Par le Père Samuel Rouvillois, Prêtre de la Communauté Saint-Jean

Le Président : Il nous faut introduire ce thème du travail, et ce sera plus qu’une introduction. Le Père Rouvillois est depuis plus de vingt ans dans la Communauté des Moines de Saint-Jean. Il est docteur en philosophie et maître en théologie. Il a été prêtre au sein de la paroisse Notre-Dame de Lorette. Il a été aumônier au collège Stanislas ). Vous avez également été également responsable de l’école “Sagesse et Art chrétien” de la communauté de Saint-Jean et, aujourd’hui – c’est sans doute ce qui explique pourquoi il est difficile de vous joindre mais c’est aussi tout l’honneur que vous nous faites en acceptant de nous consacrer un peu de votre temps -, vous êtes maître des études de philosophie de la maison de formation des frères de Saint-Jean à Saint-Jodard, près de Roanne.

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Depuis 1889, le Père Rouvillois est également consulté comme expert par un certain nombre d’organismes et c’est sans doute cette expertise qui nous a, en quelque sorte, attirés vers lui. Quels organismes ? Le Centre des Jeunes Dirigeants, l’association “Progrès du Managment”, l’association pour la Fondation de Services Politiques et le “World Economic Forum” plus connu sous le terme “Davos”. Et puis, vous menez une réflexion, avec des dirigeants d’entreprises, de grandes entreprises : Peugeot, Les Trois Suisses, Le Groupe Pinault/Printemps/La Redoute, Renault, l’aérospatiale. Les cadres, les responsables de ces entreprises font régulièrement appel à vos conseils.

Vous êtes formateur, vous êtes philosophe, grand voyageur et il semblerait, mais vous me corrigerez si j’abuse, que vous ayez fait de l’entreprise votre lieu de prière, ce qui, après tout, n’est pas contradictoire. Selon le Père Rouvillois, le monde de l’entreprise offre aujourd’hui l’occasion d’entendre la nouvelle génération, qui ne se réfère plus, comme ses aînées à des valeurs familiales ou sociales pour prendre ses décisions mais aux enseignements tirés de sa propre expérience. Concrètement, vous tentez, dans les séminaires d’entreprises où vous intervenez, d’encourager le dialogue, de favoriser le partage des expériences, en dehors de toute considération hiérarchique.

Ceci vous conduit également ou a pu inspirer sans doute plusieurs ouvrages que vous avez publiés. Je n’en donnerai pas la liste exhaustive. J’ai remarqué, en particulier, celui que vous avez publié aux éditions Fayard-Le Sarment, en 1993, Vers un nouvel âge ? Éléments pour un discernement ; l’ouvrage, également publié chez Fayard, en 1995, Corps et Sagesse, philosophie de la Liturgie et, bien évidemment, en fonction de notre thème, l’ouvrage que vous avez fait paraître en collaboration avec deux autres auteurs en l’an 2000 : Le Travail à visage humain (épuisé). Si mes informations sont bonnes, vous travaillez actuellement à un ouvrage sur la philosophie des sciences. Et je sais aussi, mais dois-je ou puis-je le révéler ?, que vous travaillez à la réalisation d’une… bande dessinée. C’est dire que vos ressources sont immenses et que nous aurons d’autres occasions de faire appel à votre gentillesse et à votre disponibilité.

Je remarque que vous nous avez d’abord mis en garde en évoquant – et là, je cite votre livre sur le travail à visage humain : « Un fonctionnement économique favorise naturellement les prédateurs ». Dans votre livre toujours, vous considérez toutes les dimensions de ce thème du le travail. Vous soulignez que le travail peut être regardé selon trois perspectives complémentaires : une perspective historique, le travail évolue au cours des siècles (et nous avons, évidemment, attaché beaucoup d’importance à cet aspect historique) ; une perspective contingente, il est inséré dans un système économique, social et culturel complexe ; puis, vous soulignez la perspective psychologique, anthropologique : il est une activité de l’homme et des hommes dans leur rapport au monde, à eux-mêmes et aux autres. On peut même dire qu’une des caractéristiques centrales de l’activité est d’impliquer directement le rapport au monde et à soi, et indirectement le rapport aux autres. Vous avez même osé écrire « le travail est un acte essentiel de l’humanité et de son humanisation ». Finalement, quand on lit que le travail peut être considéré comme une activité humaine structurante fondamentale. Il est un lieu potentiel de compensation, de fuite et d’aliénation. D’une certaine manière, l’acte humain de travail est un lieu qui ne saurait être neutre. Il libère et structure dans la mesure même où il permet à l’homme de cesser progressivement de s’aliéner le monde, l’autre et lui-même pour s’y confronter dans une coopération et un échange réciproques. Mais il aliène aussi. » Nous le verrons : « L’ambivalence du travail est donc de permettre un dépassement de la violence de la survie pour organiser l’univers au service de l’homme et, en même temps, de fournir à l’homme de puissants outils de domination et de prédation, y compris de manière légale ». Quand on lit cela, on a évidemment envie d’en savoir plus.

Père Samuel Rouvillois : Pour tout vous dire, j’ai beaucoup hésité, à propos de ce thème, à prendre un angle plus philosophique. J’aurais pu le faire mais, en m’informant sur le profil des orateurs qui vont me succéder tout au long de ce cycle, je me suis dit qu’ils le feraient également. J’ai pensé que, tout en ne quittant pas cette préoccupation philosophique, il serait peut-être intéressant de refaire un parcours de la Révélation. Alors, vous allez me répondre : « allons-nous faire de la théologie ? Dès lors, notre expérience ne nous servira de rien ! ».

Au contraire ! Je vais essayer de vous montrer comment l’expérience du travail telle qu’elle apparaît dans la Révélation biblique est d’une pertinence tout à fait unique. Le regard que l’Écriture nous donne, que la Parole de Dieu nous révèle, sur la question du travail nous offre toutes les grandes clés pour nous permettre d’aborder les grandes questions contemporaines sur le travail et l’entreprise. Je ne l’ai jamais fait ! Je l’ai préparé pour vous, donc on va voir ce que cela donne.
La lumière du livre de la Genèse sur le travail
Si nous commençons par la Genèse, la Révélation nous y ménage tout de suite ce double regard sur le travail, d’abord comme une activité de la personne, puis comme une activité collective. Vous pressentez sans doute déjà que les ambiguïtés du travail seront beaucoup plus dans sa dimension collective que dans sa dimension personnelle. Considérons ensemble ces deux grands récits de la Création. Ils nous révèlent deux regards extrêmement existentiels sur le rapport de l’homme à ce qu’il fait.

A – le premier récit de la Création

Le premier récit est le plus contemplatif. Le travail apparaît au sixième jour avec la personne humaine qui est créée homme et femme et qui, d’une certaine manière, est la clef de voûte de tout cet ordre de la Création. C’est très intéressant de constater que la tâche spécifique qui va être confiée à l’homme et à la femme comme image de Dieu, c’est précisément de transformer – le texte dit de se multiplier, d’emplir la terre et de la soumettre, de la soumettre au bon sens du terme, non pas l’exploiter mais la dominer, c’est-à-dire marquer l’ensemble de l’univers de son empreinte, qui est l’empreinte de l’image même de Dieu. Par conséquent, la tâche du travail, inséparablement de la fécondité et de la communauté humaine, en particulier de la famille, apparaît très clairement (selon l’ordre du texte) comme la vocation à la fécondité, à organiser l’espace terrestre, à le maîtriser d’une manière qui soit exhaustive, en résumé la vocation à humaniser la planète. Même si l’on doit avoir un grand respect écologique pour la nature, elle nous a été donnée avec, comme vocation fondamentale d’être humanisée. Pas simplement être humanisée partiellement, pas simplement être utilisée par l’homme mais être humanisée dans sa totalité. Remplir la terre, ce n’est évidemment pas la remplir de personnes humaines, ce n’est pas une invitation à la démographie galopante ! Remplir la terre, c’est occuper la terre. L’homme a en charge de se servir de la terre et de la création, non simplement comme d’un milieu, mais véritablement comme ce dont il est la clef de voûte, comme ce dont il est la perle. Ce n’est pas la même chose ! Même si, quantitativement, l’homme n’est qu’une petite parcelle dans l’univers, le texte de la Genèse nous révèle clairement qu’il est celui qui lui donne un sens. Le travail est un des lieux, avec la fécondité et comme en parallèle, où la matière de l’univers elle-même acquiert un sens. L’ordre de la Création s’achève à la création de l’homme et de la femme qui sont, dans leur identité, complémentaires pour révéler l’image de Dieu. Mais cette image de Dieu n’a pas une identité statique, elle a elle-même à s’imprimer sur la face de l’univers et c’est la tâche spécifique de l’homme et de la femme. Cette tâche n’a pas simplement pour but que la Création elle-même resplendisse de l’image de Dieu en étant maîtrisée par l’homme et la femme, en resplendissant de leur propre dignité mais elle a pour vocation dernière de s’achever dans le septième jour qui est le temps du repos.

La tâche du travail, inséparable de la fécondité et de l’organisation communautaire ou politique de l’espace, est entre cette grande Œuvre de Dieu qu’est la Création et cette finalité dernière de la création qui est de se reposer en Dieu, de participer au repos de Dieu. Tout l’Épître aux Hébreux le développe. La tâche humaine est appelée à s’achever dans une dimension contemplative, dans une dimension qui transcende le créé. Par conséquent, le travail est entre l’apprivoisement de la terre et la contemplation.

C’est le premier grand regard que nous livre le texte : cette création est confiée à l’homme. Toute la Bible nous révèle, et ce, de plus en plus profondément, cette “manie” de Dieu de toujours vouloir nous confier des choses sans que nous n’en soyons ni capables, ni dignes, et qui plus est sans que nous ne sachions, la plupart du temps, en faire quelque chose d’intelligent. Mais, là-dessus, son choix est irréversible puisqu’Il finit par se confier Lui-même à nous. Ne serait-ce pas pour nous apprendre à recueillir, à accueillir la matière, à accueillir l’enfant, à s’accueillir les uns les autres ? Ne serait-ce pas le commencement du chemin par lequel Il nous prépare à L’accueillir Lui-même ?

C’est ce premier regard. Il faudrait prendre le temps de mieux comprendre comment la tâche humaine elle-même doit s’inspirer de l’œuvre des six premiers jours. Ce n’est pas pour rien que nous sont racontés les six premiers jours. Ce n’est pas pour faire joli ni décoratif. Il est clair que, si Dieu nous donne à contempler symboliquement son travail, sa mise en œuvre – qui, dans le premier récit, est une mise en œuvre par la Parole-, s’Il nous donne à contempler un ordre, c’est bien qu’il y a, dans cet ordre, quelque chose à découvrir pour le travail lui-même, pour la fécondité elle-même et pour l’organisation de l’espace humain.

Je n’ai pas le temps de développer toute la richesse de ce texte, ni de contempler davantage l’ordre présent dans ces six premiers jours. Les contraintes qui obligent à travailler pour vivre ou pour survivre, les obligations et les contraintes du travail dans les conditions qui sont celles d’aujourd’hui ne sont pas toujours révélatrices de la vocation profonde du travail de l’homme. De la même manière que, même malade, notre corps est encore à la gloire de Dieu, de la même manière, le travail, lorsqu’il n’est plus complètement humain, garde comme vocation fondamentale de permettre à l’homme d’humaniser le monde. Il y a comme une énigme du travail en ce que la personne humaine cherche constamment à humaniser même les tâches les plus absurdes. Les sociologues observent que, même dans les métiers ou dans les tâches les plus limités, certaines personnes s’efforcent encore, malgré tout, à les améliorer, à les qualifier. Il y a comme un acharnement de l’humain, admirable du reste, à s’emparer du moindre petit espace où il pourrait faire quelque chose d’humain. L’homme ne baisse pas les bras si vite face à un travail apparemment, voire effectivement aliénant.

Le premier grand récit laisse découvrir cette aspiration de l’homme à puiser dans l’ouvrage divin ainsi que ce repos de Dieu, étrange par ailleurs, après son ouvrage, comme s’Il était fatigué ! Le repos d’un homme fatigué n’est pas le même que le repos sans fatigue. Ce repos de Dieu très étonnant n’est guère facile à comprendre, que ce soit anthropologiquement ou théologiquement. Qu’est-ce que ce repos de Dieu ? C’est beaucoup plus clair dans le Christ à la Croix, mais il y a sûrement quelque chose à comprendre ici. Pourquoi Dieu se fatigue-t-Il pour nous ? Il s’est fatigué pour nous, symboliquement, pas réellement, évidemment, ni métaphysiquement. En Jésus, oui ! Mais dans la Création ? En plus, il s’agit de la Parole. Habituellement, ce n’est pas très fatigant de parler ! Pourtant, Il semble se reposer au terme. Au contraire, dans le deuxième récit, Dieu travaille, j’allais dire, avec ses mains – c’est métaphorique -, mais il ne se repose pas. Il a même fort à faire parce que cela ne se passe pas bien, mais il ne se repose pas. Il ne prend pas sa retraite après la chute !

B – le deuxième récit de la Création

Le deuxième récit nous présente un regard complémentaire et très différent. D’ailleurs, c’est tout à fait bouleversant de remarquer que le travail et la relation entre l’homme et la femme sont au cœur de ces deux récits, comme si ce qui est au cœur de l’homme, c’est la relation à l’autre et le travail. Du reste, Aristote l’écrit au début de sa philosophie politique, en affirmant que les deux fondements de la philosophie politique, c’est le rapport au travail et le rapport à la famille. Il y a quelque chose d’analogue dans ce premier récit.

Ce second récit, vous le savez, est un récit beaucoup plus personnaliste. Le premier est très contemplatif, il nous donne comme un ordre universel. Le second récit nous fait entrer dans toute la complexité du chef-d’œuvre qu’est l’homme. Il est créé à partir du sol et, pour lui, Dieu plante un jardin. La femme, elle, n’est pas là. Elle n’est pas concernée par le jardin. Il y a quelque chose du travail qui est confié en premier lieu à l’homme. N’est-ce pas étrange d’ailleurs que ce qu’il lui est confié, c’est de là même d’où il est issu, à savoir le sol ? Et c’est ce même sol qui se révoltera contre l’homme après la chute. N’est-ce pas pour signifier que l’homme, en maîtrisant le sol et en le jardinant, apprend à se maîtriser et à se connaître lui-même ? Le second récit nous le révèle très clairement. L’homme ne naît absolument pas avec un programme dans la tête. Au départ, il ne connaît pas. Il est comme un enfant. Apprendre à se connaître, lui qui est le chef-d’œuvre de la Création, n’est pas une mince affaire. Dieu lui donne cette tâche humble – au sens de l’humus (la terre) – de cultiver ce sol d’où il vient et d’apprendre à se connaître lui-même. Comment cela est-il manifesté ? Après lui avoir fait son jardin et avoir constaté qu’il n’est pas bon pour lui d’être seul, Dieu lui apporte les animaux et l’homme se teste à nommer les animaux. Évidemment, dans le travail, il est seul. Non pas que Dieu dise que le travail soit mauvais ! Mais le travail ne suffit pas à la bonté puisque ici il n’est pas bon qu’il soit seul ! Le premier récit nous avait clairement annoncé que la perfection n’était pas la finalité de la Création, ni l’organisation, ni le fonctionnement correct des choses (cela se saurait !). La finalité de la Création, c’est la bonté. Chaque jour Dieu finit en disant que cela est bon et beau (et non pas que cela fonctionne bien !). Dieu n’a pas fait la création pour que cela marche bien (c’est pour ça d’ailleurs, que cela ne marche pas très bien !) mais pour que ce soit bon, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Nous sommes obsédés par la puissance divine et par sa perfection. Sans qu’il s’agisse d’attributs secondaires, Dieu leur accorde néanmoins nettement moins d’importance qu’à la bonté et à la simplicité. Ce sont des pathologies post-XVe siècle que d’être obsédé par la toute-puissance et par l’efficience, sans doute à cause de nos rapports difficiles avec nos parents et avec les autorités temporelles et spirituelles. Du côté de Dieu, sa puissance est tout à fait secondaire. Elle agit en dernier recours quand Il ne peut plus rien faire d’autre, quand on est dans une incompréhension telle qu’il faut bien que Dieu fasse quelque chose.
Mais le second récit nous montre explicitement que l’homme, dans son rapport au travail, n’est pas encore dans l’expérience de la bonté. Il est dans l’expérience de lui-même. D’ailleurs, Dieu fait un premier essai avec les animaux (qui sont quand même plus élaborés que le sol). L’homme nomme les animaux, ce qui représente tout un apprentissage de lui-même. Le Saint-Père a beaucoup développé ce thème : l’homme, par le travail et par la science, c’est-à-dire par la connaissance, va s’apprivoiser lui-même. Il va apprendre à se connaître. La personne humaine se connaît elle-même en travaillant, parce qu’elle découvre ce dont elle est capable – là se justifie ce que le philosophe affirmera : le travail est une activité fondamentalement structurante. En comprenant l’univers qu’il tente de maîtriser, l’homme se comprend lui-même. N’est-ce pas cette expérience que font tous les enfants lorsqu’ils essayent de marcher, de tester les objets, la résistance des corps, la leur et celle des voisins, faisant par là même la première connaissance d’eux-mêmes ? L’expérience empirique de maîtriser les choses – qui est la première forme du travail – se révèle, chez l’enfant, d’une manière essentielle. L’école devrait être un lieu primordial où l’enfant apprend naturellement. Dans le vrai travail manuel et dans le vrai travail intellectuel -qui deviennent très rares aujourd’hui, où il s’agit de gérer des informations ou de reproduire des process -, il y a l’apprentissage de la maîtrise personnelle de quelque chose.

Il est intéressant de noter que Dieu conduit l’homme à se connaître lui-même par analogie d’abord avec le monde physique, puis avec le monde animal et, enfin, avec la femme, c’est-à-dire avec l’autre. Il y a une progression dans les moyens ou dans les outils de connaissance analogique que Dieu met au service de l’homme. Remarquons que Dieu n’a pas choisi de faire grandir l’homme dans la connaissance par pure intériorisation. Spontanément, nous rêverions d’une connaissance par pure intériorisation. L’illumination transcendantale n’est-elle pas la nostalgie chrétienne d’une illumination qui nous dispenserait du labeur, c’est-à-dire de prendre le réel et d’y “patauger” d’une certaine manière ? La vocation à “patauger” est profondément humaine. Si Dieu a mis l’homme dans un jardin, c’est pour qu’il apprenne empiriquement. La grâce originelle n’avait pas pour finalité de dispenser l’homme d’apprendre à savoir et à connaître. Le travail est un des lieux de connaissance, de savoir-faire donc de connaissance de soi, de l’univers et, très progressivement, dans l’amour, de Dieu. Dieu est comme un père qui aime à voir son enfant – l’homme – progresser dans la connaissance. Dans l’amour du travail est sous-jacent l’amour de l’apprentissage. L’amour du travail ne se limite pas à l’amour du travail bien fait. Celui-ci n’est jamais fini puisque, nous le verrons, la finalité du travail est de servir à l’amour et non pas d’être parfait. Plus important encore que l’amour du travail est l’amour de l’apprentissage. Celui qui se contente de l’amour du travail bien fait s’enferme dans un métier et ne progresse plus. Il nous est clairement révélé, dans ce second récit, que le travail est une activité fondamentale avec laquelle l’homme, masculin, possède un lien très particulier, non pas du tout qu’elle lui soit réservée mais bien plutôt qu’elle lui soit plus nécessaire. Il fallait sans doute que l’homme commence tout seul avec cette activité et qu’il découvre le bienheureux dérangement qu’opère, dans son existence et dans sa solitude laborieuse, la présence de la femme. Le texte le rapporte d’une manière très surprenante comment cette nouvelle présence va exiger de l’homme un travail tout autre, celui de quitter son père et sa mère pour s’attacher à sa femme. Retenons ces deux éléments : quitter – le travail est tout un processus, le deuil aussi – et s’attacher – qui semble un processus moins naturel à l’homme que de s’attacher à ce qu’il fait. C’est ce que va nous révéler la suite.

Dans ce deuxième récit, il est manifesté clairement que la vocation de l’homme ne s’accomplit pas complètement par le travail, mais par la bonté, par l’amour, par la rencontre de l’autre et la responsabilité à son égard. Il n’en reste pas moins que le travail joue un rôle de disposition. Je suis de plus en plus persuadé qu’il faut apprivoiser les choses avant d’apprivoiser les êtres. Il faut être responsable des choses avant d’être responsable des personnes. La responsabilité naît d’abord dans le travail, elle naît d’abord dans le labeur. Ce n’est que lentement que l’on apprend à être responsable de ce que l’on fait puis, vaguement, de soi-même, et enfin, de l’autre. Or, on ne devient vraiment responsable de soi-même qu’en laissant l’autre être responsable de nous, ce qui n’est d’ailleurs pas facile.

Dans le premier récit, le travail est là pour marquer de son empreinte humaine, faire participer à sa dignité d’image de Dieu, l’ensemble du créé. C’est une œuvre exaltante, belle dirons-nous. Ici nous est manifestée la beauté du travail. Le deuxième récit nous montre davantage ce labeur, cette espèce d’enfantement de l’homme à lui-même par le travail.

Nous sommes très loin des refrains stéréotypés : “il faut bosser”, “l’effort, c’est important” ou “l’important, c’est la réussite dans le travail”. Nous sommes à des années-lumière et de la morale par l’effort, et de la morale de la réussite facile. Nous sommes dans une tout autre perspective, beaucoup plus éducative et, surtout, beaucoup plus réelle.

C – le récit de la chute

La seule chose que l’on retient du travail chrétien est que sa souffrance a été bénie et que, de toute façon, il est un lieu essentiel de pénitence. C’est un des arguments majeurs que les gens vous disent spontanément : “l’Écriture nous dit « Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front »”. C’est le plus stupide des proverbes que l’on puisse inventer ! A ce que je sache, il ne s’agit pas, dans l’Évangile, de “gagner sa vie” mais de la “perdre”. Ensuite, si quelqu’un nous l’a gagnée, ce n’est pas nous, mais le Seigneur. Dès lors, à la sueur de notre front, nous risquons de ne rien gagner du tout ! Il ne s’agit pas du tout de “gagner sa vie”, mais de manger son pain – ce qui est beaucoup plus réaliste ! -, à la sueur de son visage – ce qui est encore plus réaliste ! Ce n’est pas la même chose de gagner sa vie ou de manger. Manger est bon, c’est nécessaire, mais ce n’est pas la vie.

Regardons ce qui arrive après cette séparation qui portait sur un contrat d’amour, mais également sur un contrat de travail. Adam n’était pas censé toucher à certaines choses. Plus exactement, dans l’espace de travail qui était le sien – le jardin -, il y avait des espaces réservés à Dieu, sur lesquels Adam n’était pas censé avoir de droits, mais il s’en est donné … à cause de son épouse. Il y a donc rupture du contrat d’amour, de l’alliance pour être plus précis, mais aussi rupture du contrat de travail puisque Dieu lui avait planté son jardin, qu’Il lui avait amené les animaux, dans l’intention très claire de l’éduquer. Désormais, il va falloir qu’Adam se débrouille tout seul. Par miséricorde, Dieu lui montre encore comment on fabrique son vêtement, mais Il n’ira pas plus loin dans l’apprentissage, dans l’accompagnement éducatif de la personne humaine.

Ce deuxième récit nous révèle une dimension très intéressante de la condition existentielle : celle du combat, du conflit, une condition qui est loin d’être euphorique. Si le travail, comme tel, est là pour ennoblir l’homme, pour lui permettre d’ennoblir l’univers, concrètement, le travail est un lieu de conflit. Quels en sont les opposants ? L’homme et le sol. Soulignons que l’homme est en conflit avec son origine, avec le sol que Dieu lui a donné, d’où il a été tiré. Il n’est plus dans un rapport simplement harmonieux et naturel avec l’univers. Au fond, il est dans un combat, un combat qui possède une issue normalement positive certes, – puisque l’issue du combat est de pouvoir manger son pain ! -, mais qui demeure un affrontement. Paradoxalement, le philosophe qui a le plus compris cela, c’est Marx. Marx a beaucoup de défauts. Il a cependant parfaitement compris que le travail est un lieu d’affrontement avec la nature. Pour lui, le travail ne peut qu’être fondamentalement un lieu d’affrontement. Ce n’est pas vrai car le travail s’avère être aussi un lieu d’apprivoisement de la nature. Ce n’est pas parce que nous sommes sortis du travail manuel qu’il nous faut oublier les millénaires que nous avons vécus dans la servitude, obligés d’arracher notre survivance du sol. Cela reste très concret puisque 70 % de notre planète est encore dans cette situation. La Providence de Dieu semble s’ingénier à laisser l’homme dans cette dépendance vis à vis de l’univers auquel il doit arracher sa nourriture, qu’il ne comprend plus et qui, par conséquent, lui devient, en partie, hostile. Certains de nos frères sont en Afrique, au Sénégal notamment. Quand ils sont face à la désertification, face à la famine, ils comprennent aisément que ce n’est pas simple d’avoir à maîtriser la terre, positivement, au service de l’homme.

Nous qui nous sommes libérés du travail manuel, nous qui aurions pu penser être libérés définitivement de la servitude du travail dans ce qu’il a de pénible, nous avons inventé la servitude psychique ! Aujourd’hui, nous avons remplacé la servitude physique par la servitude psychique. Dans l’ensemble du terrain de l’activité économique en France, de plus en plus de personnes vont très mal. Ils sont en état de semi-dépression nerveuse. Par exemple, l’entreprise se penche très sérieusement sur le problème du coût social de la maladie de la fragilité psychique. Pourquoi ? Tout simplement parce que la pression psychique est aussi, voire même plus agressive par certains côtés que la contrainte du travail physique. Comme c’est curieux d’observer que la météorologie collective de l’économie mondiale exerce une menace sur la personne aussi grande que la météorologie d’autrefois l’exerçait sur la famille, comme pour signifier que l’on n’échappe pas à cette problématique du travail.

Il faudrait ensuite analyser comment nous sommes passés de l’un à l’autre sans nous en rendre compte. Nous avons créé une espèce de “méta-système” que personne ne contrôle plus et qui oppresse l’individu. Le système économique mondial n’est maîtrisé par personne. Il n’est absolument pas au service de l’humain puisque sa seule finalité est de s’auto-conserver et de s’auto-développer. Il “consomme” de l’humain. C’est très clair ! On ne le croyait pas, mais on commence à le voir, et ce, jusque dans les plus petites entreprises. Cela veut dire que l’homme n’échappe pas à ce rapport au travail.

Quelle en est la cause ? Dieu dit : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre, maudit soit le sol. » Qu’est-ce que cela signifie ? L’homme a perdu le sens de l’amour, il a perdu le sens de l’harmonie qui le reliait à l’univers et à lui-même. Dès lors, il va travailler dans la force, dans le pouvoir et dans la violence. Que ce soit pour gagner son pain à la sueur de son front ou dans la coopération, l’homme a par conséquent beaucoup de mal à vivre le travail d’une manière harmonieuse parce qu’il réclame du travail plus que ce dont il est capable de donner. L’homme demande au travail d’être sa Providence, sa sécurité et son salut, de la même façon que le monde contemporain met, dans l’économie, son espérance, sa sécurité et son salut.

D’une manière parallèle, la fragilité de l’homme et celle de la femme, à la suite de la chute, sont spécifiques à chacun quoique partagées. La fragilité de la femme est de mettre son espérance, sa sécurité et son salut dans sa maternité. Ce pragmatisme ne date pas d’aujourd’hui ! Les deux lieux effectifs dans lesquels l’homme et la femme vont tenter de mettre leur providence, leur espérance, leur sécurité et leur salut, sont la relation affective – que ce soit à l’égard de l’enfant ou à l’égard de l’autre – et le travail. Dit plus simplement : l’homme veut vivre sans Dieu. Il peut croire en Dieu certes, mais croire en Dieu ne touche pas profondément sa vie concrète. En tout cas, il vivra sans sa présence. En l’absence de la présence de Dieu, l’homme et la femme cherchent à se récupérer par la puissance qu’ils ont sur les choses et celles qu’ils ont les uns sur les autres d’une manière qui, inévitablement, les déséquilibrera. « Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre ». C’est une vraie problématique. Le travail, en lui-même, est très beau. Cependant, dans le concret, le travail s’avère souvent être le lieu de la puissance et des conflits de pouvoirs, le lieu de l’affirmation de soi et de la vanité, de l’ego, de l’orgueil, de “l’hybris”, de l’ambition, tout ce qui fait quitter à l’homme son centre, ainsi qu’à la femme, d’ailleurs. Nous assistons à cette même déviance lorsque la relation affective avec l’enfant ou avec les autres devient rapidement un lieu de domination, de sécurisation. Ce qui serait à demander à Dieu, on le demande tout simplement à la terre et aux autres.

Par conséquent, Dieu nous met en garde dès le début en disant : « Attention, là vous allez vous récupérer et vous entrerez ainsi dans un rapport dialectique avec ce qui, à l’origine, était une aide. Ce qui devait vous être une aide pour me découvrir et apprendre à vivre de ma présence vous deviendra une compensation de mon absence. » Evoquons l’exemple très beau de l’Évangile : un homme, ayant effectué une magnifique récolte, se construit des greniers pour les remplir. Dieu lui dit : « Insensé, cette nuit même on vient te redemander ton âme ! » C’est tout le débat de l’Évangile autour de l’argent et de tout ce qui dans le travail commande la connaissance de soi, la structuration de soi, et non pas la sécurisation de soi.

Au niveau du travail, jusqu’à vingt ans, on apprend à découvrir qui l’on est. A partir de vingt-cinq ans, on commence à dominer. Cependant, quand vous découvrez ce que sont les échanges boursiers aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la compensation, mais dans la folie pure, dans le rien, dans le chiffre donc dans le rien du rien ! Ces gens ne vendent rien. Ils vendent l’anticipation des biens, le risque sur les anticipations et l’assurance des risques sur les anticipations. Et là, vous vous dites que le rapport de l’homme au travail est vraiment très étrange. Vous avez une vision physiologiquement pathologique, une vision qui vous manifeste un symptôme de l’ensemble du corps économique mondial. Cela ressemble fort étroitement au phénomène de la famine, qui montre bien la dureté de l’homme au travail. La dureté engendre l’injustice. Le monde rural n’est pas du tout un monde de solidarité, mais un monde de solidarité calculée. L’homme est dur au travail. Il a bien l’intention de gagner pour lui et pour les siens ce qu’il n’a pas l’intention de donner au voisin. Que l’on se rappelle la veuve de Sarepta partageant le fond de sa jarre tout en sachant qu’elle va mourir.

Ce texte de La Genèse ne doit pas être lu de manière moralisante. C’est tout simplement un constat miséricordieux de Dieu qui nous prévient, par avance, des rapports affectifs compliqués qui émergeront, liés à la maternité et à la fécondité d’un côté, au travail de l’autre. Telle est la miséricorde de Dieu : quand Il met en garde, il s’engage toujours à accompagner la rééducation !

D – la tour de Babel

Evoquons simplement, sans le développer, comment le sommet de cette compensation de l’homme dans le travail, de cette revendication de l’homme à ériger son travail en providence, est symbolisé par la Tour de Babel.

Babel représente l’organisation collective du travail au service de l’orgueil du groupe., Pour revenir à l’expérience de la bourse, c’est étonnant de remarquer combien ces gens ne parlent plus. Ils grognent, font des gestes (un peu pathologiques du reste !). A Babel, il n’y a plus de langage. Il faut être dans l’infra-langage ou dans l’infra-humain. Bien sûr, je ne parle pas des personnes, mais de l’effet que cela vous fait lorsque vous les voyez.

Il y a ces deux regards, terriblement concrets, sur la nécessité de réhabiliter la dignité propre du travail et, en même temps, sur le risque qu’il constitue quand il n’est plus tout simplement ancré dans l’humilité de l’adoration et dans le primat systématique du rapport à autrui sur toute réussite ou affirmation de soi…

La lumière des Evangiles

Dans l’Évangile, ces deux regards sont présents. D’abord Nazareth ! Ici assistons-nous à la bénédiction du travail et de la maternité. De Nazareth, il ne nous est pas dit grand-chose (comme pour la Vierge Marie…). Mais, qu’il ne nous en soit peu dit ne signifie pas que ce n’est pas immense. Nazareth, c’est tout simplement Dieu qui vient vivre la vie de travail, la vie de la famille, pendant trente ans. L’essentiel de ce qu’a fait Jésus dans sa vie, c’est de travailler et de vivre dans une famille. Le reste n’a pris que trois ans. Il n’a fait que cela, d’ailleurs. Il n’a occupé aucune fonction politique. Quand il ouvre la bouche pour la première fois à la synagogue (il n’a alors que trente ans, âge où, normalement, on n’habite plus chez ses parents !), on se demande ce qu’il raconte. Ceci montre bien qu’il n’avait pas l’habitude de se démarquer. C’est très impressionnant cette espèce, non pas d’anonymat, mais de sanctification intensive du travail, pendant trente ans. C’est encore plus beau de saisir que ce travail est inséparable des trois ans de la vie apostolique, qui est un labeur, et de la croix, qui est aussi un labeur. Une fois que l’on se plonge dans le labeur de Nazareth, on découvre que Dieu est venu habiter dans son propre travail. Bien sûr Jésus était charpentier, mais l’âme humaine du Christ a porté tout labeur et, par conséquent, toutes les composantes du travail humain sont présentes dans ce qu’il fait. Notre travail est pris par Dieu ! Il ne s’est pas contenté de nous le confier. En dépit de notre incapacité à organiser la terre de manière un peu plus humaine, Jésus est venu à Nazareth pour, non simplement y “mettre son grain de sel”, mais pour mettre la main à la pâte et s’engager dans le labeur, dans la souffrance du labeur, à la sueur de son front. A Nazareth, Jésus accepte de porter ce dur rapport de l’homme au travail. Jésus vit à l’échelle du village comme la population à l’échelle de la planète. En effet, à l’échelle d’un village, tout le monde est dépendant de tout le monde dans l’ordre du travail. Si Jésus n’a pas eu un rapport conflictuel avec ce qu’il faisait, il a dû “encaisser” quotidiennement, ne serait-ce que dans la négociation commerciale, la dureté de tout le monde au travail. On n’échappe pas à l’inter-dépendance et Nazareth nous le révèle déjà. Cette interdépendance, Dieu l’a bue jusqu’à la lie. Avant de se plonger symboliquement dans les eaux du baptême, il a pris le temps à Nazareth de s’immerger pleinement dans l’humain pendant trente ans.

Vous avez tous à l’esprit certains passages de l’Évangile dans lesquels est décrite toute la complexité autour du travail. Nombreuses sont les histoires sur le travail. Pensez à toutes les paraboles autour de l’injustice dans le travail : des vendeurs du temple à toutes les paraboles des mauvais et des bons intendants en passant par Zachée, par Matthieu le publicain … Remarquons que Jésus ne fait pas l’éloge du travail bien fait, mais plutôt de celui qui, dans le travail qu’il accomplit, n’a pas oublié son maître. Jésus a bien fait son travail, mais il n’y a pas de parabole du travail bien fait. Par contre, il y a des paraboles où, manifestement, le serviteur, qui a ou bien ou mal fait son travail, entretient un rapport compliqué avec son maître. Cela veut dire que le problème n’est pas de savoir si je travaille bien, mais de savoir si je le vis comme un serviteur de Dieu, si ce travail plaît à mon maître. Est-ce que je vis mon travail comme un serviteur de Dieu ? C’est la seule question. Elle résume toute l’approche de Jean-Paul II sur le travail. Fondamentalement, le travail me structure, mais il m’enorgueillit s’il n’est pas vécu comme celui d’un serviteur. C’est la grande leçon de l’Évangile.

Plus profondément encore, on peut regarder la personne de saint Pierre (le plus intéressant de tous à regarder du point de vue du travail dans l’Évangile !). Il passe du management d’une P.M.E. à l’impossible autorité, mal définie, sur une espèce de groupuscule très vague et qui commence par un échec retentissant et qui s’appelle l’Église. Pierre était là, tranquillement, dans sa petite entreprise, et Jésus lui dit clairement : « Tu pêchais des poissons et tu le faisais très bien ! Maintenant, ce sont des hommes que tu pêcheras. » Pierre a mis du temps à recevoir pleinement cette parole. Le matin, après la Résurrection, il retourne pêcher des poissons : il n’a pas compris ! Il ne nous est pas dit combien de fois Saint Pierre, jusqu’à sa mort, a été tenté par la nostalgie d’une petite vie tranquille de bon dirigeant de P.M.E., sur les bords du lac de Tibériade, plutôt que d’aller mourir, la tête en bas, à Rome. Comment le travail peut-il être une disposition à travailler comme un serviteur ? Il s’agit, à l’instar de saint Pierre, de commencer à accepter que le Christ vienne travailler en moi et avec moi à tout autre chose que “cela”, à quelque chose de beaucoup plus grand, même si cela passe aussi par ma vie quotidienne qui est le mystère de la Rédemption. La grande œuvre de Dieu, c’est de se faire de la place dans le cœur de l’homme pour que son amour puisse y descendre. Le grand travail de Dieu, c’est de nous faire naître à la vie divine. Le grand labeur, c’est un travail d’enfantement. Pierre, effectivement, a plus le profil d’un chef de P.M.E. que d’une sage-femme. Pierre va apprendre à pêcher des hommes, c’est-à-dire à les mettre au monde ou, plus précisément, à participer à cette mise au monde, à cet enfantement à la vie divine qui est quand même la grande vocation de l’Église.

Nous le constatons aujourd’hui : le travail a tout ce visage magnifique, ce visage terrible, aliénant, inhumain, insensé. Or, toute cette part de souffrance, d’échec, d’obscurité dans le labeur humain, le Christ y descend dans la Croix. Le film de Mel Gibson a le mérite de bien montrer que mettre à mort quelqu’un réclame un travail, un acharnement. Le Christ descend jusque là. Il ne se contente pas de dénoncer ce qu’il y a d’inhumain dans la méthodologie avec laquelle nous nous détruisons les uns les autres en partie, dans le labeur qui consiste à se démolir soi-même ou à démolir les voisins. À la Croix, ce péché de l’homme dans le travail, c’est-à-dire tout ce que le travail véhicule de violence, de compensations, est transformé. Par Jésus à la Croix, il y a une rédemption de l’homme au travail. Cette Rédemption (l’Église nous le dit) nous est donnée par l’Eucharistie. Plus profondément encore, et d’un point de vue positif, pour que l’homme puisse entrer dans ce labeur ultime, dans cette vocation ultime qui est la sienne : la communication de l’amour, il faut que son travail soit offert au Christ, soit pris par le Christ dans l’Eucharistie. Le travail dernier, c’est la communication de l’amour et l’édification de la Jérusalem céleste, « L’édification de la civilisation de l’Amour », dit Jean-Paul II, ce qui revient au même. C’est ce que nous révèle, de manière dernière, le livre de l’Apocalypse.
Et la lumière de l’Apocalypse
Sans pouvoir regardez tout l’Ancien Testament sur lequel il y aurait mille choses à dire, retenons seulement La Genèse, L’Évangile et le grand labeur de la Croix, et l’Apocalypse.

L’Apocalypse reprend tous les thèmes bibliques en nous montrant deux choses : les logiques de construction au service du mal et les logiques d’édification ou, plus exactement, le combat, à la suite de l’Agneau, pour qu’advienne le Royaume.

Dans l’Apocalypse, les gens qui travaillent sont ceux qui font du marchandage : la bête de la mer et la bête de la terre. Ils sont, remarquons-le, très laborieux, c’est toute une organisation. On assiste à une espèce de coalition de l’humain, plus ou moins consciente, qui, voulant échapper à l’abandon à la Providence divine, se construit une sorte de monde qui finit par le détruire lui-même. L’Apocalypse nous décrit cela très bien avec la Babylone. Celle-ci est très organisée économiquement, médiatiquement aussi. Or la Babylone n’est pas vaincue par une autre ville, qui serait la Jérusalem céleste. Mais elle est vaincue par l’Agneau et par Celui qui est sur le cheval blanc. L’Apocalypse nous révèle que la vocation du Chrétien est de célébrer, c’est la liturgie. Célébrer dans toute sa personne, dans son amour fraternel, dans sa vie – même dans sa vie politique -, la présence de l’Amour divin. Le travail dernier de l’homme consiste en la célébration. « C’est le culte chrétien », dirait Saint Thomas d’Aquin. Laisser l’Amour divin descendre jusque dans ce qui n’est pas humain dans le cœur de l’homme, Le laisser venir assainir les méandres des rapports compliqués de l’homme ou de la femme au pouvoir, au labeur, à la réussite ou à l’échec. En même temps, il s’agit de faire remonter, dans la louange, tout ce qu’il y a de grand dans ce que l’homme fait sur la terre, de l’offrir à Dieu, de le remettre entre les mains de Dieu afin que l’Agneau (pour parler le langage de l’Apocalypse) vienne donner une lumière et un sens à tout cela.

Très concrètement, l’Évangile et l’Apocalypse nous révèlent que, en dehors de la célébration eucharistique, notre travail n’a pas de sens. On ne connaît pas son sens plénier tant qu’on ne vit pas la célébration eucharistique. C’est très clair et c’est simplement la Révélation. Ce n’est pas de la dévotion. La “quête” n’a qu’une valeur symbolique. Elle ne réalise pas l’offrande de mon travail pour le Christ. Tout le combat que l’homme mène pour essayer d’édifier une humanité meilleure et dont le travail fait essentiellement partie, dans ses réussites et dans ses échecs, ne trouve son sens que dans la célébration eucharistique. Là, à nouveau, le Christ vient tout prendre pour tout faire remonter au Père et, dans notre humanité, il fait descendre son mystère. Ainsi peut-on dire tout simplement de l’Eucharistie qu’elle est le lieu où s’effectue le travail de la recréation. Je veux signifier par là cette reprise où Dieu, qui a créé l’univers, la personne humaine, qui a abandonné cet univers aux mains de la personne humaine, vient le transfigurer. C’est un vrai travail de transfiguration, un labeur, une alchimie divine. C’est aussi un long enfantement, un travail intérieur de Dieu, de l’Esprit-Saint (“ce feu qui doit brûler sur la terre”). L’Eucharistie est le lieu, spécifiquement parlant, où ce travail s’effectue de la manière la plus intense. Bien entendu, il se réalise dans toute notre vie, dans chaque acte d’amour, mais l’Eucharistie est le centre, l’alpha et l’oméga du sens humain du travail. Là s’effectue le labeur divin qui est, tout simplement, de nous sauver ! Là aussi est préparé, dans le secret mais réellement, le Royaume. Là commence cette vie du Royaume. La Jérusalem céleste (pour parler le langage de l’Apocalypse) se prépare d’ores et déjà dans l’humanité, à travers l’Église, avec, au centre, cette vie liturgique dans l’Eucharistie, vie que nous révèle le mystère de l’Apocalypse.

La deuxième partie paraît plus abstraite, mais il est important de souligner pourquoi il faut aller jusque-là. En rester à la justice sociale, au combat pour un travail correctement accompli, c’est le minimum ! Mais cette dernière partie donne sens à ce qui, aujourd’hui, prend beaucoup de temps dans la vie des hommes : le moment où ils ne font plus rien. Simplement cela s’appelle la retraite ou le chômage, puis doublement quand ils ne peuvent plus rien faire manuellement, enfin triplement quand ils ne font plus rien intellectuellement ! Néanmoins, il leur reste encore du temps à vivre et cette partie de vie doit être la plus intense possible, sous peine de n’avoir aucun sens. Or, elle ne peut devenir intense que si le travail de Dieu s’est enraciné en moi. Autrement, je risque de me morfondre dans l’absence, dans la souffrance de ne pouvoir faire quoique ce soit. On comprend bien tous les combats qui se présentent.

La vie est bien faite ! Qu’elle soit de plus en plus longue nous la montre encore mieux. Il y a tout un temps d’intériorisation du travail où l’on reste à se laisser travailler. Cela amène la souffrance ! Le travail de l’amour doit continuer à se réaliser. Un “jusqu’au boutisme” très manifeste aujourd’hui ! On le perçoit quand des personnes âgées acceptent cette vie, acceptent d’être présence pure. Et leur présence “travaille” la communauté. En acceptant de ne plus pouvoir rien faire d’autre que d’être là, ces personnes ne nous laissent pas tranquilles. Ils ont une efficacité mystérieuse. Songez à notre Pape Jean-Paul II. Il est beaucoup plus efficace aujourd’hui quand bien même il perd de plus en plus son efficacité humaine. Il arrive même à “faire” ce qu’il n’arrivait pas auparavant, c’est-à-dire bouleverser les journalistes.

Le Saint-Père Jean-Paul II nous a engagés dans cette réflexion sur ce travail. L’Église s’est réveillée à la théologie du travail avec Jean-Paul II, mais l’Église s’est endormie sur la philosophie du travail. Elle ne s’est d’ailleurs jamais vraiment réveillée, sauf avec Jean-Paul II. Nous avons commencé à nous réveiller, il y a un siècle, alors que cela occupe la majeure partie de la vie des personnes humaines depuis le commencement.

ECHANGE DE VUES

Françoise Seillier : Vous avez dit : « nous sommes sortis du travail manuel ». Je me permettrai une réaction très franche, je crois que c’est une erreur. En fait, il me semble que le travail de la terre, le travail paysan, pour être à la fois édificateur de l’homme, au sens où vous l’avez dit, et en même temps respectueux de la nature, réclame du temps et de la main d’œuvre. C’est une erreur que nous faisons depuis des dizaines d’années de considérer comme un progrès en soi d’avoir très peu d’agriculteurs. Ce qui a été obtenu par une véritable dénaturation du travail paysan. Et j’espère que viendra un temps où, sans soubresauts qui nous contraindraient mais par une sagesse et un approfondissement au-delà des écologies superficielles, nous nous rendrons compte qu’il y a une joie et une nécessité dans un travail de la terre, respectueux de la nature et de la santé des hommes qui reste largement à découvrir. Nous ne connaissons même pas encore réellement la nature du sol par exemple. J’ai entendu des choses très intéressantes sur ce sujet aux Journées Paysannes organisées chaque année fin février au prieuré Saint Jean de Souvigny.

Père Samuel Rouvillois : Je préciserai. Évidemment, c’est un fait sociologique que j’ai souligné en disant : « nous sortons du travail manuel ». J’y verrai un avantage et un inconvénient.

L’avantage, c’est que, ce dont nous sortons, et c’est bien heureux, c’est de la servitude du travail manuel. C’est étonnant parce, quand on voit encore, sur 70 % de la planète, des gens qui vivent encore dans cette servitude, c’est effroyable. C’est bien heureux que nous ayons inventé des moyens pour que nous ne soyons plus, techniquement, asservis au travail manuel. C’est capital. Par contre, je suis entièrement d’accord avec vous, confondre travail et servitude, c’est une erreur extrêmement profonde. Je pense, personnellement, qu’il commence à se réveiller, dans le monde éducatif, que cela devient une urgence, que c’est déjà une urgence. L’éducation de nos petits européens passe, entre quatorze et dix-sept ans, par l’apprentissage obligatoire d’un travail manuel. Je ne vois pas comment quelqu’un pourrait, sauf exception, apprendre à se servir intelligemment de sa capacité d’analyse et de raisonnement, quelle qu’elle soit, s’il n’a pas commencé à apprendre à se servir de ses mains. Ce n’est pas la digitalisation des touches qui va nous apprendre à nous servir de nos mains. Je pense que c’est une urgence tout simplement structurante. Au même titre que la présence d’un père et d’une mère et d’un peu d’amour est une condition sine qua non de la croissance, le travail manuel est, pour moi, une condition sine qua non absolue de la connaissance de soi et, surtout, de l’émergence de la capacité d’analyse. Le grand manque dans le monde contemporain, chez les jeunes, c’est l’incapacité d’analyse. Le monde informatique développe beaucoup plus l’association d’idées et d’images qui donne un semblant d’analyse que l’on compense par de l’intuition mais donne une incapacité complète à poser un problème, à avancer dans un problème, à le résoudre, ce que fait le travail manuel. Je suis d’accord avec vous. En dehors du fait que c’est un plaisir, c’est un élément structurant, pas seulement de 11 à 17, mais durable pour beaucoup. Réussir à ne travailler qu’intellectuellement… Le travail éducatif, je pense à la famille faisant du travail manuel. Là aussi, nous redécouvrons qu’éduquer des enfants, ce n’est pas seulement leur donner des préceptes et les formater mentalement, c’est beaucoup du corps. C’est apprendre à vivre avec eux, dans son corps. L’enfant a absolument besoin de sentir qu’il est pris en main d’abord au sens pratique avant que ce soit au sens intellectuel ou spirituel.

Francis Jacques : Au fur et à mesure que je vous écoutais mon admiration s’est mêlée de perplexité. Paul Ricœur, à un certain moment de sa carrière, en butte aux philosophies de la praxis, s’est cabré devant l’illimité du concept de travail dans la postérité marxiste. Car enfin si la praxis s’étend, presque sans limites, dans l’univers du sens, il serait bon de lui donner un contraire. Pour Ricoeur ce sera la Parole. Le travail passe alors sous la parole et jusqu’à un certain point rend gorge devant la parole.

Or, cette illimitation, Père Rouvillois, je la retrouve dans les différentes formes et occurrences du mot ‘travail’ que vous avez évoquées dans votre discours. Tantôt le travail, c’était évidemment le travail du sol, tantôt le travail artisanal, tantôt le travail technique ; vous glissez de là au travail de célébration, au travail eucharistique, c’est-à-dire au travail de Dieu en nous dans l’eucharistie. Bref, je trouve que votre concept de travail, lui aussi, s’illimite. Je m’interroge alors sur son unité.

Ici je prends pour référence non plus Paul Ricœur mais Hannah Arendt. Dans sa réflexion sur la vita activa, Hannah Arendt s’enquiert du monde des objets. Elle distinguait parfaitement des objets artisanaux, des objets techniques, des objets de consommation qui n’ont pas la même durée. Les objets de consommations sont périssables, les artéfacts artisanaux peuvent être maintenus, mais il faut travailler à leur préservation. Puis, les objets techniques sont susceptibles de génération, ce que Georges Simondon a montré dans une analyse fameuse du mode d’être des objets techniques.

Le travail du philosophe, c’est de lutter pour la détermination et contre l’illimitation des concepts. Son affaire est d’introduire les distinctions pertinentes et les clivages nécessaires. Je précise ma question : quelles médiations proposez-vous de votre côté pour circuler entre des formes aussi différentes du travail ?

Père Samuel Rouvillois : Première remarque. Si Ricœur est né à l’époque de l’invasion du concept de praxis, quelques années plus tard, on est à l’époque de l’invasion, non pas de parole, mais d’information. C’est une espèce d’ersatz de la parole et du concept. Le pire est quand la praxis est soumise à l’information. Mais c’est là-dedans qu’on est. L’économie mondiale, c’est ça. L’outil informatique est quand même un outil d’une pauvreté technique et intellectuelle effroyable. Il a l’avantage d’être tellement élémentaire qu’il peut faire semblant de servir à tout.

Si j’ai étendu la notion du travail, loin, c’est à cause de l’expression du Christ : « l’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez ». Donc, je l’ai pris au sens large. Comment le limiter ? C’est très simple, le travail y compris l’opus dei, y compris l’œuvre de Dieu, est toujours relatif au bien. Je dirai que le travail est intrinsèquement au service du don et que le don le transcende absolument. Mais que, il n’y a pas don s’il n’y a pas travail. On le voit bien dans la rencontre. La rencontre, c’est un labeur. C’est ce que redécouvre notre monde contemporain. On a longtemps cru, nous autres, les Occidentaux, que la rencontre, elle était transparente. Il suffisait de se mettre face à quelqu’un, qu’on s’échange des concepts et le contact est fait. Or, on se rend compte, aujourd’hui, que la rencontre avec quelqu’un, c’est un peu le combat de Jacob avec l’ange. C’est un corps à corps, c’est long, ça se reprend, ça se refait et que le travail de la rencontre doit aboutir au don. C’est l’aspiration au don ou le désir de se donner ou celui de la communion, si vous voulez, qui, pour moi, permet tout le temps de limiter le travail et de le relativiser. Et je pense qu’aujourd’hui, précisément, il devient capital, en aval, de re-souligner comment le travail doit avoir des formes concrètes humaines délimitables que chacun doit s’approprier. Le problème c’est qu’aujourd’hui on les mène les hommes dans un travail collectif et anonyme. Bizarrement, le marxisme, il est là. J’ai eu à faire une session dans l’Église clandestine de Chine sur “Marxisme et Capitalisme”. La conclusion de mon analyse c’est que, à 90 %, c’est la même chose. Je parle du capitalisme libéral idéologique ; c’est-à-dire : définir l’homme par rapport à son travail. Aujourd’hui, qui ne se définit pas par rapport à son travail avant qu’il soit à la retraite ? Presque personne. C’est ensuite d’aspirer à une société de libre travail, sans obligations et sans classes, dans laquelle chacun pourra créer librement. Ça, c’est Marx ! Et que cela passe par des conflits dialectiques. Sauf que, dans certains cas, c’est la dialectique du marché, dans l’autre cas, c’est la dialectique d’une classe sociale sur l’autre. À tout choisir, il faut peut-être choisir le moindre des deux maux, qui est le second.

Ce qui manque, dans les deux cas, c’est le retour au travail élémentaire parce que c’est d’abord cela qui le limite. Il ne peut pas occuper toute la vie humaine. Mais, ensuite, c’est de rappeler qu’à chaque instant, y compris quand Dieu lui-même vient travailler au milieu de nous, y compris dans la Création elle-même, le travail est toujours finalisé et je dirai même plus que cela, il est toujours au service de Dieu.

Janine Chanteur : Mon Père, je voudrais vous dire d’abord que le premier sentiment qui m’a submergée en écoutant votre communication si attachante ; j’ai ressenti une extrême révolte. Vous avez commenté et approfondi des textes anciens qui ont un sens merveilleux au sens “Dieu fit pour nous des merveilles”, et vous savez comment, au cours des siècles, ces textes ont été présentés. Alors, vous avez bien remarqué, et je vous en remercie, que l’Église, si elle est d’origine divine, est aussi une œuvre humaine : elle a souvent manqué sa vocation, tout en connaissant, Dieu merci, des hommes de Lumière. Elle nous a transmis le message et c’est sans doute le plus important.

Mais je suis très bouleversée par ce que j’ai entendu parce que nous comprenons que le travail nous permet de devenir des êtres humains, mais le rapport à ces textes, à ma connaissance, a rarement été fait.

Votre interprétation de Genèse 1, 2, 3, m’a bouleversée parce qu’elle montre à quel point, bien avant le XIXème siècle, les textes sacrés portaient une vérité, essentielle à notre humanisation. Pourquoi, au lieu d’en tirer un moralisme stupide (désobéissance à un despote et châtiment), nous avoir caché leur signification réelle ?

Dans Genèse 1, vous avez souligné que l’homme et la femme sont créées ensemble et qu’ils sont ensemble, à égalité, à accomplir le travail de création d’eux-mêmes, dans et par le monde créé. Leurs enfants, à leur tour, accompliront leur propre travail d’humanisation. Dans Genèse 2, cependant, l’homme est seul. Il est seul à entendre la Parole de Dieu. Quand la femme est créée, ni Dieu, ni l’homme ne lui parlent.

D’où question : le problème du mal n’est-il pas lové au cœur de cette absence de langage ? de ce manque originel, bien plus que dans une désobéissance si prévisible et qui ne semble guère concerner la femme puisqu’elle ne connaît pas directement l’interdit ?

2ème question : pourquoi Dieu s’est-il tu ? Est-ce la liberté donnée à l’homme qui n’était pas compatible avec une prise de parole directe de Dieu à la femme, l’informant lui-même de l’interdit ?

Je ne crois pas que lorsque Dieu parle en Genèse 3, après la « faute », il se conduise en parent pervers : où es-tu ? pourquoi te caches-tu ? qu’as-tu fais ? s’il le sait. L’amour ne se livre pas à ce jeu-là. D’ailleurs, Dieu n’énnonce ni condamnation, ni punition : Il ne parle pas à l’impératif, mais au futur, temps, en hébreu, de l’inaccompli. C’est dire que tout reste possible. Il énonce simplement les conséquences du refus de notre nature qui existe pour s’épanouir en relation d’amour avec l’Esprit créateur, alors qu’elle se détruit à vouloir la rivalité avec Lui.

3ème question : Pourquoi le mal apparaît-il de façon si originaire ? Pourquoi le vivons-nous sans le comprendre ?

Père Samuel Rouvillois : Moi, ce qui me frappe, ce sont deux choses. D’abord, dans le deuxième récit, l’homme est seul avec le travail parce qu’il y a quelque chose de spécifique dans son rapport au labeur. Il y a quelque chose comme l’apprentissage de la vocation de l’homme à la différence de la femme, par la responsabilité sur le travail. Je le vois, vous allez me dire, c’est de la psychologie ou de la sociologie, si le cœur d’une famille c’est l’épouse, la colonne vertébrale d’une famille, ce n’est pas l’homme, c’est son travail. C’est très impressionnant : la colonne vertébrale. Une famille ne se tient pas debout sans le travail de l’homme ! Il peut y avoir un homme, s’il ne travaille pas, elle ne se tient pas debout.

Le travail de la femme est une nécessité pour elle, une nécessité d’épanouissement. Ce n’est pas la colonne vertébrale. Je parle de la colonne vertébrale du côté anthropologique. Pourquoi ? Parce que l’homme, sans le travail, ne tient pas debout. La femme sans le travail demeure debout. Elle est elle-même avant le travail. Qu’elle le soit dans le travail, évidemment. Lui ne l’est pas sans le travail. C’est étonnant que l’émergence de l’identité masculine, on le voit bien, en tout cas je le vois bien chez mes Frères, je le vois bien partout, ne peut pas se développer sans le travail. Il est extrêmement périlleux sans travail. Vous ne verrez jamais un homme se développer dans la découverte de lui-même uniquement dans la relation. Alors que, très étonnamment, la femme naît dans la relation, elle naît pour la relation.
Alors, pourquoi Dieu se tait ? Dieu ne parle pas à la femme, mais il parle quand même. C’est la première fois qu’il parle. Mais je pense que, si Dieu se tait et si la femme est créée après le travail, c’est parce qu’elle est de l’ordre du secret. Je suis très frappé par le fait que le corps de la femme est fabriqué avec l’intérieur du corps de l’homme. Donc, elle est jusque dans son corps quelque chose de l’intériorité. L’homme est de l’extériorité, issu du sol. Il n’est pas du sol.

Janine Chanteur : En hébreu, le mot peut signifier “à côté de”.

Père Samuel Rouvillois : Ceci dit, quand il dit « il referma la chair »… Il y a quand même une blessure quelque part. Il a quand même refermé la chair. Très impressionnant. Il y a quelque chose de l’intégrité de l’homme qui doit être perdue pour qu’elle puisse exister.

C’est pour ça que je ne pense pas du tout que c’est un rapport symétrique. C’est ça, le fond de ma pensée. Cela n’a rien à voir avec de la symétrie, l’homme et la femme. On commence à peine à se poser intelligemment la question.

Il y a deux Paroles : Thomas d’Aquin vous dirait : il y a le verbum qui s’exprime dans la parole et il y a le verbum spirant amorem. La femme est du côté du secret. L’homme ne sait pas ce qu’est le secret. Elle est son secret. Qu’ensuite, le serpent lui fasse l’honneur de s’adresser à elle, sur le terrain même de son mari, alors, oui, c’est séduisant. Cela n’aurait pas marché dans l’autre sens d’ailleurs. S’il s’était adressé, à lui, sur le terrain sur lequel elle était, c’était son terrain à elle, il était incapable d’en parler puisque c’était l’amour.

Janine Chanteur : N’empêche qu’il accepte. Il accepte, le fruit.

Père Samuel Rouvillois : Du serpent. Le serpent intervient auprès de la femme, lui adresse la parole, en la posant instantanément comme l’interlocutrice d’un débat, au sens du débat public.

Janine Chanteur : Oui, mais on ne lui a pas parlé ! Ce n’est pas elle qui a reçu : « tu ne mangeras pas de ce fruit ».

Père Samuel Rouvillois : Il est livré dans le silence. Le silence recouvre plus que la parole. Je pense de plus en plus que, quand Dieu se tait, il écoute.
Marie-Joëlle Guillaume : Ce que vous nous avez rappelé du travail, à la fois dans la pensée et dans l’action de Dieu, m’amène à vous poser une question sur l’écologie. Dans le souci d’écologie qui s’affirme aujourd’hui, et indépendamment des déviations que nous connaissons, ne peut-on voir la nostalgie d’un travail de la terre qui ne soit pas destruction, mais accomplissement ? Quelles pistes de réflexion et d’action nous suggéreriez-vous à ce propos ? Ne faut-il pas que les Chrétiens soient présents sur ce terrain-là, pour faire de l’écologie une sorte de pédagogie de l’adoration de Dieu dans ses œuvres ?

Père Samuel Rouvillois : Le Saint-Père a travaillé là-dessus. Ce n’est pas toujours évident. C’est comme tout ce qui se passe dans le monde contemporain, il y a presque toujours des horreurs et des merveilles en même temps ou des choses merveilleuses et des choses complètement secondaires et artificielles, en même temps.

Dans l’écologie, il y a deux choses. Il y a la nostalgie de ce travail et puis, plus profondément et c’est encore beaucoup plus beau, à mon avis, il y a une véritable intelligence de la nature et de la matière, que le monde rural a conservée mais que le monde intellectuel qui gouverne l’Europe a laissé complètement depuis le XVème siècle.

L’inintelligence… Galilée nous a peut-être sauvé de l’obscurantisme du système ptoléméen, mais Galilée ne nous a pas plus aidé à comprendre l’univers. Il nous a aidés à comprendre ses mécanismes, mais le développement galiléen n’est pas du tout en phase avec la sagesse paysanne et avec cette espèce de sagesse intérieure de la nature puisqu’il est dans l’abstraction scientifique. Bizarrement, on l’a complètement laissé tomber. Alors qu’il ne faut jamais oublier que l’ensemble de la sagesse de l’Orient, qu’elle soit bouddhiste, qu’elle soit hindoue, qu’elle soit taoïste ou confucéenne garde un sens extrêmement profond de cette intelligence de la nature, que les Grecs, Aristote, Platon et les Présocratiques, ont magnifiquement développé. Maintenant, c’est cette bienveillance, cette intelligence qu’il faut redécouvrir en Occident, à ceci près qu’il faut le coupler en urgence avec ce que j’appelle l’écologie du psychisme. Parce que le physique c’est important. Mais on est en train de passer tout doucement du physique de la terre à celui du corps, alors qu’il faudrait que l’on passe du physique au psychique. Le psychique, c’est pour parler métaphoriquement, une espèce de matière subtile extrêmement fragile dans lequel les phénomènes de réchauffement de l’atmosphère et les trous d’ozone sont beaucoup plus graves et beaucoup plus rapides qu’à l’échelle planétaire.

Je prends toujours cette image. L’irradiation que le monde de l’information fait subir au cerveau et au psychisme des individus que nous sommes est bien plus grave et va nous « calciner la cervelle » bien plus vite que les trous d’ozone.

Il faut élargir le concept d’écologie à la préoccupation de l’équilibre bio du psychisme et du spirituel. Allons jusqu’au bout : il y a aussi une nécessité d’oxygène spirituel, d’équilibre spirituel comme il y a besoin d’une préservation écologique. Le Traité de Kyoto, il faut l’étendre au psycho-spirituel. Et laisser tomber complètement la notion de censure. On devrait s’occuper du principe de précaution dans l’ordre de l’écologie du psychisme. Comme ça, on n’aurait pas besoin d’appeler cela la censure. On devrait arrêter de regarder des quantités de choses qui sont de l’ordre de l’irradiation nucléaire. De rentrer dans la télévision, c’est comme de rentrer dans le cœur d’une centrale et de s’imaginer qu’on va en ressortir intact. Pour les jeunes, Hiroshima, l’Internet, dans leur tête, c’est le même effet. Il faut élargir ce concept.

Michel Leplay : Si je me permets, Madame, pour continuer de répondre à votre question : Jean Bastaire vient de publier, au Cerf, un recueil de textes de Jürgen Moltman intitulé, « Le rire de l’Univers » dans lequel il élabore toute une théologie écologique à partir d’une réflexion trinitaire. Donc, cela me paraît un élément important pour la réflexion que vous menez.

D’abord, je voudrais vous remercier parce que j’ai souvent pensé à des textes de Péguy, en vous écoutant. « Ces trente ans qu’il fut charpentier chez les hommes / Ces trois ans qu’il fut prédicateur chez les hommes / Ces trois jours qu’il fut un mort chez les hommes ». Donc, vous nous avez bien rappelé des choses précieuses.

Je ne suis pas tellement d’accord avec vous sur ce que vous avez dit du repos de Dieu comme s’il était fatigué. Il y a tout une école rabbinique, de la kabbale, pour laquelle le repos de Dieu, c’est le retrait de Dieu. Au septième jour, Dieu ayant accompli son œuvre, se retire du chantier, comme l’architecte qui a donné le plan et les recettes et qui dit à l’homme : maintenant, c’est à toi. Et, le lundi matin, l’homme commence, effectivement, tout ce que vous nous avez indiqué. Donc, le repos n’est pas la fatigue d’un ouvrier, mais la liberté qu’un ingénieur donne à son entrepreneur. Peut-on aussi le comprendre comme ça ?

Compte tenu de ce que vous avez dit du premier Adam et de sa pleine humanité assumée entre le travail et la fécondité, comment expliquer que Jésus n’ait pas été marié ? Cela revient maintenant dans les gazettes, ce n’est pas intéressant, mais il y a quand même un problème parce que, qu’il soit l’époux de l’Église, ce que je crois, c’est rétroactif, c’est rétro projeté, c’est après. Comment expliquer que cette humanité du vivant Adam ait été une humanité célibataire, et plus même ?

Père Samuel Rouvillois : Votre première question. Ce n’est pas le repos de Dieu, c’est la fatigue de Dieu. Il y a un texte de Péguy, c’est un des textes que je préfère, qui est la descente de Croix, dans lequel il dit : « Enfin, il est déharnaché, enfin il se repose ». Donc, il y a quelque chose dans cet épuisement de Dieu dans le Christ. Je ne le projette pas sur la Genèse. Je suis tout à fait d’accord avec vous. La richesse des interprétations talmudiques c’est que les sens peuvent être apparemment contradictoires mais il y a les deux. Il y a tout à fait, effectivement, Dieu met une fin, il laisse la place à l’homme, mais c’est extrêmement grand, cette manière dont il laisse la place à l’homme, et nous, on souffre peut-être de ce qu’il ne l’accompagne pas assez.

Ce n’est pas que Dieu s’est épuisé, dans la Création. Mais ce n’est pas rien de contempler dans l’épuisement du Christ quelque chose de la fatigue de Dieu. Pas du tout au sens d’une fatigue parce qu’on a trop travaillé mais au sens où l’on est allé jusqu’au bout de ce que l’on avait à donner. Il me semble que, dans le premier récit de la Genèse, il y a quelque chose comme cela. Comme l’artiste qui a tout donné. Il est vidé de ce qu’il a mis. Il y a cela chez l’artiste. Je trouve que la métaphore artistique du premier récit est très belle parce que c’est ce qu’il se passe dans la Genèse. Que ce soit un peintre, que ce soit un musicien, que ce soit un sculpteur, il peut, au terme de son œuvre, être dans l’épuisement. De la même manière que quand une mère a mis au monde, cela s’appelle le baby blues, elle peut avoir tout donné à son enfant.

Je dirai (et, pour moi, cela répond à la deuxième question), que c’est cette urgence dans l’exhaustivité du don qui fait choisir à Jésus que toutes ses forces soient dans le fait d’épouser la souffrance et d’épouser les personnes dans leur souffrance, qu’il brûle l’étape d’avoir épousé quelqu’un. C’est dans l’urgence. Ce n’est pas du tout dans la négation, la relativisation.

Catherine Rouvier : Je voulais apporter un complément et poser une question. Le complément : lorsque vous avez dit que le travail était particulièrement humain, qu’il était divin aussi mais que l’élément humain était particulièrement important, cela m’a rappelé des enquêtes qui ont été faites au début du siècle, dans les beaux temps du « fordisme », pour essayer d’améliorer la compétitivité des travailleurs. On a augmenté l’éclairage, on a augmenté les portions des déjeuners, on a augmenté les pauses, on a fait énormément d’aménagements matériels qui n’ont absolument rien donné. Une seule chose a donné, c’est de rétablir la parole, de permettre aux gens de se rencontrer et de se parler, cela a été le seul élément qui a, véritablement, compté. Cela pour montrer que les travaux les plus loin de la religion parce que des travaux de psychologues, de sociologues, retrouvent ce sens humain du travail.

Ensuite, c’est peut-être une question naïve, une question de femme, aussi. Les femmes, même celles qui ne travaillent pas ont un travail à la maison ; les femmes sont plus proches de la terre, sans doute et d’une certaine manière, que les hommes. Personnellement je n’avais qu’une idée à propos du travail et relativement à l’Évangile c’était Marthe et Marie. Vous avez parlé de la retraite, magnifiquement, en disant que les gens qui acceptent de ne plus travailler manifestent par là même d’une richesse et d’un don de Dieu, c’est vrai, c’est légitime, mais est-ce que cela n’arrive pas aussi pendant la vie active ?

Père Samuel Rouvillois : J’ajouterai que, même si la réintroduction de la parole a permis, dans la relation aux autres un exutoire dans ce qu’il y avait d’aliénant dans la tâche, on n’a fait que la moitié du travail, quand on a fait ça. Pourquoi ? Parce que la vraie question, elle n’est pas tant les aménagements, qui relèvent du décoratif, ce que j’appelle l’emballage, c’est que la seule chose qui rende sa dignité à l’homme dans le travail, c’est quand on lui donne, véritablement, l’intelligence. C’est très étonnant que, ce qui fait le travail, ce n’est pas la volonté, c’est l’intelligence. Aujourd’hui, le grand travail des entreprises, c’est de motiver les gens et beaucoup de gens ne sont pas motivés. Pourquoi ? Parce qu’on ne leur donne pas le temps d’acquérir l’intelligence de ce qu’ils font. C’est, tout simplement, ce que l’on appelle “acquérir le métier”. Ou, tout simplement, parfois, il n’y a pas de métier. Ce n’est qu’une espèce de cumul de tâches dans lequel, il n’y a pas d’organicité interne. Je suis très frappé de voir que quand quelqu’un commence à comprendre son métier, à “piger”, il est motivé ! Et, surtout, il s’humanise ! La condition de l’humanisation par le travail, c’est la compréhension de ce que je fais. C’est ce que la Philosophe appelle l’habitus. Si l’habitus, si la part la plus spirituelle de ce qui est en moi, ne comprend pas ce que je fais, l’exécution la plus mirobolante soit-elle avec le salaire le plus mirobolant soit-il, dans l’ambiance la plus merveilleuse soit-elle, tout cela m’aliène. On peut avoir une très bonne ambiance, un bon salaire et avoir des gens qui sont mal-heureux, à cause de cela.

Le travail à domicile, c’est l’agitation. Parce que le domicile est ce lieu où, précisément, on voit le travail aboutir. Le jour où l’on trouvera un père de famille capable, avec les moyens du bord, de faire presque tous les jours de la cuisine… vous me direz qui c’est. Il y en a qui font de la cuisine. Mais ils le font comme des artistes. Même si c’est tous les jours. Les femmes arrivent à faire de la cuisine amoureuse. Ce n’est pas évident d’investir le travail de l’amour, il n’y a que dans la vie domestique, que je sache, que ça se voit. Pour moi, c’est extrêmement précieux, y compris du point de vue écologique et politique de la planète. Non pas du tout que je sois en train d’expliquer qu’il faut que les femmes restent au foyer. Mais il faut que l’intelligence qu’elles ont, la compétence qui est là, il faut que les hommes l’apprennent et que, elles, ne la perdent pas.

Henri Lafont : Lors de la préparation du thème de cette année, sur le travail, j’ai ouvert un « Que sais-je », le travail de Dominique Méda. Cette étude, d’inspiration plutôt positiviste, loin du surnaturel, sans référence biblique, débute par des considérations sur le travail de l’accouchement. C’était inattendu et intéressant : la maternité, l’accouchement un travail ? Un travail vraiment spécifique de la femme et qui lui est réservé sans partage ?

Vous nous avez dit que l’émergence de l’identité masculine impliquait nécessairement un travail. Qu’en est-il de l’émergence de l’identité féminine ? Ne peut-on admettre que, à côté de toutes sortes de travaux, domestiques ou autres, elle est aussi voire essentiellement la maternité, cette participation à la fécondité qui est elle-même un des fruits du travail ? Ce raccourci est sans doute un peu abrupt, mais je vous livre ma curiosité pour ce rapport entre la maternité et le travail. Peut-on d’ailleurs intégrer cette notion dans une définition du travail ? Définition que nous avons attendue et que nous serions déçus de ne pas avoir reçue, si nous n’en avions pas appris davantage dans vos propos très riches…

Père Samuel Rouvillois : Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites. J’aurais tendance à dire que l’identité féminine se structure dans la relation à autrui. Je suis très frappé de voir qu’à un an et demi une petite fille se développe dans la relation à autrui. Bien sûr qu’elle travaille aussi, je ne m’y oppose pas, je mets des dominantes. Est-ce qu’on ne peut pas dire que le travail de l’enfantement est de l’ordre de l’accomplissement de l’identité féminine ? Alors qu’inversement, je dirai, chez l’homme, l’homme se structure par son travail mais son identité s’accomplit dans une paternité qui, elle, n’est pas un travail. La tentation de l’homme, c’est de traiter ses enfants comme il traiterait ses employés. Or, la paternité, c’est de cesser de travailler. Pour moi, la paternité commence par l’aveu d’impuissance. Le jour où le père comprend qu’il n’aura pas sur ses enfants la maîtrise qu’il a sur son travail. La vraie paternité est, paradoxalement, l’accomplissement de l’identité masculine, dans l’expérience du don à la paternité. Alors que la femme fait l’expérience du don bien avant la maternité. C’est très étonnant, cette espèce de déséquilibre. Au moment où elle travaille, il s’agit pour lui d’apprendre à donner. Je trouve que c’est une grande épreuve de la paternité cette épreuve de ne pas maîtriser. On n’est pas le chef de ses enfants.

Le Président : On a un souci de l’action, quand même et de l’éducation, comme je l’ai rappelé au début et je suis très frappé par l’exemple que vous avez donné concernant les employés de la City et leur comportement. Pour que nous puissions avoir un élément tangible d’expertise et de conseil. Si vous êtes consulté par une entreprise, un responsable, qui vous dise : « Comment faire ? Quel diagnostic ? » Et surtout comment il faudrait évaluer les comportements ou l’activité pour revenir à des choses qui soient plus conformes à ce que vous nous avez dit, il faut interdire à nos enfants de faire ces métiers ? Voyez, concrètement…

Père Samuel Rouvillois : De toutes façons, vous ne pouvez pas les empêcher puisque dès que vous allez à votre banque, vous y participez de manière directe. Nous sommes tous complices. Même les moines parce que les moines vivent des dons des gens qui ont des trucs à la banque, qui, eux-mêmes dépendant du système financier … Donc, il ne faut pas rêver.
Pour moi, on commence par identifier l’inhumanité du système. On a voulu, dans les années 1970, se construire un monde heureux, fraternel, tout ce que vous voudrez. On a échoué. On n’est pas beaucoup plus avancé que dans les années 1950. On a régressé sur la capacité des êtres humains à être les uns avec les autres.

Donc, identifier l’humanité du système dans sa globalité. Deuxièmement, identifier ce qu’il a de positif et de négatif. Ce n’a pas que des inconvénients, la finance. Donc, identifier ses effets positifs et mettre en lumière tous ses effets pervers pour ceux qui la pratiquent au niveau économique notamment et pour les braves gens des pays en voie de développement qui sont les sous-traitants des sous-traitants. J’étais avec un groupe auquel on a posé des questions sur ces sujets : ce n’était pas leur problème, c’était quasiment métaphysique… On se contente de voir juste devant chez soi donc on s’occupe des dérivés du crédit et du jeu financier sur les dérivés du crédit. J’ai découvert que l’on pouvait vendre un risque séparément de l’opération qui le concerne. C’est original. C’est comme si, en faisant du vélo, vous pouviez avoir quelqu’un qui s’occupe du risque indépendamment de la personne qui fait du vélo. Puis, vous vendez l’un, puis après l’autre.

Et puis surtout il faut sauver les humains. Je pense qu’il y a des humains en état d’inconscience parce qu’il y a en jeu de telle somme d’argent qu’ils ne savent plus où est le réel, ou qui sont dans un état grave à cause du degré d’abstraction des opérations auxquelles ils coopèrent, tout un appareil gigantesque qu’ils ne peuvent voir, ou encore parce qu’ils sont complètement instrumentalisés par le système et qu’ils n’en ont plus d’identité.

Je proposerai d’envoyer quelques psychothérapeutes bienveillants et quelques médecins observer ces gens et en conclure ce que cela donne quand on a cinquante ans. Est-ce qu’on se relève de pratiquer ce genre de choses, à tous les niveaux ? Cela ne veut pas dire que l’on peut renoncer du jour au lendemain quand vous avez construit une machine… Vous ne pouvez pas, au milieu du TGV, vous dire « cette machine est mauvaise, arrêtons tout ». Vous pouvez tirer le signal d’alarme, mais de toute façon cela mettra du temps avant de s’arrêter.

Il ne s’agit pas de diaboliser, il s’agit de voir objectivement les choses.