyons se constituer des kits de valeurs destinés à fonctionner partout, qui sont portables, un peu comme le téléphone et l’ordinateur sont portables, souvent implicites, parfois explicitées comme c’est le cas, par exemple, dans les codes d’éthique des entreprises. Il y a là l’élaboration d’un nouvel humanisme de dominant, qui n’est pas sans rappeler le cosmopolitisme du XVIIIe siècle, défini a minima sur la base de valeurs communes à la plupart des civilisations, et qui pourrait entrer en conflit avec tout système de valeurs jugé particulariste. Un humanisme dont la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1947 constitue l’alpha et l’oméga. Une nouvelle définition de la citoyenneté émerge, non plus établie sur un équilibre de droits et de devoirs – et cela il faut le comprendre parce que nous le revendiquons souvent – mais conçue comme un engagement sur la base d’une adhésion, même partielle, à des codes communs ; définition qui ouvre la voie à une dérégulation de la citoyenneté, chacun en établissant les contours et les contenus à sa guise. Cette évolution est justifiée par le recul manifeste du rôle de la loi, mais aussi par l’omniprésence du marché.
Je reviens à ces structures sociales qui sont le plus à l’aise dans la mondialisation : entreprises, ONG, Églises. Entre elles il y a une différence de fond. L’entreprise évolue dans des univers solvables, son levier est l’argent. Les associations, les ONG opèrent dans un univers non solvable auquel elles essaient d’apporter les ressources publiques qu’elles sont capables de récolter, se substituant d’ailleurs souvent aux défaillances des États. Le territoire des Églises, c’est l’homme ; la ressource des Églises, c’est l’homme. Depuis quelques années, le marché gagne du terrain. Le vivant lui-même se laisse absorber par le marchand. Les grandes Institutions le consacrent. N’est-il pas éloquent de voir l’OMC chargée de dire quelle est la norme environnementale acceptable ? On en est là aujourd’hui. Peut-être demain y aura-t-il une OME ou AME, pour l’instant elle n’est pas fondée.
Quelle institution remettra, dans un avenir immédiat, le marché à sa place, dans son ordre, permettra aux sociétés d’évoluer vers d’autres horizons que la perspective unique du quantitatif tarifé, qui elle-même signifie que la performance est une fondation sociale implicite et qui posera en dernière analyse la question de la place faite à celui ou à ce qui n’est pas performant à l’aune du marché ? Remettre le marché à sa place, c’est, en attendant, ce que certains citoyens essaient de faire quand les Institutions ne le font pas.
Nous voyons donc une nouvelle distribution des rôles s’élaborer : l’État, qui n’est pas absent de la mondialisation, ne peut lutter contre une évolution que nombre de citoyens considèrent comme inéluctable. Il doit arbitrer entre les pour et les contre, compenser les désavantages qu’en subissent certaines catégories de populations. On peut dire, et c’est ce que l’on voit dans les écrits des sociologues, qu’il adopte une position d’accompagnement de la mondialisation. Tous les pays de la planète en sont rendus là. Pour les plus avancés, là où les initiatives citoyennes, où le dynamisme des entreprises sont les plus forts, je dirai que c’est d’une posture de syndic de copropriété qu’il faudrait parler.
Les services publics : les collectivités diverses vont attendre et attendent déjà qu’ils soient performants, qu’ils adoptent les modes de gestion mis en œuvre par les structures qui sont dans le coup de la mondialisation. Nous verrons donc les administrations évoluer vers la flexibilité, la gestion par objectif, la performance, l’art et la manière de rendre des comptes, l’assouplissement des principes hiérarchiques pour favoriser l’initiative, l’innovation, la réactivité, le partage du savoir.
A contrario le corps social va demander aux entreprises, aux associations, aux Églises, aux sports de prendre leur relais dans le domaine où l’efficacité des structures qui en étaient traditionnellement chargées est jugée insuffisante.
Définition d’une nouvelle citoyenneté, intervention dans l’enseignement, transfert des savoirs, rôle dans la santé publique, lutte contre la pollution, le mouvement actuel du développement durable dont l’initiative revient aux entreprises et aux ONG s’inscrit dans cette orientation. Cette orientation va avoir des effets essentiels sur trois secteurs qui vont figurer dans les enjeux majeurs du siècle qui vient : l’éducation, la santé et la solidarité. Ces trois secteurs sont progressivement écartelés entre les entreprises, les ONG et les États. Les entreprises, les associations, y œuvrent déjà. Que devient la mission de service public ? On sait que les trois domaines que j’ai cités : santé, éducation, solidarité sont traversés par les lignes de fracture les plus profondément gravées dans nos sociétés. La réduction de ces fractures est une dynamique civilisatrice essentielle. Je crois qu’il faut être attentif à ce qui se passera dans ces domaines où, de mon point de vue, la violence de demain est peut-être en train de faire son lit.
On voit clairement donc émerger une plus grande initiative des hommes dans nos sociétés, dans une société qui d’ailleurs est moins encadrée par les institutions. Cela a des répercussions dans les comportements sociaux.

3. Les effets de la mondialisation sur les comportements sociaux.
Je vais regrouper ces comportements autour des principales dimensions de l’homme : la vie intellectuelle, la vie active, l’engagement, la vie spirituelle, les loisirs et je vais essayer de dire un mot aussi d’une dimension essentielle, la conflictualité. Je laisse de côté tout ce qui touche à la vie affective et à la sphère privée. Ces points qui sont très importants pour notre sujet méritent une étude approfondie. Que vont devenir les grands rites humains lors de la rencontre des civilisations ? La mort, la naissance, le repas, la fête, l’amour, ce sont des questions très importantes, mais je ne peux pas y répondre en peu de mots.
Vie intellectuelle et accès au savoir
La civilisation du savoir est un phénomène récent en Occident. Même si Aristote pouvait dire, il y a plus de vingt siècles qu’il est dans la nature de l’homme à chercher à savoir, le partage de la connaissance a mis des siècles à devenir une réalité et n’est devenu une exigence sociale que depuis deux ou trois générations, dans les pays les plus avancés. Cela dit, plus les masses ont accès au savoir, parallèlement plus celui-ci devient inaccessible tant les réalités gagnent en complexité. La mondialisation, avec son corollaire qui est l’émergence de la société de l’information, s’inscrit dans la continuité de cette difficulté. Comment sera-t-elle surmontée ? Ce sera une des clés essentielles de la société dans laquelle nous entrons.
Jamais, en effet, l’acte de savoir ou de chercher à savoir, ce qui est la même chose, n’a été autant un acte social, engageant des composantes nombreuses de la société. Toute une vie pour apprendre, dit-on à nos jeunes, tel est le message que l’on fait passer à des générations d’étudiants dans les pays les plus avancés de la planète et les sphères les plus cultivées des autres pays. Un message qui met durablement en dépendance de lieux de savoir divers et perpétuellement recomposés. Condition sine qua non pour rester employable ou pour rester dans le coup. Un accès au savoir qui peut passer par une démarche personnelle, via l’Internet qui procure comme une bibliothèque moderne des connaissances et l’accès à des experts. Qui donne naissance à ce que l’on appelle maintenant des savoirs collaboratifs. Aujourd’hui les savoirs deviennent de plus en plus collaboratifs et ce sont les communautés qui le possèdent. Les savoirs d’une communauté sont devenus supérieurs à la somme des savoirs individuels de cette communauté. On retrouve cette efficience dans les universités, les laboratoires de recherche et certaines entreprises. Mais il n’y a pas que l’Internet. Il ne faudrait pas que l’école et d’autres lieux de formation, de partage du savoir, dans lesquels la présence humaine, physique, apporte motivation, expérience, dosage, réduisent leurs champs d’intervention.
Car nous pouvons nous interroger sur le statut de ces cyber-savoirs facilement acquis, sur leur vocation momentanée, directement opératoire, répondant davantage à des pulsions intellectuelles ou affectives qu’au souci de construire une connaissance approfondie et cohérente. Nous pouvons d’autant plus nous interroger que la source de ces savoirs est difficile à qualifier. Au point que plutôt qu’une immense bibliothèque virtuelle comme on le présente souvent, l’Internet pourrait se révéler comme une vaste loge de concierge. Il y a, pour que l’on passe à un niveau de connaissance, tout une organisation à mettre en place pour que de ces savoirs discontinus on puisse faire une connaissance équilibrée, cohérente et de cette connaissance une véritable sagesse. C’est une fonction de magistère qu’il faut inventer, qui n’existe pas aujourd’hui et qui est nécessaire pour que l’on n’en reste pas à la société de l’information. J’attire votre attention sur le fait que ce mot même de société de l’information relève d’une approche purement économique, à quel point il est vide de sens si on le place dans la perspective de la civilisation. Il faudra que l’on n’en reste pas à la société de l’information, que l’on aille vers des repères intellectuels qui permettent de construire une véritable civilisation.
C’est une vision peu optimiste. Elle est corroborée par l’impact des moyens matériels qui sont désormais indispensables pour accéder à l’information, impact qui contribue à créer un monde inégalitaire, une lourde conflictualité. Le risque est grand de voir émerger une société dans laquelle pour le plus grand nombre, pris individuellement ou collectivement, le savoir soit réduit à la portion congrue ou bien se limite au statut de consommable. Il restera quelques heureux. Certains s’en iront vers l’approfondissement des connaissances, fait que l’histoire montre patent à toute époque. Approfondissement des connaissances mais avec des moyens renouvelés, puissants, appliquant cependant toujours ce conseil de Saint Augustin “ cherchons avec le désir de trouver et trouvons avec le désir de chercher encore ”. Mais les autres y trouveront matière à donner libre champ à une volonté de puissance en mettant à profit les possibilités sans limites qu’offrent les technologies. Une illustration en a été donnée par le livre de Robert Reich, livre déjà ancien, L’entreprise mondialisée, dans lequel il voit avec une grande lucidité émerger une classe restreinte de ce qu’il appelle des “ manipulateurs de symboles ” qui profitent de savoirs différentiels, habilement préservés, et qui règlent le travail de masses d’ilotes aux connaissances limitées.
Travail et vie active
Le livre de Robert Reich que je viens de citer met en évidence un effet majeur de la mondialisation dont vous avez souvent entendu parler, que l’on appelle la division du travail. En fait il y a plusieurs divisions du travail. Je vais donner quelques exemples. L’économie des pays avancés a tendance à se concentrer sur des productions à haute valeur ajoutée alors que les productions de masse de biens intermédiaires s’établit dans les pays en phase de transition. On voit aussi se produire la division cognitive du travail, les pays les plus avancés étant portés à conserver des avantages par la capacité technologique qui est liée aux programmes de recherche, mais aussi par le savoir organisationnel que portent par exemple les cabinets d’audit. On voit enfin dans les pays avancés des populations salariées, qui jadis étaient utilisées dans le secteur secondaire qui n’est plus vraiment consommateur de main-d’œuvre, se déplacer vers les services, avec certains services à très forte valeur ajoutée et la très grande majorité étant médiocrement rémunérés. L’évolution vers de très fortes disparités salariales semble donc également un fait de la société qui émerge et qui est durablement inscrit dans les faits.
En contrepartie pourtant la mondialisation, parce qu’elle relance régulièrement le besoin de se moderniser, a pour effet de revaloriser les métiers, de renouveler les compétences, de favoriser les échanges de savoir-faire et les échanges de bonnes pratiques, toutes choses qui devraient, très progressivement, conduire à une meilleure reconnaissance professionnelle. Regardons cela comme une perspective lointaine. Car on en est très loin. Très loin dans les pays en développement, bien sûr, assez loin encore dans les pays avancés. C’est une situation en devenir parce qu’aujourd’hui, ce que l’on voit, c’est que les travailleurs sont plutôt confrontés à la pression du changement, et beaucoup ne le supportent pas, se désengagent pour chercher dans d’autres activités que dans le travail, la réalisation de soi, en bénéficiant du temps de vie qui leur est progressivement rendu.
Le monde du travail se trouve marqué par une autre évolution contradictoire depuis des décennies, évolution dont on ne voit pas pourquoi et comment elle ne continuerait pas dans l’avenir : le temps de travail. D’un côté le temps de travail individuel en tendance lourde se réduit progressivement. L’Europe a pris des positions de pointe dans ce domaine. Mais d’un autre côté, il y aura de plus en plus de personnes au travail à tout moment de la journée, de jour comme de nuit. Beaucoup de facteurs militent pour cela : internationalisation des entreprises, Internet, nécessité de réduire les délais des chaînes économiques, nécessité de rentabiliser les investissements de production, développement des secteurs de service, etc. On peut dire que l’adoption du travail de nuit pour les femmes que l’on a vu progressivement s’étendre à tous les pays européens est une évolution révélatrice de cette évolution. Il en résultera un phénomène de société majeur : c’est une économie du travail omniprésent qui réglera les temps familiaux et les temps sociaux, et donc qui déterminera la place laissée à chacun pour l’engagement.
L’engagement
De longue date, si on laisse de côté les domaines des activités culturelles et sportives sur lesquelles je dirai un mot tout à l’heure, et le religieux auquel je consacrerai un petit développement, il y avait trois terrains d’exercices privilégiés pour l’engagement : le politique, le syndical et la solidarité. Ces trois dernières décennies ont vu un quatrième terrain prendre une importance croissante, c’est l’environnement. Progressivement l’engagement en faveur de la solidarité et de l’environnement s’est adapté à la nouvelle géo-économie du monde, trouvant des formes d’expression, locales, régionales, internationales ou mondialisées. Il est certain que les épidémies ou les atteintes à l’environnement, comme on l’a vu pour Tchernobyl, n’ont que faire des frontières politiques. En contrepartie, l’engagement dans les sphères politiques et syndicales suscite la perplexité dans nombre de pays où il était traditionnellement actif.
L’engagement est révélateur d’une maturité citoyenne. Il s’est progressivement développé, et c’est un phénomène qui va encore se développer. Pourquoi est-ce un comportement social qui va se développer et comment le savons-nous ? Il se trouve que l’année dernière était le centenaire de la loi de 1901 et que donc on dispose d’études sur les associations. Ces études montrent la chose suivante : l’engagement citoyen dans les pays où il a une forte tradition, la France, les Pays-Bas, la Suisse, le Canada par exemple, progresse dans toutes les catégories de la population. Les plus actifs sont les hommes et les femmes de la génération de quarante ans. Mais les jeunes, surtout ceux qui ont fait des études avancées, sont intéressés à participer à des expériences dans les domaines de la solidarité et de l’environnement. C’est une chose qui est assez nouvelle, qui était marginale quand nous étions jeunes. Mais aussi le mouvement en faveur de l’engagement profite de la présence de plus en plus importante de ce que j’appellerai des retraités disponibles, dans nos sociétés. Il y a donc là une tendance de fond qui est favorisée d’ailleurs par des structures sociales classiques comme les universités et les Églises. Une tendance à vocation humanisante qui rapproche les hommes et les cultures dans une perspective de bien commun qu’il serait intéressant de suivre.
Loisirs et vie culturelle
Le sport est un très bon terrain d’expérimentation des effets de la mondialisation. Cela mériterait d’être approfondi ne serait-ce que dans cette perspective-là. Il se pratique dans la très grande majorité des pays. Les grandes manifestations ne peuvent être organisées que dans les pays les plus avancés pour des raisons d’infrastructures, mais tous accèdent à la diffusion des images. Contrairement à ce que l’on pourrait penser la mondialisation n’a pas tué les sports qui se pratiquent peu, ici ou là ; pour preuve, le nombre des épreuves aux jeux olympiques est en augmentation croissante, cela devient même monstrueux à organiser. On voit renaître l’intérêt pour les sports oubliés, la paume pour prendre un exemple européen ou des sports peu connus comme les sports de combat de l’Extrême-Orient. Le monde sportif, s’il paraît encore douteux à beaucoup sur le plan de l’éthique, s’inscrit pourtant dans une tendance de moralisation et sa contribution à un monde plus solidaire est indiscutable. Ainsi le sportif de haut niveau devient-il un modèle, un héros de nature à entraîner les jeunes, à les aider à se structurer d’abord par la pratique du même sport, mais aussi par l’image sociale qu’il véhicule. Vous connaissez tous des exemples de sportifs qui sont engagés à des niveaux tout à fait excellents. Je vais prendre un exemple dans un Figaro de cette semaine. Le pilote de rallye Ari Vaatainen, qui courait sur 205 Peugeot et a été champion de rallye plusieurs fois, qui est député européen, a fait un article sur l’arrêt “Perruche” tout à fait remarquable. Le sport mondialisé, jouant un rôle “ citoyen ”, c’est donc un phénomène qui, à mon avis, est appelé à prendre une place de plus en plus grande dans la vie des gens et dans la société.
La culture, ce n’est pas du tout la même chose et à mon avis on va dans un sens qui n’est pas le bon. Le monde s’installe dans une sorte d’ambiguïté. Dans nombre de pays, des associations, des initiatives militent pour la reconnaissance et la préservation de la diversité culturelle. Mais dès que l’on dit diversité on pose la question de l’intégration. C’est une ambivalence permanente. Tous les États sont soucieux de l’intégration des populations d’origine étrangère et nous sommes dans une tendance inverse de celle que nous observons dans le monde sportif. Ceci explique pourquoi on assiste à des crispations identitaires qui, pour Samuel Huntington, préfigurent des choc de civilisations. Je ne suis pas du tout d’accord avec cette thèse, telle qu’elle se déploie dans son ensemble, mais je comprends son analyse. La mondialisation de la culture se fait aujourd’hui au profit de l’Occidental et pas seulement de l’Américain comme on le dit trop dans les journaux. Pour tous les pays de l’OCDE, pour tous les pays avancés la mondialisation apporte le voyage, le DVD, l’Internet, des collections d’objets, des musées pris aux autres civilisations. Cela favorise la diversité, cela favorise le renouvellement de la création artistique.
Mais, pour les pays en développement dont l’héritage culturel est souvent précaire, on n’a pas encore entendu parler de développement durable. Je dirai au second degré qu’il est très significatif qu’en France le ministre de la culture idéal soit André Malraux. Nous sommes donc engagés dans une acculturation réciproque de dominants et de dominés où l’Occident joue un rôle directeur. Il y a tout lieu de penser que cette position n’est pas tenable à long terme ; il est même de la responsabilité d’intellectuels éclairés et de “ citoyens du monde ” soucieux du développement des peuples d’en renverser le sens.
Une même pression du modèle occidental s’observe dans un autre domaine, dans la vie des loisirs, et plus particulièrement la vie publique des jeunes, la sortie des jeunes autour du Mac Do. Je vous présente des comportements qui ont été étudiés. On a parlé de macdonaldisation du monde. Cette entreprise, symbole de la mondialisation, vend son Big Mac partout sur la planète, en réalité dans la ville et souvent dans les endroits très habités de la ville. Progressivement, autour du produit du Big Mac, se sont constitués ce qu’on peut appeler des périphériques qui respectent les traditions locales. On met de la mayonnaise dans les frites pour les Hollandais, de la bière pour les Européens qui en veulent, etc. Les locaux eux-mêmes se transforment. Les restaurants adoptent des caractéristiques architecturales et culturelles des quartiers où les Mac Do s’implantent, et ainsi de suite… Et partout dans le monde, les jeunes se plaisent à vivre dans ces lieux où s’invente un mode de vie à logique floue, moins structuré que la vie familiale ou que la vie scolaire, mais qui prend en compte les notions de groupe, de temporalité, d’intégration à différenciation marginale – tout le monde s’habille pareil au détail près. En sortant son téléphone portable, chacun semble dire aux autres “ même quand je suis avec vous, je suis avec quelqu’un d’autre que vous ”. C’est très typique de cette société qui se met en place, de manière homogène, en de nombreux endroits de la planète et qui véhicule un modèle occidental.
La dimension religieuse de la globalisation
Lieux ou personnes de référence, acculturation, standardisation à différenciation marginale, sont des phénomènes que l’on rencontre aussi dans la dimension religieuse. C’est une chose qui a été aussi beaucoup étudiée et qui est très intéressante, à mon avis, pour d’autres secteurs.
Dans une première approche, le fait religieux partout dans le monde évolue vers une sorte de promotion de la religion comme ligne de produits. On est dans la globalisation, ces produits étant de plus en plus standardisés. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais son homogénéisation sous l’effet de la mondialisation permet de l’entrevoir à une échelle nouvelle. Elle se traduit par un marché mondial des biens symboliques qui s’opère selon trois axes : le minimalisme théologique, l’intensification émotionnelle de l’adhésion que l’on voit dans les grands rassemblements (JMJ, mariage dans la secte Moon, …) et une pratique orientée vers des bienfaits concrets immédiats comme la guérison par exemple, ou la satisfaction d’un vœu.
Il y a donc globalisation de la pratique religieuse, mais il y a aussi la tendance inverse, celle de l’individualisation. Je ne partage pas totalement les analyses qui font référence à l’effondrement des grands dispositifs institutionnels qui ont assuré pendant longtemps la prescription, l’encadrement et la régulation du croire. Les événements récents invitent à une certaine prudence. Pour autant il est indéniable que la dimension personnelle de la Foi s’est imposée. Elle s’est imposée de manière différentielle selon le statut des croyants.
Pour les uns, plus curieux tant des textes que des clergés, une espèce de philosophie, un art de vivre à base de religion s’est constitué avec le choix de principes personnels, notamment dans les prescriptions qui touchent à la sphère privée. La mondialisation favorisant la rencontre des religions, favorise l’éclectisme des repères.
Pour d’autres il s’agit au contraire d’un dépassement des structures, une rencontre personnelle avec le divin, exigeante, laborieuse qui les amène à relativiser les prescriptions les unes par rapport aux autres et les conduit dans un processus d’intériorisation éthique, voire mystique, qui peut en particulier se faire sous la rencontre des religions asiatiques.
Entre ces deux typologies, il reste une sphère très vaste pour laquelle on a pu réellement parler de dérégulation du croire. Dérégulation qui est liée au fait que la transmission des valeurs religieuses ne s’est pas modernisée, soit qu’elle ait été délaissée, soit qu’elle ait été jugée maladroite. Il en est résulté un appel au témoignage, à la vérification ou à la découverte des valeurs dans une grande figure intellectuelle, individuelle ou collective. Donc, à ce qu’on pourrait appeler la construction progressive d’un dispositif personnel, éloigné de la norme. Dispositif qui va faire appel à la validation mutuelle dans des réseaux. Nous retrouvons ici la dualité individu-groupe. Un enrichissement par le recours à des leaders ou à des événements ou à la consolidation auprès de communautés ad hoc. Par ce dernier maillon, on peut soit retrouver l’Institution religieuse à laquelle on est censé appartenir, soit s’engager dans des dissidences sectaires.
Ce schéma en trois étapes est révélateur de ce qui émerge dans la sphère religieuse mondialisée. Il constitue une réponse à de nombreuses questions de la mondialisation : recherche de sens personnel et communautaire ; dialogue avec l’autre ; besoin de groupe d’appartenance obéissant à des logiques floues. Quels que puissent nous en apparaître les risques, parce que nous aimons bien les choses qui sont un peu normées, il ouvre vers un avenir plus serein que l’appartenance uniforme et quasi mécaniste de peuples entiers à des systèmes religieux pour lesquels l’institution a gardé la haute main sur des destinées individuelles et collectives et qui pourraient évoluer vers des formes agressives de crispation identitaire.
La conflictualité
Quels sont, dans ce monde qui émerge les lignes de conflit et de violence ?
Avec la mondialisation, nous entrons dans un univers de tensions implicites permanentes. Ce sont des choses que l’on peut voir dans le monde économique et dans le monde sportif pour bien comprendre ce qui se passe.
Les hommes d’un même groupe, entre eux, partageant un même projet et les groupes les uns par rapport aux autres, se trouvent de plus en plus dans ce qu’on appelle un rapport de coopération/compétition, “coopétition” disent certaines personnes. C’est un rapport structurant tant qu’il se développe dans le cadre d’une règle du jeu admise par tous ou tant qu’il y a un arbitre. Mais voilà, nous l’avons dit, nous sommes engagés pour l’instant dans une perspective d’affaiblissement des États et des structures traditionnellement vouées à la transmission des valeurs. Donc, pas de règle du jeu, peu d’arbitres. Il y a place pour une transgression de la règle. De fait la mondialisation se traduit par l’émergence de formes multiples de criminalité, aux échelons locaux, régionaux, internationaux, planétaires. C’est un phénomène bien connu qui ne peut que perdurer tant que l’on restera en phase transitoire, entre d’une part des repères territoriaux culturellement fondés, ce dont nous venons, et une citoyenneté non plus dérégulée mais explicitement codifiée, ce vers quoi j’espère que nous irons.
Le problème c’est que la codification de cette citoyenneté s’engage elle-même comme un combat, car la moindre occurrence pour la bataille des frontières politiques se compense par un retour progressif de la bataille des idées. Non pas des idées abstraites comme on l’a connu souvent, mais des idées concrétisées dans des situations conflictuelles. Nous voyons à l’œuvre la résurgence de thématiques idéologiques que l’on a crues un moment rangées au grenier de l’Histoire, avec ces pratiques de violence que l’Internet peut favoriser : constitution de collectifs, violence langagière, traitement approprié de l’information, action ‘coup de poing’, scènes de guérilla, ce que nous avons vu par exemple dans le cadre des luttes à l’occasion des réunions de l’OMC. Un des thèmes privilégiés de ce combat, nous le connaissons déjà, c’est la lutte contre la puissance croissante du marché.
Cette violence prend appui sur des situations de révolte potentielles, futures donc, que l’on peut ranger en deux catégories. D’une part la révolte des exclus, ceux qui sont hors du coup, ceux qui ne comprennent pas l’évolution en cours, ceux pour qui l’expansion vient trop tôt. L’expansion mondiale vient trop tôt quand elle arrive jusqu’à ceux qu’Amartya Sen appelle les “ grenouilles du puits ”, qui se regroupent, se ghettoïsent, se crispent sur des repères traditionnels. D’autre part la révolte potentielle de ceux qui comprennent trop bien parce qu’ils sont bien placés. Ils sont intégrés géographiquement dans le processus. Ils sont placés dans une situation de comparaison permanente, catégories de population que l’on rencontrera dans les mégapoles. Même si elles ne se regroupent pas physiquement d’ailleurs, leurs leaders peuvent associer leurs causes par l’intermédiaire de moyens de communication modernes. C’est ainsi que les inégalités de traitement dans les domaines que j’ai cités : santé, solidarité ou éducation, pourraient apporter dans l’avenir du terreau aux raisins des colères de demain.

Conclusion. En définitive, vers quelle société allons-nous sous l’effet de la mondialisation ?
Il me semble que l’un des mots-clés, c’est “autonomie”. Nous voyons les hommes évoluer vers une autonomie plus large en passant peut-être par une phase adolescente marquée par un éclatement des personnalités. Une plus grande liberté de choix s’ouvre progressivement aux hommes dans tous les domaines, rendue possible par les moyens de communication et le développement des marchés, rendue possible aussi par la moindre implication des Institutions qui étaient vouées à la transmission des valeurs.
Une nouvelle socialisation émerge qui s’exprime dans des sphères d’appartenance choisies, concurrentes, mais il faut le dire aussi, volatiles et discontinues. Cet univers construit et reconstruit sans cesse de nouveaux territoires à investir et à défendre, qui favorisent une forme de nomadisme où l’ancrage historique devient secondaire et qui laissent dans ses vides des formes multiples de marginalisation et de solitude. Ne nous le cachons pas, il s’agit ici d’une société gravide de violence où la révolte des maltraités sera facile à instrumentaliser. Sous l’effet de la domination par l’argent, par le savoir, par la technologie, l’homme pourra devenir une proie pour l’homme et le consumérisme exiger une consommation toujours plus importante du fait humain et de la nature.
Et pourtant nous voyons aussi se dégager l’existence de consciences plus sensibilisées au respect de la vie, au respect de la création, à l’invention de formes nouvelles de citoyenneté mondiale. Une deuxième clé serait celle-là : la rencontre, le dialogue, la fertilisation croisée des cultures préservées dans leur diversité pourraient bien être le moteur d’une nouvelle dynamique civilisatrice. Car la rencontre appelle progressivement le partage des savoirs et des solidarités réelles. Là est, me semble-t-il, la chance de voir l’humanité planétaire constituer une véritable famille cultivant des liens de fraternité, dominant ses tensions, préservant et partageant son patrimoine commun. Et le défi de cette humanité, de cette famille, ce sera d’amener chaque homme à faire l’unité de sa propre personne.

ECHANGE DE VUES

Le Président : Voilà une richesse de propos et une densité de pensée qui attestent l’intérêt du sujet.
Depuis Bergson, nous savons qu’il y a quatre procédés de connaissance : l’expérience, la raison, l’intuition et la foi. Est-ce que l’Internet est le cinquième procédé de connaissance ? !

Hervé L’Huillier : C’est une question difficile, mais je vais quand même essayer de vous donner quelques aperçus sur l’impact que pourrait avoir l’Internet.
Il est évident qu’il va jouer un rôle tout à fait considérable. Mais il est peut-être un peu tôt pour tirer des conclusions sur ce que les sociologues peuvent déjà relever.
En offrant la possibilité d’accéder directement, c’est-à-dire sans intermédiaire, aux produits et aux services dont on a besoin, l’Internet premièrement condamne progressivement les fonctions de guichet. On ne réfléchit pas beaucoup à ces fonctions de guichet dans lesquelles l’administration, les Institutions se font présentes aux hommes qui en ont le plus besoin : le dialogue, l’attention se marquent dans ces relations de guichet. Il semble que l’Internet donnera tout. Vous pouvez acheter votre billet de train, votre billet d’avion, réserver votre place de cinéma, remplir (demain) vos imprimés administratifs et là il y a tout une fonction qui va disparaître. C’est un premier aspect.
On dirait aussi que l’Internet définit de nouvelles formes de liens sociaux, des liens sans visage, mais, avec l’apparition de liens sans visage, disparaissent aussi beaucoup de préjugés ; par exemple des préjugés qui sont attachés à l’origine ethnique, à des handicaps, à des difformités. Ces liens peuvent durer un jour ou des années, on peut les multiplier, les limiter. Avec eux l’Internet crée une espèce d’Agora mondial, une immense salle des mots perdus qui n’aura pas plus de fonction structurante qu’un hall de gare.
Là où, à mon avis, l’Internet pourrait s’avérer plus structurant et de manière assez lente, c’est en ce qu’il informe progressivement une société où les valeurs centrales sont le partage, l’échange, la responsabilité pour ne pas dire la co-responsabilité, le dialogue et dans certains cas le débat. Une société où le fait de se regrouper dans des cercles d’intérêts communs c’est implicitement accepter la règle de ce cercle, accepter la règle du groupe, respecter les autres et vouloir l’enrichissement collectif. Je pense que l’Internet peut jouer un rôle très structurant là-dessus.

Gabriel Blancher : Monsieur le Président, j’ai été vraiment passionné par cet exposé et pour l’essentiel je partage tout à fait l’analyse de Monsieur L’Huillier. Je voudrais cependant lui poser une question.
Ne peut-on penser qu’il y aura une limitation spontanée de la mondialisation ? Les grandes structures traditionnelles c’est-à-dire les États-Nations, les Églises, les familles seront modifiées mais non supprimées et elles opposeront certainement une résistance de plus en plus forte à cette mondialisation pour deux raisons : parce que c’est une compétition généralisée qui, donc, peut apparaître comme cruelle et que d’autre part, elle se fait en l’absence de racines historiques. Par conséquent on peut espérer qu’au bout d’un certain temps un équilibre s’établira avec une adhésion à un code restreint de valeurs communes, un équilibre qui sera peut-être même variable selon les régions. Car, comme vous l’avez fort bien souligné à propos de l’éclatement du noyau familial en Occident, des modifications des structures traditionnelles peuvent s’effectuer d’une manière différente selon les régions. Qu’en pensez-vous ?

Hervé l’Huillier : Cette question nous oblige un peu à lire dans le marc de café.
Ce que l’on peut voir dans la mondialisation, c’est qu’aujourd’hui elle est régionalisée. Je parle de région au sens de grande région planétaire. Quand on regarde l’analyse des échanges économiques qui se font sur la planète aujourd’hui on se rend compte que 80 % des échanges se font à l’intérieur de systèmes régionaux.
On peut dire que, peut-être, s’établira, mais je ne connais pas plus l’avenir que vous, une structure nationale d’un nouveau type, assez grand, homogène, l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord, l’Europe, etc., collant à nos grands systèmes régionaux. Je pense que cela ne sera que transitoire parce que la compétition obligatoirement nous amène aux dimensions de la planète. Pour tout un tas de raisons qu’il serait trop long d’évoquer, je crois que c’est un phénomène progressif inéluctable qui ne pourrait s’arrêter que s’il y avait une grave faillite de l’économie. Tant qu’on n’est pas dans un monde de faillite économique dont on ne connaît pas d’exemple, je pense qu’on ira vers un système planétaire.
Rêver que des institutions puissent établir l’équilibre, je ne partage pas cette idée-là. Je ne le vois pas. Si on prend l’exemple de la famille, je ne vois pas comment les familles ne continueraient pas d’éclater. J’ai beaucoup de peine à voir que le modèle occidental ne se répande pas à l’échelle mondiale. Finalement, aujourd’hui, vous êtes dans votre famille, vous avez un certain âge ; demain vous ne connaîtrez pas vos petits-enfants ou vous avez des chances d’en connaître très peu. Vous aurez des enfants qui partiront faire des études à l’étranger, ils se marieront à l’étranger, ils s’établiront à l’étranger et nous serons dans un monde dans lequel tous les peuples seront en situation de diaspora.
Peut-être qu’on se téléphonera. Mais quand on est loin les liens finissent par se tendre jusqu’à un point où ils se coupent.

Janine Chanteur : Monsieur, vous nous avez magnifiquement montré le double caractère que peut revêtir l’avenir de la mondialisation, caractères opposés bien entendu. Votre conclusion nous rend un peu d’espoir, les choses peuvent s’arranger. D’ailleurs vous aviez fait allusion, en commençant, à l’idée cosmopolitique du XVIIIe siècle, à un univers cosmopolitique dans lequel le progrès permettait, justement, une unité du genre humain.
Mais je pense à trois passages, presque identiques chez trois des quatre évangélistes, et je me demande comment interpréter la mondialisation par rapport à ces passages ? Il s’agit du retour du Christ et, loin d’être le signe d’un monde pacifié, le retour du Christ se passe au contraire dans un monde déchiré, qui éclate totalement, dans lequel il y a eu beaucoup d’appelés mais où il reste peu d’élus.
Pouvons-nous penser la mondialisation en termes d’optimisme par rapport à ces textes ou alors faut-il trouver, au-delà de ces textes, dans les textes scripturaires eux-mêmes, une autre interprétation du sens du monde ?

Hervé l’Huillier : Vous faites allusion à des passages qui sont très connus dont l’interprétation n’est pas facile, elle est même assez controversée, qui est de savoir s’il y aura beaucoup d’élus ou peu d’élus. Ce que je souhaite à beaucoup d’entre nous c’est d’essayer d’en être pour commencer, et le plus nombreux possible.
À mon avis on va vers une famille humaine. On va très probablement vers un regroupement, un rapprochement des religions. Le fait religieux devient un fait essentiel dont on a besoin parce qu’on va rentrer dans un monde de tensions. On est déjà dans un monde de tensions, il y a forcément un monde de tensions, mais ces tensions vont être multipliées par la mondialisation. Les fragilités seront multipliées. Il y aura un grand nombre de personnes qui vont vivre en dehors des sphères, en dehors des groupes. Les groupes eux-mêmes vont toujours chercher à gagner de la puissance les uns par rapport aux autres ; les entreprises vont toujours vouloir dominer leurs concurrentes. La violence sera permanente. On entre dans un monde de violence structurelle. Une famille aussi, à une plus petite échelle, connaît des tensions. L’essentiel c’est qu’elle se rapproche sur ce qui fait son fondement, qui est l’amour. Le Christ étant l’Amour, si nous arrivons à constituer une famille qui sait dominer ses tensions, comme je l’ai dit en conclusion, le retour du Christ adviendra comme quelque chose de très naturel parce qu’il sera attendu. On sera au terme d’une convergence qui est déjà engagée et qui concernera toute la planète.

Francis Jacques : Vous m’avez assurément beaucoup instruit, Hervé L’Huillier. Si je suis perplexe c’est pour deux raisons conceptuelles :
1°) Dans la mesure où j’ai senti un jugement de valeur sous-jacent à votre analyse et surtout à votre synthèse, alors que votre grille d’interprétation est largement sociologique. On a le sentiment que pour vous, les jeux sont faits et que c’est tant mieux. Ceux qui ne suivent pas l’évolution des « sociétés les plus avancées » sont des exclus, des laissés pour compte et leur violence est sans portée positive, comme anecdotique.
2°) Je suis perplexe aussi parce que le terme « mondialisation » tel que vous l’employez se détend pratiquement sans contraire dans l’espace sémantique un peu comme le terme de « praxis », il y a une quarantaine d’années. Nous disposons tout de même de concepts qui permettent de structurer un peu le paysage. Parmi les candidats, je retiendrais au moins le concept d’universalisation, afin de garder la liberté de sortir du cadre de votre analyse en direction de l’épistémologie et de l’éthique.
Je propose d’enrichir le lexique pour éviter l’amalgame et pour raison garder. Il y a une équivoque sur le mot « tous » et par suite sur l’universel qui est pris parfois au sens du général. L’appel de Dieu est adressé à tous, en tout temps sur toute la terre, mais il n’y a pas autant d’appelés que d’élus. Il ne revient pas au même de dire que nous vivons aujourd’hui dans une église qui est devenue mondiale et de dire que nous croyons en l’Eglise catholique donc universelle. De même, quand on dit que la mondialisation est « nécessaire » on le dit de manière hypothétique : si elle est subordonnée à certaines présuppositions définissant un univers du discours qui pourraient ne pas être faites. Dans les deux cas, la confusion est entretenue par les mélanges des questions de fait et des questions de valeur. Distinguons, pour la clarté (et pour d’autres enjeux) :
Mondialisation : ce qui s’étend à la Terre entière. Inéluctable ou non, elle mêle le fait et le droit. Comme on n’ose plus – sauf mémoire courte – parler de « progrès » depuis le Discours de Rousseau en 1750 « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs », on parle de « sociétés avancées », des « hors du coup » qui se ghettoisent, des « sphères les plus cultivées ». Son ressort est la globalisation ; son argument est cherché du côté de la modernisation.
Globalisation : une tendance ou un processus favorisés de fait par la diffusion des structures de consommation et de communication.
Modernisation : un concept descriptif mais déjà chargé d’évaluation. Une civilisation qui se modernise exercerait une influence sur toutes les autres. C’est le cas de la civilisation occidentale qui serait d’un genre nouveau.
Occidentalisation : une contagion culturelle. Premier à s’être modernisé, l’expansion de l’Occident, avec son humanisme de dominant mettrait fin à toute possibilité de développement pour les autres civilisations. Pour un peu il serait civilisé par excellence. Il faudrait que sa dynamique diffère des modèles d’évolution des autres civilisations et qu’elle ne présente aucune tendance au déclin. On confond une expansion de fait et une expansion de droit. L’universalisme est l’idéologie utilisée pour justifier la revendication, largement mystifiante, qui ferait de la mondialisation une civilisation universelle ?
Universalisation : une procédure animée par un principe. Kant s’interroge sur l’universalisation de la maxime pratique, Habermas sur l’existence d’intérêts universalisables. Elle est de droit. La démonstration d’un théorème n’est pas moins universelle de n’être comprise que par quelques uns. L’universalisation consiste à trouver l’universel dans le particulier.
Cet universel, quel est-il ? La réciprocité, les droits de l’homme, les principes logiques, le respect de la différence au sein de la relation avec autrui etc. Les civilisations seraient évaluées selon la présence en elles d’un élément universel. L’universel est vrai par principe dans tous les mondes possibles. Il rejoint le nécessaire comme critère de l’a priori. Le déclin de l’universel est une barbarisation. Si l’on maintient que les civilisations sont plusieurs, on va distinguer une barbarie interne (trancher le poing du voleur) et externe (détruire les statues, attaquer ce qui compte le plus pour l’autre), poser la question de la civilisation la plus civilisée, demander qui est barbare.
- Toutes les civilisations ne sont pas également universalisables. Certaines piétinent et rabâchent. Elles semblent interdire à la vie humaine de s’accomplir. Chacun en a des exemples.
- L’universalisation ne s’observe pas également sur tous les faits culturels : formes logiques simples et types d’interrogation, principes moraux comme la réciprocité, mais aussi rites, institutions, artefacts technologiques, coutumes, valeurs et préférences. Une barbarie interne semble croître à travers certaines formes culturelles : idéologie technocratique, réalisme socialiste, réification des sociétés marchandes.
- Tout n’est pas universalisable au même sens. L’universalisation de la rationalité scientifique n’a pas le même sens que la montée vers la spiritualité qui concerne la pensée artistique ou religieuse. Chaque grande modalité culturelle a sa forme d’involution. La perte du caractère artistique de l’art, dont parle Adorno a son analogue dans la perte du caractère philosophique de la philosophie, religieux de la religion. Ces universaux en involution entraînent des effets de barbarisation interne
- L’universalisation d’un noyau culturel n’est pas immédiate. Elle passe par un moment critique. Max Weber relève que le rituel juif se transforme en une loi à portée universelle grâce à l’enseignement des prophètes. De même, la mythologie polythéiste des anciens Grecs a subi sous l’effet des Sophistes et des philosophes une mutation critique en une science, qui procède par la recherche des causes. Ce sont plutôt des universaux en évolution que des objets éternels.
Ne trouvez-vous pas cette problématique de l’universalisation aussi intéressante que celle de la mondialisation.? Si la vôtre peut en tenir compte, comment interfère-t-elle avec elle ? D’autant que l’universel émaillait certains de vos propos et que votre vocabulaire restait axiologique. Quand vous avez prononcé les mots de respect, partage, solidarité, espérance, quel était leur lieu théorique ?
S’agissant du cybersavoir disponible par Internet, il a d’autres effets que de faire paraître des « comportements de guichet ». Ne serait-ce que sur l’information elle-même. Les banques de données tentent à répandre l’idée que l’information est homogène. Elles laissent tomber un certain nombre de clauses latérales de type historique qui donne sens à l’information. On me fournit l’expression mathématique de la chute des corps en me laissant ignorer que son inventeur Galilée a fait ses études à Padoue, qu’il était lecteur d’Archimède, qu’il s’agit d’une loi de la nature qui appartient à la première théorie physique (1604). Non seulement l’information devient anonyme mais elle perd sens. Se répand l’idée que l’information peut être séparée de la théorie et de la problématique où est née la théorie. Un mathématicien épistémologue comme R.Thom remarquait que les théories sont incommensurables et qu’elles ont une structure aporétique. Il y a un angle éducatif sous lequel la technologie du cybersavoir favorise la diffusion d’une sorte d’analphabétisme transcendant. Notre Académie me semble le lieu adéquat pour le dire et en prendre conscience. Qu’en pensez-vous ?

Hervé l’Huillier : C’est quelque chose sur laquelle je suis passé vite mais c’est précisément une des questions que je me suis posées qui est de savoir si ces cyber-savoirs, qui sont discontinus, directement opératoires peuvent effectivement structurer une connaissance et qu’on puisse de cette connaissance faire quelque chose qui soit, à la limite, une sagesse.

Françoise Seillier : Est-ce qu’il n’y a pas quand même un problème fondamental que vous avez écarté d’emblée comme étant, justement, trop difficile ? On demanda à Fernand Braudel à la fin de sa vie : « mais vous ne parlez nulle part, dans les études remarquables que vous avez faites, de la culture et de la religion, pourquoi ? Est-ce que pour vous ce n’est pas important dans l’Histoire ? » Il a répondu en toute humilité ceci : « Oui, c’est l’essentiel, mais je n’étais pas compétent pour en parler. » Est-ce que, pour sortir des apories que vous avez, avec beaucoup de clarté, en si peu de temps, dégagées on ne pourrait pas être guidé en revenant à l’être humain ; il y a deux options : ou l’être humain « actuel » est une espèce en voie de disparition ou de mutation qui connaît une évolution qui est elle-même à construire et alors l’être humain peut faire l’homme à son image ou à son gré par les manipulations génétiques ou mentales, ou nous réfléchissons à l’être humain au sens de l’unité du genre humain, un sens philosophique de la nature humaine, c’est-à-dire de l’être humain créé. Créé veut dire « avec des limites ». la question de « l’échelle humaine » me semble un concept tout à fait fondamental à retrouver : on doit dire alors que l’être humain est familial, qu’il est aussi politique, car les cercles d’affinités ne peuvent pas remplacer cette communauté dans laquelle on ne s’est pas choisi, mais qui est le pays dans lequel il nous faut vivre ensemble en parlant la même langue et en partageant des valeurs communes. La question de la langue est essentielle – je rencontre beaucoup d’institutrices et de professeurs, j’en ai beaucoup dans ma famille – ils sont très inquiets de la perte de la langue commune. Je veux bien croire que les mathématiques sont un langage universel, qu’il y a une codification au niveau d’un langage machinal qui peut permettre certains types d’échanges, mais c’est bien autre chose que ce fait humain fondamental qu’est l’échange permanent qui informe la vie humaine, par le langage.
La politique est trop négligée dans les problématiques sur la mondialisation.
Dans mon expérience de député européen, j’ai eu l’occasion de beaucoup discuter avec un collègue musulman qui m’a dit très franchement « mais, chez vous, autrefois chrétiens, peut-être encore chrétiens, je ne sais pas, le sens du dimanche se perd … » et il ajoutait très calmement, très sereinement, sans agressivité « pour nous, les millions de musulmans que nous sommes en Europe, ce n’est pas envisageable, cette espèce de banalisation, cette désacralisation du temps, ». Vous avez dit tout à l’heure que pour l’économie actuelle « il n’y a plus de jour, il n’y a plus de nuit. » ; c’est un temps déshumanisé, désocialisé, si je comprend bien. Je sais qu’il y a là une question majeure : autrefois, quand les Juifs étaient infidèles, le Philistin, le Perse les réveillaient dans leur foi, nous faudra-t-il des persécutions pour retrouver des choses tout à fait essentielles. ?
On ne peut plus mettre de côté par un a priori épistémologique les domaines essentiels de la culture et de la religion. Parce que, justement, regarder à nouveau ces domaines essentiels changerait le contenu des concepts couramment utilisés et notamment celui « d’économie » et celui d’ « entreprise » dont la finalité n’est pas, comme vous l’avez dit, la « croissance » pour l’une, et « s’agrandir » pour l’autre. Dieu merci il y a une contestation dans l’enseignement de l’économie à l’heure actuelle à laquelle je compte bien que les femmes puissent utilement contribuer.

Hervé l’Huillier : Je comprends bien ce que vous voulez dire. Je suis arrivé sur ce sujet avec beaucoup d’humilité parce qu’il y a très peu de travaux qui ont été faits.
Le thème qui m’avait été confié c’était de travailler sur la société c’est-à-dire sur le fait, pas sur la théorie, pas sur ce que l’on croit devoir dire mais sur ce que l’on observe. Il y a des choses qu’on observe, des tendances lourdes, quelques travaux qui ont été faits avec lesquels je suis personnellement en désaccord ou bien qui ne rencontrent pas ma foi, qui ne rencontrent pas ma pratique. Le fait est que cette évolution, sous l’effet de la mondialisation, est un peu comme j’ai essayé de le dire. J’ai mis de côté un certain nombre de choses pourquoi ? Parce qu’elles nous emmenaient trop loin. Les sujets liés à la sphère privée, sur lesquels on aurait pu parler, le rôle de la femme qui sera probablement un relais essentiel dans la société qui va émerger par exemple, on ne peut pas le traiter à la légère.

Jean-Luc Granier : Une simple question. N’assistons-nous pas, actuellement, à une mondialisation du terrorisme et à une tendance à la mondialisation de la répression, ceci depuis le 11 septembre, qui me paraît un événement assimilable, à certains égards, à celui que nous avons vécu lorsque on a lancé la bombe atomique sur Hiroshima et qu’une nouvelle ère a alors commencé ?

Hervé L’Huillier : Que nous assistions à une mondialisation du terrorisme, je n’irai pas jusque là. Mais je pense que nous sommes dans une telle tendance, nous l’étions en tout cas. C’est-à-dire que nous avons dans un certain nombre de pays d’abord des filières, des réseaux qui couvrent une surface géographique très importante. Deuxièmement nous avons très exactement cette forme de groupes qui se constituent, qui glissent entre les sphères que les institutions laissent vacantes. Ce sont des choses qui ont été étudiées de façon assez approfondies et qui ont été dites par un certain nombre d’observateurs qui ont été en contact par exemple des banlieues, et que les communautés politiques n’ont pas écoutés. Quand on prend l’exemple du responsable de la communauté Sant Egidio, Andrea Ricardi, sa réaction au 11 septembre c’était “ depuis très longtemps nous disons aux politiques que ce genre de chose existe, qu’il y a des réseaux internationaux qui se constituent, qu’il y a des hommes qui sont très faciles à instrumentaliser dans leur misère ou dans leur décalage culturel. Personne n’a voulu nous écouter ”.
Le terrorisme est tout à fait en phase avec la mondialisation, dont il profite, mais chaque cause s’exprime sur des territoires donnés, parfois nationaux ; on est donc encore dans une approche localisée. Parler de mondialisation du terrorisme me semble aujourd’hui une facilité de langage inappropriée.
La répression l’est davantage, puisqu’elle a pour cible le phénomène des diverses causes terroristes pris dans sa globalité et la surveillance des cibles potentielles elles-mêmes mondialement distribuées.

Françoise Seillier : Et si les terroristes n’étaient pas du tout décalés par rapport à la technique, ni instrumentalisés à cause de la misère ?

Jean-Claude Roqueplo : Ce ne sont pas nécessairement des malheureux et des SDF, ce sont assez souvent des gens de haut niveau, un petit réseau bien organisé et compétent, capable d’actions bien calculées et hautement techniques…

Hervé l’Huillier : Si nous sommes sur le 11 septembre… je veux parler du terrorisme. Le 11 septembre, il y avait les acteurs immédiats, des gens qui avaient fait des études dans les universités qui étaient à Hambourg ; tout le monde connaît cette histoire, ce n’est pas la peine de revenir dessus. Si vous observez les réseaux d’Abu Sayaf, ils ne sont pas dans les universités européennes.

Jean-Paul Lannegrace : Première question. Quand tu as évoqué le niveau mondial, j’ai eu le sentiment que tu disais que la référence droits et devoirs cédait le pas à la référence projets, initiatives. Je me posais la question de savoir si, compte tenu du fait que nous sommes tous responsables de l’avenir de la planète que nous pouvons faire exploser, de l’avenir de l’humanité, n’y a-t-il pas là un espoir que, en tant que citoyen du monde, on construise des droits et surtout des devoirs de citoyens du monde,
Deuxième question. La mondialisation est d’abord pour moi le cosmopolitisme ; sous nos yeux : elle est locale, elle est à Paris, elle est tous ces peuples, toutes ces races que nous côtoyons dans le métro. Est-ce que nous n’avons pas un devoir de réussir la mondialisation là où nous sommes en allant dans le sens de la diversité, de l’enrichissement les uns par les autres, que faisons-nous ? Et si nous ne réussissons pas localement, par quoi est-ce que cela réussirait globalement ?

Hervé l’Huillier : Je pense comme toi : nous devons maîtriser ce qui se passe sous nos yeux, qui nous apparaît comme un effet de cette mondialisation, qui fait que des hommes de culture et d’origine très diverses, déracinés pour la plupart, sont en contact permanent les uns avec les autres. Cela rejoint ce que j’ai dit quand j’ai parlé de la mondialisation qui s’invite dans les bornes du quotidien. Cela crée un effet de loupe sur de très grandes disparités, donc des incompréhensions, mais il ne faut pas perdre de vue que la situation est polluée par les phénomènes de misère, de sous-emploi et autres qu’il est un peu difficile de dissocier de la mondialisation elle-même. Ce qui pose problème quand on veut faire une analyse un peu rigoureuse.
Pour les droits et devoirs, j’aimerais bien que ce soit comme cela, mais mon sentiment c’est que la citoyenneté nouvelle ne se définira pas sur la base de cet équilibre. Qu’il y ait des droits, des devoirs, probablement. Probablement que nous arriverons à nous imposer des devoirs et à faire évoluer des droits, encore que pour les droits il y ait du travail à faire dans certains cas. Mais cette façon de dire ça dans une formule unique “ droits et devoirs, ” comme si les uns équilibrait les autres, je pense qu’elle n’a pas un très grand avenir.
Mon sentiment est plutôt que les gens vont se reconnaître dans des chantiers, dans des engagements. Personnellement, je n’adhère pas forcément à cette vision, mais ce sont des choses que je vois.